Biographie, articles et interviews de Joël Chapron


"Il faut, en Russie, une institution qui promeuve tous les films sans exclusive"

Interview de Monsieur Joël Chapron,

responsable à Unifrance des pays d'Europe centrale et orientale et «correspondant étranger» du Festival de Cannes par Elena Kvassova-Duffort et Jacques Simon (Kinoglaz), Paris, le 30 avril 2009.

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Votre article intitulé La Russie de crise en crise sera publié dans Le Film français pendant le festival de Cannes [article publié le 22 mai 2009 - NDLR]. Où en est la crise en Russie ? Quels sont ses effets sur le cinéma ? Voit-on le bout du tunnel ?

En Russie, tout va plus vite qu’ailleurs. La crise est arrivée plus vite qu’ailleurs et peut-être va-t-elle, sinon partir, au moins reculer un peu plus vite qu’ailleurs. D’un côté, on a affaire à un système extrêmement capitaliste ; or, ce sont les pays les plus capitalistes, les moins encadrés par l’État qui sont aujourd’hui les plus touchés par la crise. Ainsi, la Russie est plus touchée que la France et même que l’Allemagne. Néanmoins, d’un autre côté, j’ai l’impression, depuis un mois, un mois et demi, que les choses se sont globalement un peu stabilisées que, peut-être, les Russes ont déjà touché le fond et ne peuvent que remonter. Je n’ai pas l’impression que le pays s’enfonce dans la crise et au final il me semble que la Russie ne s’en sort pas si mal que cela, malgré son étendue, malgré les problèmes politiques et les conflits non réglés. Cette crise a touché toutes les branches de l’industrie, y compris de l’industrie cinématographique et cela continue de la toucher aujourd’hui. La fréquentation des salles a diminué de 20 % depuis décembre 2008, ce qui n’est pas rien. Mais par rapport à d’autres pays, notamment d’autres pays d’Europe orientale, j’ai l’impression que le pire est derrière nous et qu’aujourd’hui cela commence à aller un peu mieux. Mais cela va prendre du temps.
Pour ce qui concerne le cinéma, l’année 2009 va être l’inverse de ce que fut l’année 2008 qui fut une bonne année jusqu’en octobre et une mauvaise année ensuite. Je pense qu’il y aura une mauvaise année 2009 et, peut-être, une embellie à partir d’octobre.

En quoi l’année sera-t-elle mauvaise ?

En tout : la production, la distribution, la fréquentation, la construction de nouvelles salles de cinéma… Des constructions qui sont arrêtées depuis octobre : il n’y a pas d’argent pour finir les travaux ; des productions de films sont arrêtées : certaines ont fini le tournage, n’ont pas commencé la postproduction et ne savent pas quand elles le pourront. Si cela redémarre au dernier trimestre 2009, cela fera une année de crise. Mais ce ne sont que des pronostics qui se basent sur ce que je lis, entends dire, mais je ne peux évidemment pas me prononcer avec certitude. La crise est peut-être passée plus vite du côté des sociétés privées que du côté de l’État. Il y a trois semaines, le 7 avril, le ministre de la Culture a dit qu’il n’y aurait pas d’argent de l’État pour la production en 2009. Cela arrête le processus de production d’un certain nombre de films, cela empêche certains films de commencer. Les subventions pour 2010 sont déjà revues à la baisse…

Est-ce que selon vous cette décision du ministre est due seulement à la crise, ou n’y a-t-il pas de la part de l’État la volonté de réduire de façon importante son soutien au cinéma ?

Les mesures envisagées par l’État, depuis la nomination au ministère de la Culture de Monsieur Avdeev il y a un an, prévoyaient un plus grand encadrement du cinéma par l’État, y compris sur les plans idéologique, artistique et esthétique. Et pour tout cela l’État semblait prêt à mettre de l’argent. Donc, s’il n’y avait pas eu la crise, il n’y aurait pas eu retrait de l’État, mais une nouvelle répartition, un réagencement de l’investissement de l’État, sachant que, pour 2009, il était prévu au budget de l’État pour le cinéma une somme plus importante que pour 2008. Mais l’État voulait changer la manière dont il donnait cet argent, mettant notamment sur pied des projets coûteux dans le cadre défini officiellement comme «films d’intérêt national ayant un fort potentiel idéologique, éducatif et artistique»[1]. Des phrases comme celle-ci font peur, car, dans nos esprits, elles nous ramènent quelques décennies en arrière... La crise a stoppé ce processus. Les sociétés privées n’ont pas forcément envie de financer les films que l’État voudrait. C’est surtout du côté des producteurs privés qu’on a l’impression que le tsunami est peut-être passé. Par exemple, les deux films qui sont à Cannes cette année — et qui, le 30 avril, ne sont toujours pas finis ! — ont trouvé de l’argent ailleurs que dans les caisses de l’État, puisque aucun des deux films n’en a reçu le moindre kopeck. Pavel Lounguine a commencé son film Le Tsar il y a longtemps, mais le film de Khomeriki, Conte de l’obscurité, est entré en production à l’automne seulement, donc au pire moment de la crise. Le producteur aurait pu demander un soutien de l’État qui, de toute façon, pour ce type de films, est plafonné à 1 million de dollars et 50 % du budget. Il ne l’a pas demandé pour des raisons de délai et la demande faite récemment pour un soutien à l’achèvement du film n’a pas abouti. Donc on est en présence de deux films qui ont traversé toute la crise : un « gros » film, le film de Lounguine, dont le budget tourne autour de dix millions d’euros, et un « petit » film de 1 million d’euros.
J’ai vu cette année environ soixante films de l’ex-URSS, dont un certain nombre ont été produits et financés pendant la crise et c’est cela qui me rend plus confiant pour le cinéma russe que pour le cinéma hongrois par exemple.

Est-ce que le maintien en fonction du président de l’Union des cinéastes, Nikita Mikhalkov, ou l’élection de Renat Davletiarov à la tête de la Guilde des producteurs ne montrent pas que l’État a envie de garder la mainmise sur le cinéma russe ?

Ostensiblement, l’État semble vouloir revenir vers un cinéma plus orienté idéologiquement. Pour ce qui est des scandales survenus à l’Union des cinéastes depuis décembre, je n’y vois pas de décision politique de haut niveau : je crois qu’il s’agit plutôt de conflits internes à l’Union. Quant à l’élection de Renat Davletiarov, je ne crois pas non plus qu’il s’agisse de mainmise de l’État. Il ne faut pas oublier qu’il y avait à la Guilde des producteurs une situation qui pour nous, Français, semblait aberrante : le prédécesseur de Davletiarov, Alexandre Goloutva, était un fonctionnaire de l’État, l’équivalent d’un « ministre du Cinéma », qui était donc président d’une association de droit privé. Ce serait impensable en France. Je trouve plutôt sain que quelqu’un comme Renat Davletiarov, qui est au cœur même de l’industrie cinématographique, soit à la tête de cette association. Il a eu d’énormes succès avec ses films en Russie, financés sur fonds privés. Je pense que c’est une décision qui vient des producteurs eux-mêmes qui préfèrent quelqu’un qui soit plus proche de leurs préoccupations. Donc, dans les deux cas, à mon avis, il s’agit plus de problèmes internes à la Guilde des producteurs et l’Union des cinéastes que de décisions qui viennent d’en haut.
Par ailleurs, et depuis déjà plus d’un an, on dit que Sovexportfilm va être transformé en quelque chose d’analogue à Unifrance. Donc il y a, d’un côté, une certaine lucidité pour affirmer que l’État, via Sovexportfilm, doit défendre le cinéma russe à l’international comme Unifrance le fait pour le cinéma français. Mais là où il ne faut pas se fourvoyer, c’est que Unifrance défend tous les films français sans aucune exception. On défend — moi qui y travaille, je suis bien placé pour le dire —la variété, la diversité. S’ils veulent que Sovexportfilm se transforme en un Unifrance russe, s’ils veulent avoir une activité aussi large que celle d’Unifrance, cela veut dire qu’ils s’engagent à ne pas avoir d’avis sur les films. C’est notre cas : nous défendons aussi bien Taxi 4 que les films de Catherine Breillat et nous faisons le même travail sur tous les films. Quand nous organisons notre stand aux festivals de Berlin, Cannes ou Toronto, on regarde la sélection des films français qui a été faite (évidemment, pas par Unifrance !) et si deux films français sont en compétition, ce sont ces deux films-là qui seront sur l’affiche à l’entrée du stand, quels que soient les films. Par exemple pour Cannes ou Berlin, on fait des brochures avec toutes les productions françaises qui sont au festival et celles qui sont au marché du film, de manière à avoir un catalogue global de tout ce qui est français. Et bien évidemment tout le monde est avec nous, notamment les producteurs eux-mêmes qui sont intéressés au premier chef et nous donnent tous les renseignements concernant leurs films. Cela ne peut fonctionner que si vous réussissez à convaincre que vous n’êtes pas sectaire.
C’est le vrai défi à relever aujourd’hui pour Sovexportfilm : montrer qu’ils sont en train de changer psychologiquement et qu’ils ne vont pas défendre certains films au détriment d’autres. Si en Russie l’idéologie et la mainmise de l’État se font sentir, on va avoir un faux Unifrance à deux vitesses avec les films qui vont être soutenus et promus par l’État (Sovexportfilm) et les autres dont Sovexportfilm ne va pas parler. C’est ce qu’il ne faut surtout pas faire. Si l’État russe veut promouvoir le cinéma russe, c’est TOUT le cinéma russe qu’il doit mettre en avant en se dotant d’une institution qui promeuve tous les films sans exclusive. L’État n’a pas à faire de choix : le choix est fait par les directeurs de festivals internationaux, les distributeurs étrangers, les acheteurs, les chaînes de télévision, les éditeurs vidéo, les spectateurs, le marché… Ce n’est pas à l’État de dire si tel ou tel film est bien ou non. Si Sovexportfilm ne promeut que certains films, un autre organisme se créera pour défendre d’autres films. Cela ne peut pas fonctionner. Que l’État ait envie d’avoir une certaine mainmise sur le cinéma n’est pas forcément complètement négatif, mais on sait de quelle mainmise il s’est agi pendant soixante-dix ans… On n’a pas envie de revoir la même et, surtout, ce serait dommageable pour l’ensemble du cinéma et l’image que l’État renverrait ce faisant. Mais que celui-ci ait envie d’organiser tout cela mieux me paraît louable.

Le budget d’Unifrance est de l’ordre de 7-8 millions d’euros ?

Oui, en effet 8 – 9 millions.

S’il y a un budget analogue à celui d’Unifrance, comment pourrait être organisé le financement ?

Je n’ai pas de réponse à cette question, mais je suis certain que des pistes, notamment privées, sont à creuser. Dans un premier temps, une telle institution n’aurait pas nécessairement besoin d’un budget aussi important que le nôtre. La France produit environ 200 films par an, dont 130 productions majoritairement françaises. Notre activité est aussi liée à l’histoire du cinéma français dans le monde et, aujourd’hui, quantitativement, le cinéma français occupe une belle place. Il s’agit d’une construction progressive. Pour commencer, il faut déjà réussir à fédérer tout le monde autour d’une idée. Cela ne coûte pas d’argent, mais va prendre du temps. C’est ensuite qu’il faudra trouver un budget. Prenons un exemple : Unifrance invite chaque année en janvier à Paris 350 distributeurs du monde entier. Admettons même que Sovexportfilm ait l’argent pour inviter 350 distributeurs étrangers, cela ne servirait à rien : il n’y a pas aujourd’hui 350 distributeurs étrangers potentiellement intéressés par le cinéma russe. Ce n’est pas la peine de les faire venir à Moscou tous frais payés pour sortir le soir. Il y aura peut-être 350 personnes ravies d’avoir répondu à l’appel, mais que cela débouche sur du commercial, je n’y crois pas une seconde ! On commence petit, on commence par identifier dans le monde toutes les personnes potentiellement intéressées (distributeurs, exportateurs, journalistes, directeurs de festivals internationaux, acheteurs de chaînes de télévision…) et on travaille en priorité sur ces gens-là. Unifrance a soixante ans cette année : construire et pérenniser un tel organisme prend du temps.

Je vous sens finalement plus optimiste que beaucoup, notamment en Occident, quant au rôle de l’État par rapport au cinéma, surtout après l’annonce en octobre dernier de la création du « Conseil gouvernemental sur le cinéma » présidé par Vladimir Poutine…

Ce n’est pas que je suis optimiste par rapport à tout cela, mais je ne pense plus aujourd’hui (bien sûr, il n’y a pas de certitude) que l’État puisse régenter à nouveau tout le cinéma. C’est trop tard. Moi aussi, j’ai été effaré quand j’ai vu cela. La ligne qui était prise depuis mars dernier jusqu’au mois de décembre ne me paraissait pas être la bonne. Mais on s’aperçoit que, si la crise a arrêté ce processus de l’État, elle n’a pas arrêté la production cinématographique ! Mon optimisme est plus lié au fait que, même si l’État se désengage au moins partiellement, le cinéma continue d’exister comme le montrent beaucoup de films que j’ai vus cette année. Si, au lendemain de la crise, l’État veut reprendre cette ligne idéologique, il pourrait alors y avoir deux cinémas : celui que l’État va vouloir produire et le cinéma produit par le privé. Si on va dans cette direction-là — ce qui n’est pas prouvé —, on verra d’un côté de grosses productions soutenues par l’État et « à but idéologique, pédagogique… » qui seront vues ou pas par les spectateurs, et en parallèle des productions commerciales privées. Dès lors, que vont devenir ceux qui ont vraiment besoin de l’État ? Des gens comme Mouratova ou Abdrachitov d’un côté, ou encore des jeunes comme Khomeriki et Guermanika ? Les laissés-pour-compte risquent d’être les premiers films, les films d’auteur, les films qui font le tour des festivals — en un mot les films que nous aimons et qui, à aujourd’hui, font l’image du cinéma russe dans le monde…
Néanmoins, ce qui me rend optimiste c’est que même des films comme le dernier film de Khomeriki qui est un film d’auteur pur, plutôt noir et pas spécifiquement commercial, ont été financés par des fonds privés uniquement. Et il y a beaucoup d’autres exemples de films d’auteur qui n’ont pas bénéficié, ou ont très peu bénéficié, de l’aide de l’État. C’est le cas par exemple de Buben, baraban d’Alexeï Mizguiriov. Actuellement, il y a une sorte de niche dans laquelle on peut faire des films d’auteur quasiment sans soutien de l’État. Je ne dis pas que c’est bien, ni que cela va continuer, mais c’est aussi un signe pour montrer à l’État qu’on peut se passer de lui — ce qui à mon avis serait une erreur, car, comme le montre l’exemple de la France, l’État peut jouer un grand rôle pour aider la production de ce type de cinéma. Mais cette année j’ai vu de grosses productions privées commerciales financées sans l’État et des films d’auteur financés sans l’État. C’est peut-être cela qui me rend optimiste !

À propos de la censure politique de l’État, prenons un exemple récent : le film Russie 88 dénonce l’existence de bandes fascistes en Russie. Le film a été présenté au festival de Khanty Mansiïsk en février dernier et a obtenu le prix de la Guilde des historiens et critiques de cinéma. Or le président de la Guilde n’a pas eu le droit d’annoncer ce prix à la cérémonie de clôture sur ordre, semble-t-il, de la direction de la ville.

Comme souvent dans un pays comme la Russie on n’arrive pas à savoir s’il s’agit de censure ou d’autocensure. Est-ce la direction de la ville qui a pris peur par rapport au Kremlin, au ministère de la Culture, sans même que personne en haut lieu ne leur ait rien dit ? Ont-ils eu peur que le prix de la Guilde soit assimilé à un prix de la ville ? Ou est-ce que cela vient de plus haut ? J’aurais tendance à penser qu’il s’agit plutôt d’autocensure. D’autant plus que dans la phase finale de la production sont entrés Anna Mikhalkova et Alexandre Rodnianski. Il semblerait que c’est la présence du portrait de Poutine qui pose problème.
De toute façon ce qui s’est passé autour de ce film est inquiétant, comme est inquiétant ce qui s’est passé autour du film L’Affaire Farewell de Christian Carion (voir interview de Joël Chapron d’avril 2008) : désengagement de Nikita Mikhalkov et de Sergueï Makovetski, délocalisation du tournage du film en Ukraine et non en Russie comme initialement prévu (et comme le veut le scénario)... Il y a des signes inquiétants de manière générale et récurrente.

On constate qu’en France, pendant la crise, la fréquentation des salles de cinéma monte alors qu’en Russie elle baisse. Comment expliquez-vous cela ?

Le cinéma est la forme de loisirs la moins chère partout dans le monde, y compris de manière familiale. Néanmoins, rapporté aux budgets personnels des gens, le cinéma coûte plus cher en Russie qu’en France. Malgré cela, il y a eu en Russie l’année dernière 123 millions de spectateurs. Pour l’instant, il y a une baisse de fréquentation de 20 %. La segmentation du public qui va au cinéma n’est pas la même en Russie et en France. En Russie aujourd’hui, 70 % des spectateurs ont moins de 24 ans. Les 30% qui restent sont plutôt issus de la classe moyenne des gens adultes. Je pense, mais c’est sans doute trop tôt pour en être sûr, que ce sont ces gens-là qui sont le plus touchés. Je pense que les jeunes qui allaient beaucoup au cinéma font partie d’une classe qui a assez d’argent pour continuer d’aller au cinéma, car le prix du billet n’a pas augmenté. En revanche, le cinéma est en recul dans le nouveau segment de population qu’il était en train de reconquérir : celui des gens plus âgés qui avaient totalement délaissé le cinéma, parce que les salles étaient en très mauvais état et parce que c’était dangereux. Mais peut-être que je me trompe. Une enquête toute récente du Centre d’études de l’opinion publique vient de publier des résultats qui nuancent ce chiffre, bien réel, de 123 millions de spectateurs : selon cette enquête, 64 % des Russes ne vont JAMAIS au cinéma ! Sur les 36 % qui y vont, 6 % y vont plusieurs fois par mois, 15 % plusieurs fois par an et 7 % une fois par an, les autres une fois tous les deux-trois ans. 13 % de la population déclare n’avoir jamais mis les pieds dans une salle de cinéma ! Quand on pense que, du temps de l’URSS, les Soviétiques étaient parmi les peuples les plus « cinéphages » de la Terre… Je ne crois donc pas, mais rien ne le prouve, que ce soit parmi les plus assidus que la fréquentation des salles baisse, mais plutôt parmi ceux qui étaient en train de revenir au cinéma et qui se sont arrêtés parce qu’ils ont d’autres priorités. On manque encore de recul pour apprécier la situation avec plus de certitude. Par ailleurs, il n’y a pas que la Russie qui est en recul pour ce qui concerne la fréquentation : c’est le cas par exemple en Hongrie. Cette baisse est liée à la situation économique du pays qui est moins bonne en Russie qu’en France.

Toujours à propos du rôle de l’État, pourriez-vous nous dire en quoi consiste le système, aujourd’hui contesté, des appels d’offres ?

En fait, ce système absurde a été supprimé le 1er janvier dernier. Théoriquement, quelle que soit la branche de production industrielle, dès lors que des fonds publics sont alloués, un appel d'offres doit être organisé. Cette règle s'applique partout, comme elle s'appliquait auparavant dans la production cinématographique. Cela voulait dire que, si deux projets avaient des scénarios analogues, l'Etat devait choisir celui dont les dépenses étaient les moins hautes. Le côté artistique ne jouait pas du tout. les professionnels trouvaient ce système inadéquat, de même que le Département du cinéma. Heureusement, on arrivait la plupart du temps à trouver des subterfuges. Désormais, ces appels d'offres ont disparu.

Pensez-vous que l’avis des producteurs a maintenant assez de poids pour infléchir la réglementation sur le cinéma ?

L’idéal serait que le monde du cinéma russe se fédère et l’exemple de ce qui s’est passé à l’Union des cinéastes montre que ce n’est pas encore le cas. Ainsi, en France, malgré les divergences d’opinions, différences de syndicats, il y a un accord général de la profession sur un certain nombre de points, ce qui permet de faire avancer la législation sur le cinéma.
On retombe sur la question Sovexportfilm/Unifrance. Il y a un moment où il faut se fédérer pour travailler tous ensemble dans la même direction. Notre chance, à Unifrance, c’est que, quelles que soient les animosités ou inimitiés qu’il puisse y avoir entre les artistes eux-mêmes, ou entre les artistes et les producteurs, ou entre les producteurs et les exportateurs, etc., il y a un ensemble qui s’appelle Unifrance et tout le monde est membre de cet ensemble. Il y a un moment où les gens se disent qu’ils vont défendre ensemble une idée du cinéma, le cinéma, notre pays à l’étranger. Et tout le monde est fédéré autour d’Unifrance, même des gens qui se détestent, parce que l’idée est plus importante que la personne. Et cela, je ne l’ai vu nulle part dans le cinéma russe.
Malheureusement, en Russie, il n’y a pas aujourd’hui de véritable organisme fédérateur qui puisse jouer un rôle de lobbying auprès de l’État pour défendre l’intérêt global du cinéma.

Dans le programme du nouveau président de la Guilde des producteurs russes, on peut lire que ses objectifs sont : élaboration de mécanismes de lutte contre le piratage et le soutien des cinémas. Nous avons récemment entendu parler du projet de Sergueï Selyanov pour construire des cinémas bon marché dans les petites villes de province. Je suppose qu’en ce moment ce projet est gelé ?

Pour l’instant, c’est arrêté. Il y a effectivement plusieurs projets qui visent à équiper les petites villes et les villes moyennes de salles modulables dont le matériel technique coûterait environ soixante mille euros. Je ne sais pas où en sont ces projets aujourd’hui, mais, s’ils sont gelés, ils reprendront une fois la crise passée. Ils reprendront parce qu’il y a une vraie niche commerciale. C’est clair que la Russie, vu son étendue, a un problème d’accès aux salles que nous, en France, n’avons pas. Non seulement on a un énorme parc de salles (5 300 écrans !), mais, en plus, le pays est petit ! Donc vous n’êtes nulle part en France à plus de quarante ou cinquante kilomètres d’un cinéma. En Russie, ce n’est évidemment pas le cas, sachant qu’il y a beaucoup de salles de cinéma qui ont fermé dans les petites villes. De plus, il ne faut pas oublier tout le réseau de salles non commerciales, même s’il y avait des billets en vente, qui ont disparu avec l’Union soviétique : les salles de cinéma des kolkhozes, sovkhozes, universités, usines, etc. C’était énorme : on estime qu’il y avait en Union soviétique environ 100 000 installations cinématographiques, alors qu’il n’y avait que 2 700 salles de cinéma, au sens où on l’entend en France : accessibles à tout un chacun. De fait, les gens ne voyaient pas si souvent les films au cinéma : ils les voyaient à l’université, au kolkhoze, sovkhoze, à l’usine, dans leurs salles de cinéma qui parfois étaient immenses, six cents, huit cents places ! Aujourd’hui, ces salles ont disparu. Il ne reste plus que des salles de cinéma classiques et le nombre de salles dans les petites villes est soit inexistant, soit ridiculement bas. Or plus de la moitié de la population n’a accès qu’à 10 % des salles de cinéma aujourd’hui existantes. Cela veut dire qu’il y a un marché exceptionnel à conquérir. En France, on estime que l’on a atteint notre maximum : même si le nombre de salles varie un peu chaque année (des salles ouvrent, d’autres ferment), on est depuis quelques années sur un nombre d’écrans oscillant entre 5 000 et 5 400. Alors qu’on estime qu’en Russie on pourrait avoir 10 000 écrans, et qu’ils n’en ont que 2 000 pour l’instant. Cela veut dire que le marché potentiellement est énorme. Ces fameuses petites salles de cent places, modulables, construites rapidement, sans fondations, ce sont des projets dont on entend parler depuis sept ou huit ans en Russie. Ça va finir par se faire malgré la crise qui ralentit le processus. C’est une niche commerciale et il y a des investisseurs qui s’y intéressent. La rentabilité est relativement rapide.

L’intérêt est peut-être aussi de créer un cycle complet : production, distribution, exploitation dans les mêmes mains ?

Certains producteurs russes ont sans doute ça en tête, mais l’essentiel des recettes provient quand même des films américains… De plus, le développement du numérique est capital. Voyez les chiffres : il y avait 3 salles équipées en numérique fin 2006… et 91 fin 2008 ! La Russie, à la différence de la France ou de l’Espagne, encore une fois, est un immense pays. Donc envoyer un film sur un DVD professionnel, crypté, non piratable, etc., ne coûte presque rien. Envoyer une copie de vingt-cinq kilos coûte très cher. Donc le développement du numérique, même pour des raisons technico-financières, est capital en Russie. Si on veut développer le cinéma dans les petites villes, il y faut le numérique. Prenez l’exemple de Khanty-Manssiïsk : vous ne pouvez pas y aller autrement qu’en avion, sinon cela vous prend une semaine (et encore : si vous y allez l’été, c’est plus long que l’hiver, parce que l’hiver ils créent des routes sur la glace. L’été, la glace fond, donc il faut que les routes contournent les lacs et les rivières…). La première gare est à, je crois, mille cinq cents kilomètres au sud, il n’y a pas de chemin de fer du tout dans cette région-là. Vous imaginez l’économie faite en envoyant un DVD plutôt qu’une ou plusieurs copies de vingt-cinq kilos par avion...

La sortie simultanée sur support électronique aide-t-elle dans la lutte contre le piratage ? J’ai l’impression que le piratage se renforce un peu en Russie…

On estime qu’il y a 4 000 points de vente de DVD pirates à Moscou aujourd’hui. Ce qui est en croissance, c’est le nombre de DVD légaux. Cela ne veut pas dire que le piratage soit en recul, cela veut dire que le légal est en croissance. C’est dû, en premier lieu, à la qualité des DVD. Les distributeurs légaux ont tout intérêt à fabriquer des DVD d’excellente qualité, mettre des bonus, des making-of, toutes ces choses que vous ne trouverez jamais sur un DVD pirate. J’ai longtemps dit que les gens ne retourneraient au cinéma en Russie que le jour où les conditions de visionnage d’un film seraient meilleures que chez eux. Aujourd’hui, c’est le cas. Vous avez le Dolby Digital, des sièges confortables, un écran tout neuf, des bars, des cafés autour… La différence entre DVD pirate et DVD légal est aussi là : si, pour une petite différence de prix, vous avez une très bonne qualité de DVD, des bonus, etc., vous irez vers la qualité. Le DVD légal est en croissance. Le DVD pirate va bien aussi (!) et je ne sais pas s’il est en croissance. En revanche, ce qui est en croissance, c’est le téléchargement illégal qui, lui, est en train d’exploser. Et il y a un moment où le téléchargement illégal va devenir de meilleure qualité que le DVD illégal. Pour peu que vous ayez une connexion haut débit sur Internet avec un téléviseur de bonne qualité, vous avez un téléchargement illégal de meilleure qualité. D’autres problèmes viennent bien sûr se greffer : cela dépend où vous téléchargez, en quelle langue, quelles langues vous parlez, etc., mais globalement vous pouvez avoir accès à la cinématographie mondiale par le téléchargement illégal. Et c’est en progression mathématique avec la progression du haut-débit en Russie. Pour l’instant, il est inférieur à ce qu’il est en France, mais atteint quand même déjà 21 % des foyers (contre 58 % en France).

Les gens qui téléchargent le cinéma sur Internet sont a priori de gros consommateurs de films. Dans ce cas, la différence de prix entre un DVD légal (environ 400-500 roubles pour un seul film) et le DVD piraté (100-120 roubles pour plusieurs films sur un seul disque) devient importante. La baisse du prix des DVD légaux serait peut-être un moyen de limiter les ventes de disques piratés ?

La différence de coût est énorme essentiellement à Moscou et Saint-Pétersbourg. Le marché du piratage est très bien organisé. Quand un DVD sort à Moscou, les distributeurs légaux s’entendent avec les pirates à un très haut niveau et une répartition des territoires de vente de chacun est définie. Le distributeur légal distribue sur Moscou et Saint-Pétersbourg, le distributeur pirate distribue sur la province — je schématise, mais je ne suis pas loin de la vérité. Les prix ne sont pas les mêmes, la qualité n’est pas la même et il y a sorte de pacte de non-agression conclu entre le distributeur légal et le distributeur illégal de DVD. Donc, la différence de coût, vous la voyez essentiellement à Moscou. Si vous allez dans une petite ville et vous regardez ce que vaut le DVD légal par rapport au DVD illégal, la différence est moindre.

Mais comment alors les producteurs veulent-ils battre les pirates si c’est tellement bien organisé ?

Cela va prendre du temps, mais la croissance du haut-débit va sans doute freiner considérablement — et, à terme, stopper — le piratage sur DVD et donc modifier encore une fois les relations producteur/spectateur. De plus, le piratage par téléchargement illégal n’est pas seulement un problème légal et commercial, c’est aussi un problème psychologique en Russie. L’autre jour, je donnais un cours à l’université d’Avignon avec des étudiants qui étaient très intéressés par ce problème de téléchargement illégal. En France, on manque d’éducation civique sur ce point. Autrefois, la dématérialisation des produits n’existait pas. Si je pars avec votre Dictaphone, vous trouverez que c’est du vol ; si je prends une chanson de Patricia Kaas et la mets sur mon iPod, certains ne trouveront pas que c’est du vol. D’aucuns disent qu’il n’y a pas vol puisque la chanson existe encore au même endroit, même une fois que je l’ai recopiée. Je ne suis pas d’accord avec cette approche : on peut démultiplier sur papier la même photo et, si je prends un tirage, il y a vol, même si le tirage précédent ou suivant est exactement identique. On ne peut pas dire qu’il y a vol quand c’est matérialisé et pas de vol quand ce n’est pas matérialisé. On volerait donc une partition, mais pas une chanson ? Si donc, dans un pays comme la France, on débat déjà sur la musique et les images auxquelles on a un accès libre, imaginez combien il est difficile d’avoir un tel débat en ex-Union soviétique où, pendant soixante-dix ans, la propriété n’était même pas individuelle !

À quel point le piratage en Russie concerne-t-il les films français ? Est-ce que vous suivez cela ?

Oui, tout à fait. Il est compliqué d’avoir des chiffres à ce sujet, mais cela concerne aussi les films français. Cela concerne plus Taxi 4 ou les films de Catherine Breillat que ceux de Bruno Dumont, mais il y a un moment où même Bruno Dumont est piraté. Tout le monde est piraté.

Et les films apparaissent en « accès libre » dès la sortie en France ou lors de la sortie en Russie ?

Cela dépend du film. Globalement, pour un film d’auteur, c’est plutôt à partir de la sortie russe parce que le distributeur illégal n’a pas envie de s’occuper des problèmes techniques de sous-titrage, de doublage, de traduction. Il a tout intérêt à pirater un produit « russifié » existant. Pour un film comme Taxi 4, en revanche, les pirates ont intérêt à le pirater avant qu’il ne sorte en Russie, parce que c’est un film essentiellement commercial et donc il n’ont pas intérêt à attendre que ce soit déjà en russe, de bonne qualité. Autant essayer de le pirater le plus vite possible pour être au plus près de la sortie internationale.

Est-ce que l’on essaie une sortie simultanée justement pour combattre les pirates ?

En France, Luc Besson l’essaie sur ses grosses productions et Thomas Langmann l’a tenté pour Astérix aux Jeux olympiques, mais c’est compliqué. Vous ne pouvez pas avoir de sortie simultanée dans le monde si vous n’avez pas un distributeur unique dans le monde. Les Américains y arrivent parce que la Fox ou Warner ont un planning de sorties pour le monde entier et les très gros films sortent la même semaine ou sur deux semaines. Mais quand vous vendez votre film à dix ou vingt distributeurs différents, vous n’avez aucune prise sur eux : ils ont acheté le film, ce sont eux qui décident. S’il y en a un qui estime qu’il ne peut pas sortir le film le 4 mars, parce que, le 4 mars, il y a déjà un grand film anglais, espagnol ou américain programmé et qu’il estime que ce film peut nuire à la carrière de celui qu’il a acheté, alors il décidera de sortir ce dernier le 18 septembre, par exemple, et vous ne pouvez rien faire. Le planning de la Fox, comme celui de tous les grands studios, est décidé à Hollywood ; ils savent très bien que les distributeurs/représentants de la Fox en Russie, en Argentine, en Australie obéissent à ce que dicte la maison-mère à Hollywood. Sortir simultanément avec des distributeurs différents n’est pas possible. Vous pouvez les sensibiliser, mais ce n’est pas possible de les obliger.

Cette année, encore une fois, il n’y a pas de films russes en compétition à Cannes. Serait-il aberrant de dire que les productions russes n’arrivent pas à être sélectionnées à Cannes parce qu’elles ne sont pas représentées par les grands distributeurs mondialement connus ?

Oui et non. D’abord, il ne faut pas confondre « sélection » et « compétition » : il y a bien deux films russes sélectionnés à Cannes. Donc, d’un côté, c’est effectivement aberrant de dire cela, car, quand la Fox a demandé à Cannes s’il l’on pouvait faire une soirée autour de Day Watch, Cannes a dit non, donc ça ne sert à rien d’avoir la Fox. D’un autre côté, ce n’est pas aberrant, car, à partir du moment où vous avez un relais en France, ce relais-là par définition a plus de contacts avec le festival de Cannes qu’un producteur russe. C’est à cela que je tente de servir à mon niveau : essayer de placer des films. Certes, lorsqu’il y a un distributeur ou un exportateur français ou international (qu’il soit britannique ou néerlandais, comme la société Fortissimo qui exporte aussi des films russes), c’est un plus. Les grands festivals internationaux, comme Cannes, Berlin et Venise, connaissent bien ces sociétés-là, les films qu’ils ont en production ou en vente. Donc, si l’on estime que Rezo Films, Wild Bunch, Fortissimo, Bavaria sont des bonnes sociétés qui ont un vrai goût cinématographique, on aura tendance à vouloir savoir ce qu’ils ont dans leur besace. Mais c’est loin d’être toujours le cas : quand vous voyez le line-up des sociétés françaises, vous voyez qu’il y a plein de films français qui voulaient être à Cannes et qui n’y sont pas malgré les noms du producteur, de l’exportateur ou du distributeur. Le film n’a pas plu, c’est la loi du festival. Donc, c’est bien d’avoir un relais, c’est mieux, mais cela ne donne aucune garantie que le film soit pris. Un nouveau russe de Pavel Lounguine était une coproduction française, vendue par une société française, or le film n’a pas été pris à Cannes. Il fait cette année un film (Le Tsar) sans coproducteur français ni occidental, sans vendeur français ni occidental (Rezo Films n’en a acquis les droits qu’après la sélection) et il est sélectionné. Enfin, Conte de l’obscurité de Nikolaï Khomeriki n’a lui non plus ni coproducteur ni vendeur français ou occidental…

Je ne voudrais pas que ma question soit comprise comme si je voulais dire que, si une grosse société fait pression sur le Festival ou sur vous personnellement, le film a plus de chances d’être pris. Mais s’il est distribué par une grosse société, alors il est intéressant pour Cannes de montrer les films qui ensuite vont être montrés dans le monde entier…

Oui, mais ce n’est pas ça, le facteur déclencheur. La société française Wild Bunch a acquis les droits de vente internationale du nouveau film que Nikita Mikhalkov est en train de finir (la suite de Soleil trompeur), mais, si le film de Mikhalkov est sélectionné dans un grand festival l’an prochain, la présence de Wild Bunch au générique sera minime par rapport à l’importance du fait que ce film est attendu. Nombreux sont les coproductions franco-russes et les films russes vendus par des Français qui n’ont pas été pris à Cannes — bien plus nombreux que ceux qui l’ont été ! —, mais le grand public ne le sait pas : on se vante rarement d’avoir été refusé par un festival... Donc, il n’y a pas de relation de cause à effet, ni dans l’un ni dans l’autre sens.
L’année dernière on avait trois premiers films dont aucun n’était attendu. Le film Tulpan de Sergueï Dvortsevoï était un peu plus attendu que les deux autres, parce que le réalisateur avait une carrière de documentariste, mais le festival de Cannes n’est pas un festival de films documentaires et je ne pense pas que tous les membres du comité de sélection aient vu toute l’œuvre documentaire de Dvortsevoï. Tulpan a été pris sur les seules qualités artistiques du film.
Vous avez la confirmation de cela en voyant les prix : si l’on faisait juste pression sur moi ou sur Thierry Frémaux, il y a un moment où le film disparaîtrait dans le festival. Dès lors qu’un film reçoit un prix, cela démontre encore mieux que nombreux sont les professionnels à partager l’opinion du sélectionneur sur les qualités artistiques du film : Tulpan repart de Cannes avec le prix du Certain regard et Ils mourront tous sauf moi de Valeria Gaï Guermanika avec la mention Caméra d’Or. Ils mourront tous sauf moi est un film sans producteur français, sans exportateur français (Rezo Films l’a acquis tardivement).

Nous n’avons pas encore vu ni Le Tsar de Pavel Lounguine, ni Conte de l’obscurité de Nikolaï Khomeriki. C’est normal : ils ne sont pas encore terminés. Qu’est-ce qui vous a paru intéressant dans ces films ?

Le film de Pavel Lounguine a au moins deux qualités essentielles, plus une. Les deux qualités essentielles sont l’interprétation exceptionnelle des deux acteurs, surtout celle de Piotr Mamonov, et l’image qui est formidable. Grâce à Laurent Daniélou, Pavel a rencontré Tom Stern, connu par sa collaboration avec Clint Eastwood sur ses huit derniers films. Je vous invite donc à voir le film sur grand écran. Pourquoi deux qualités plus une ? Parce que le rapport entre Ivan le Terrible et le métropolite Filipp peut être vu comme une parabole sur le pouvoir en Russie. C’est très bien écrit et suffisamment fin pour que l’on puisse avoir toutes les interprétations possibles. Le film de Pavel n’est pas un film sur Ivan Terrible, c’est un film sur une toute petite partie de l’histoire qui est un an à peine de la vie d’Ivan Terrible au moment où il fait venir le métropolite Filipp parce qu’il a besoin du pouvoir religieux pour renforcer son pouvoir politique. C’est la relation entre les deux qui est au cœur du film.
Le film de Khomeriki est un film d’auteur, je dirais presque plus noir en image, qui risque d’avoir des problèmes de censure à cause du lexique utilisé, du « mat ». C’est l’histoire d’une femme-policier, mal dans sa peau, solitaire, qui décide de briser cette solitude. Le film est assez fin et artistiquement intéressant.

Cela fait dix ans que nous attendons le film d’Alexeï Guerman Il est difficile d’être Dieu

J’ai eu la chance de voir ce film au début du mois de juin de l’année dernière en montage-image terminé. Alexeï et sa femme Svetlana allaient attaquer la postsynchronisation de l’ensemble des personnages par de vrais acteurs, car les personnages qu’on voit à l’écran sont interprétés par des non-professionnels incapables de réciter un texte. Il leur fallait donc trouver les acteurs, sélectionner les voix adéquates, finir d’écrire le texte qu’on entendra dans le film, enregistrer les acteurs, faire le mixage, ajouter la musique… Je souhaite de tout mon cœur que le film soit prêt pour Cannes 2010.

Le film vous a plu ?

Ce n’est pas qu’il m’ait plu : je n’ai rien vu d’analogue dans l’histoire du cinéma depuis que je suis né ! J’ai vu un produit qui ne ressemble à rien de ce que je connais ! C’est totalement hors norme, bien au-delà de ce que le cinéma a pu apporter jusqu’à aujourd’hui ! Vous avez l’impression d’entrer dans un tableau de Bosch ou de Bruegel avec une mini-caméra ; vous circulez à l’intérieur de ce tableau au beau milieu de gens hallucinés, des fous, des loqueteux, des monstres... On est au-delà de ce que l’on a pu connaître – et bien au-delà de ce qu’il avait déjà fait dans Khroustaliov, ma voiture ! : c’est son grand œuvre. Il n’y a plus que lui qui peut faire ça aujourd’hui.

[1] Interview de Sergueï Zernov, directeur du Département de la cinématographie du ministère de la Culture, in Kinobusiness n° 22 (168) du 10 au 23 novembre 2008, p. 12.


Annexe

Liste de films 2008 – 2009 sur lesquels M. Joël Chapron a voulu attirer notre attention, en plus des 2 films sélectionnés au Festival de Cannes :