Biographie, articles et interviews de Joël Chapron


ENTRETIEN DU 16 JUIN 2018 (actualisé le 20 août 2018)

Joël CHAPRON. Responsable des pays d’Europe centrale et orientale à Unifrance, correspondant du festival de Cannes pour les pays de l’ex-URSS
Françoise NAVAILH. Présidente de kinoglaz.fr
Elena DUFFORT. Coordinatrice du Festival du cinéma russe à Honfleur

« L’augmentation de la part de marché du cinéma russe en Russiese fait au prix d’une distorsion du marché »

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Elena Duffort : La première question traditionnelle pour kinoglaz.fr, c’est la sortie des films russes en France. Et justement, je voulais m’arrêter sur Arythmie. Je sais qu’il est sorti cet été.

Joël Chapron
 : Le 1er août.

Elena Duffort : Le film a été montré notamment l’année dernière (novembre 2017) au Festival de Honfleur et il a eu un succès énorme auprès du jury français, il a même eu le prix du meilleur film. Donc, pourquoi ce délai et cette date curieuse ?

Joël Chapron
 : Vastes thèmes. Soulignons déjà que le film sort. C’est une petite société, appelée « Les Valseurs », qui l’a acquis. Ce n’est pas ce qu’on appelle « une grosse sortie » (13 copies-France, dont 3 sur Paris-Périphérie ; en comparaison, Faute d’amour d’Andreï Zviaguintsev est sorti sur 104 copies-France, dont 25 sur Paris-Périphérie). Il y a eu 2 avant-premières, les 20 et 26 juillet, à Paris, présentées par Françoise Navailh et moi-même, sans l’équipe du film. Compte tenu du relatif succès du film, 5 cinémas parisiens le programmaient en 3e semaine, mais 1 seul en plein programme – les autres ne faisant que 1 à 3 séances par jour.

Elena Duffort : Autant que je sache, la société de distribution a choisi les sous-titres qui avaient été faits à partir de l’anglais pour le Festival d’Arras (1), en novembre dernier. Or je crois qu’il existe d’excellents sous-titres qu’a faits à partir du russe Christel Vergeade pour le Festival de Honfleur. .

Joël Chapron
 : Effectivement, les sous-titres des copies d’exploitation ont été faits à partir de la liste des dialogues en anglais. D’où une double adaptation : d’abord russe-anglais, puis anglais-français, avec les éventuels écarts de traduction et, surtout, le problème du tutoiement et du vouvoiement : ceux-ci s’emploient en russe comme en français, mais l’anglais « you » efface cette différence, chaque traducteur devant « sentir » quand il emploie « tu » et quand il emploie « vous ». Je suis particulièrement sensible à cette question du sous-titrage, car j’ai adapté près de 100 films russes et suis très au fait des subtilités qu’induit ce genre de traduction : il faut choisir des mots assez courts, ne pas hésiter à couper lorsque tout ne rentre pas (on n’a droit qu’à 40 caractères par ligne, avec 2 lignes maximum - si une réplique laisse le temps au lecteur de lire 80 caractères ; or parfois le temps est réduit à 15 ou 20 caractères, il faut savoir s’adapter…), conserver les niveaux de langue des personnages au vu de leur catégorie socio-professionnelle, de leur âge et de la situation, ne pas « sortir » le spectateur du film en voulant coller au plus près de la langue russe (il vaut mieux traduire « kvas » par « bière » quand le breuvage bu n’a guère d’importance, sinon le spectateur moyen pensera que le personnage boit quelque chose d’extraordinaire), etc. Ce type de traduction est très éloigné du travail des traducteurs littéraires qui ne sont pas contraints par le nombre de caractères et ont même le droit de s’octroyer des notes de bas de page pour éclairer le lecteur ! Nous, adaptateurs, n’avons ni la liberté de la place, ni la possibilité d’expliquer quoi que ce soit. Par ailleurs, il n’est pas rare de devoir batailler avec un metteur en scène pour tenter de lui faire comprendre qu’une chanson, une émission de télé, tout anodines qu’elles soient pour le spectateur comprenant la langue du film, laissent sur la touche le spectateur qui ne la comprend pas si celles-ci ne sont pas traduites, au moins partiellement. Sans les sous-titres, comment un spectateur français peut-il comprendre de quoi parlent les talk-shows que regarde Elena dans le film homonyme de Zviaguintsev ? Et sans doute eût-il fallu, au moins en partie, traduire les paroles de la chanson sur laquelle dansent les personnages d’Arythmie dans la scène de la cuisine, chanson reprise dans le générique de fin. Je dis toujours aux metteurs en scène réticents à me laisser traduire ces moments qu’ils décident d’exclure du jeu les spectateurs étrangers, alors même qu’ils ont dûment et patiemment choisi les chansons et les passages télé… D’autres moments peuvent prêter à discussion : dans Tesnota, une vie à l’étroit, film en langue russe, le metteur en scène Kantemir Balagov m’a demandé de sous-titrer en français, sans pouvoir signifier aux spectateurs le changement de langue, les répliques en kabarde que prononcent les copains de son petit ami alors même que l’héroïne ne comprend pas cette langue : cela implique que le spectateur français comprend plus de choses que le personnage principal. Est-ce véritablement utile ? Ne devrait-on pas laisser le spectateur dans la même situation que les principaux personnages et, a fortiori, que les spectateurs russes qui ne comprennent pas le kabarde ? Voilà quelques exemples de problèmes qui se posent aux adaptateurs et qu’on essaie de résoudre en concertation avec les auteurs.
Tout cela étant dit, il faut être clair : ce ne sont pas les sous-titres qui font la qualité d’un film ; en revanche, la perception, le sentiment qu’en retirent les spectateurs leur sont forcément liés.

Elena Duffort : Il faut encore une fois parler de cette date étrange de sortie ! Mais, après tout, peut-être est-ce normal pour une petite société de distribution qui essaie de placer un film russe ?

Joël Chapron
 : On peut, de prime abord, trouver la date étrange, mais il faut savoir qu’environ 700 nouveaux films de toutes nationalités sortent désormais chaque année sur les écrans français : 693, en 2017 (359 français, 124 américains, 122 européens, 88 d’autres nationalités) ! Et environ la moitié de ces films (322 en 2017) sont classés Art & Essai. C’est une profusion de films Art & Essai (classement dont bénéficient tous les films russes). Contrairement à ce que l’on croit généralement, il n’y a pas de plus en plus de films américains. Chaque année, il y a entre 120 et 150 films américains qui sortent. Le chiffre est stable et ce sont à peu près les mêmes en France, en Russie, en Italie, partout. L’augmentation du nombre de films n’est pas due à une profusion soudaine de films américains : ce sont les films Art & Essai qui montent en puissance. De fait, il y a de plus en plus de films de nationalités « nouvelles » dont les œuvres ne sortaient pas en France auparavant, car, aujourd’hui, c’est beaucoup plus facile de faire des films. Techniquement, c’est beaucoup plus aisé, ça coûte moins cher. Et, surtout, ça ne coûte rien de les envoyer pour être sélectionnés.
Avant, les producteurs ou les vendeurs hésitaient à envoyer des films dans les festivals, car il faut se rappeler que, du temps de la pellicule, un film pesait entre 20 et 40 kilos, que le transport coûtait très cher, que faire fabriquer des sous-titres et les « brûler » (c’était le terme de l’époque) sur la pellicule coûtait très cher, qu’acheminer le film dans un festival pour qu’il soit vu et, peut-être, sélectionné coûtait très cher – et que, donc, toutes ces raisons conduisaient les producteurs à ne pas faire circuler tous les films qu’ils produisaient. Or c’est dans les festivals que les distributeurs les voyaient majoritairement. Désormais, les films sont dématérialisés : envoyer un fichier par Internet ne coûte rien et des sous-titres (de mauvaise qualité, certes) peuvent être faits rapidement et à peu de frais. Les festivals voient donc un nombre toujours croissant de films leur arriver ; parallèlement, les distributeurs croulent sous les fichiers, cryptés ou pas, qui leur sont envoyés… Il y a donc une circulation d’œuvres bien plus importante et bien plus rapide, ce qui oblige les festivals et les distributeurs à en voir bien plus qu’auparavant, tous étant à la recherche de LA pépite. Or, pour qu’une société de distribution vive, elle a besoin de sortir des films – étant entendu que, en France, elle reçoit diverses formes de soutien du Centre national de la cinématographie (ce qui, d’ailleurs, peut engendrer des effets pervers : sans films à sortir, point de soutien…). Bref, elle a besoin d’acheter des films ou, à tout le moins, d’en acquérir les droits – fût-ce à titre presque gracieux (je ne sais évidemment pas combien « Les Valseurs » a acheté Arythmie). En fait, c’est la société française « Indie Sales » qui en est le mandataire des ventes internationales. « Indie Sales » ayant acquis auprès de la société russe STV le mandat de ventes internationales du blockbuster Salyut-7 de Klim Chipenko (2) et l’ayant fort bien vendu, elle a gardé de bonnes relations avec la société STV qui lui propose donc les mandats de ventes internationales de certains de ses films. Notons, par parenthèses, que la quasi-totalité des films russes sortis en France depuis dix ans ont été vendus dans le monde entier par des sociétés françaises ou allemandes – mais pas par des sociétés russes, la plupart des producteurs russes s’en défiant. De fait, les vendeurs français ou allemands ont plus de surface commerciale, de surface médiatique. Ils savent mieux travailler avec les distributeurs internationaux.
Donc, une société de distribution à la recherche de films voyage dans les festivals, remarque un film, négocie auprès du mandataire de ventes internationales les droits pour son propre territoire… et commence alors le véritable parcours du combattant : la société essaie de trouver une date de sortie où il n’y ait pas trop de concurrence – or, soyons honnêtes, le 1er août, il n’y a pas vraiment de concurrence ! Surtout sur le créneau Art & Essai. Alors que sortir un film sans pouvoir s’appuyer sur la notoriété du metteur en scène ou des acteurs ou sur les prix du trio Cannes-Berlin-Venise (et encore : les prix reçus dans ces deux derniers festivals n’entraînent pas forcément de sortie française ; le cas des prix – interprétation masculine et contribution artistique pour l’opérateur – remportés par Comment j’ai passé cet été-là d’Alexeï Popogrebski à Berlin en 2010 ne lui ont pas permis de trouver preneur en France…) est extrêmement difficile et planifier cette sortie entre septembre et mars place le film en concurrence frontale avec une multitude de films primés, de blockbusters soutenus à grand renfort de campagne publicitaire, ou de plus « petits » films, mais avec des acteurs connus.
Quelles que soient ses qualités (et elles sont nombreuses), Arythmie pâtit du fait qu’il n’est pas allé à Cannes, Berlin ou Venise, qu’on ne connaît pas les acteurs et que la seule chose qu’ont – peut-être ! – retenue les plus « cinérussophiles » de France est que Boris Khlebnikov était l’un des deux co-metteurs en scène de Koktebel que la Semaine de la critique montra à Cannes en 2004 et qu’une société française sortit en salle en novembre 2005 avec 11 000 spectateurs en fin de carrière...
Entre le 1er janvier 2008 et le 31 décembre 2017, 43 films russes sont sortis commercialement en France. Sur ces 43 films, 25 n’avaient pas été sélectionnés par Cannes-Berlin-Venise. Sur ces 25 films, seuls 3 ont dépassé les 10 000 spectateurs : Mongol de Sergueï Bodrov (270 000), Le Vilain Petit Canard de Garri Bardine (140 000) et Le Souffle d’Alexandre Kott (16 000). Ça ne veut évidemment pas dire que les 18 autres ont remporté d’énormes succès, mais leur sélection dans l’un de ces trois plus grands festivals du monde les a néanmoins aidés dans leur promotion.
Arythmie avait été, bien sûr, soumis aux comités de sélection cannois. Mais en 2017, ont, in fine, été retenus Faute d’amour d’Andreï Zviaguintsev et Une femme douce de Sergueï Loznitsa pour la compétition, et Tesnota, une vie à l’étroit de Kantemir Balagov à Un certain regard ; la Quinzaine des réalisateurs et la Semaine de la critique n’avaient pas sélectionné de films russes cette année-là.
Certes, il n’y a pas que Cannes, Berlin ou Venise – d’autant que, comme je le disais à propos de Comment j’ai passé cet été-là, une sélection et même un prix ne garantissent pas de sortie salle en France. Mais il faut reconnaître qu’ils sont presque les seuls aujourd’hui à avoir encore un pouvoir d’attraction sur les spectateurs et les journalistes français via leur mention sur les affiches. La société « Paradis Films » va sortir, le 12 septembre, Dovlatov d’Alexeï Guerman Jr., auréolé de son Ours d’argent berlinois remporté en février dernier. Je ne sais évidemment pas quelle carrière l’attend ici, mais l’Ours d’argent figure en plein centre de l’affiche.
Arythmie a écumé les festivals depuis un an, remportant des prix à Karlovy Vary, Trieste, Arras, Honfleur, aux Arcs… et peut s’en prévaloir, mais l’impact des sélections dans ces festivals sur les sorties françaises et le succès des films sont évidemment moindres – les prix à Honfleur attirant, cependant, les fameux « cinérussophiles ».

Françoise Navailh : C’est vrai que c’est un moyen pour attirer l’attention sur un film inconnu. À propos, la société « Les Valseurs » a-t-elle déjà fait des sorties de films russes ?

Joël Chapron
 : Non, c’est son premier. Les dirigeants ont découvert le film à Toronto et ont eu un vrai coup de cœur – comme la société « Zed » en avait eu un pour Le Souffle. Ils ont rapidement contacté « Indie Sales » et ont fait affaire.

Elena Duffort : Revenons à Arythmie. À ton avis, est-ce que le film est susceptible d’intéresser le public français, est-ce que l’histoire est assez universelle ou est-ce que ce sera comme d’habitude, juste un film russe ?

Joël Chapron
 : Je pense que l’histoire est assez universelle, que le film peut tout à fait intéresser le public français. Le problème, comme souvent, ce n’est pas si ça va lui plaire, c’est de le faire entrer dans la salle. Comment le public va-t-il apprendre l’existence du film et avoir envie d’y aller, avoir la possibilité d’y aller ? Parce que, admettons même qu’il en ait entendu parler, si le film sort sur 10 copies-France et que vous habitez Saint-Brieuc ou Marmande, il y a peu de chances que vous le voyiez un jour.

Françoise Navailh : Est-ce qu’Arythmie a marché en Russie ?

Joël Chapron
 : Oui, très bien même : 332 000 entrées sur 356 copies. Faute d’amour a généré 350 000 entrées sur 493 copies et Dovlatov 396 000 sur 397 copies.

Elena Duffort : Le problème que tu soulèves avec la sortie France d’Arythmie me rappelle celui qu’a rencontré 14 ans, premier amour d’Andreï Zaïtsev. La société « Fratel Films » a vraiment essayé de sortir ce film, mais sans beaucoup de succès. Le film est resté parfaitement inconnu.

Joël Chapron
 : Effectivement : sorti le 10 mai 2017, le film a attiré moins de 1 000 spectateurs sur toute la France. Il pourrait y avoir un début de solution : ce serait que la Russie, via le Fond Kino ou le ministère de la Culture, donne de l’argent, comme on le fait à Unifrance, aux distributeurs qui achètent les films, pour les soutenir. Ce n’est pas juste donner un chèque et s’en laver les mains. C’est accompagner : « Comment comptez-vous sortir le film ? Donnez-nous votre plan de sortie. Nous, Russes, avons envie de pousser ce film, on y croit. On va vous donner dix mille, vingt mille euros, mais on voudrait qu’il y ait plus d’affiches, plus de publicité sur les réseaux sociaux, de banderoles sur internet… Embauchez une attachée de presse qui a déjà fait ses preuves sur des films russes, etc. » C’est ce qu’Unifrance fait avec les films français. Peut-être y aurait-il alors la possibilité que ça fonctionne un peu. Selon moi, c’est vraiment une responsabilité de l’État russe que de prendre en charge sa propre promotion aussi. Encore une fois, comme je l’ai souvent dit, le distributeur français de films russes est « tout nu ». Il n’a rien.

Elena Duffort : J’aimerais bien ici préciser le côté technique de cette aide qu’Unifrance apporte aux distributeurs étrangers de films français : Unifrance finance la sortie, il amène des acteurs, il fait quoi encore ? De l’argent sous forme de chèques ?

Joël Chapron
 : On a une enveloppe d’un million sept cent mille euros par an de la part du CNC qu’on verse aux distributeurs étrangers sortant des films français. Par ailleurs, on prend en charge les déplacements des artistes se rendant dans tous les pays du monde lors des avant-premières de leurs films quand ceux-ci sont achetés, et on fait la même chose pour des films non achetés sur certains territoires, pour certains festivals.

Elena Duffort : C’est ça qui est impossible : verser de l’argent directement à des distributeurs étrangers ! Les organismes russes peuvent soutenir les sociétés russes éventuellement partenaires de quelque chose. Mais jamais ils n’aideront un distributeur français. La seule possibilité pour ces organismes, c’est de donner l’argent à un producteur russe qui, ensuite, le reverserait à son distributeur français.

Joël Chapron
 : C’est techniquement possible de faire autrement… si la volonté politique existe. Roskino (l’héritier de Sovexportfilm), l’organisme qui a justement pour but de promouvoir le cinéma russe à l’étranger, a, par exemple, le droit de payer des sociétés étrangères. Roskino paie le festival de Cannes pour avoir un pavillon sur le Marché du film et a tout à fait le droit de payer des partenaires et des prestataires à l’étranger. Le ministère pourrait aussi, sans passer par Roskino, s’entendre avec les vendeurs russes des films russes et trouver avec eux un moyen de procéder – en évitant même la fraude, la corruption et le détournement d’argent. Je pense que, effectivement, le ministère de la Culture, lui, n’a pas le droit de régler des sommes à l’étranger, mais il y a évidemment des moyens alternatifs. C’est juste une question de volonté politique. Et de savoir aussi si l’argent est bien affecté et qu’il va entièrement là où il est censé aller.

Elena Duffort : Après, si je comprends bien, Unifrance ne choisit pas les films. Mais si un film sort à l’étranger, s’il est vendu, Unifrance aide automatiquement.

Joël Chapron
 : Sur les aides aux sorties de films français à l’étranger, Unifrance dispose de deux sortes d’aides : une automatique et une sélective. L’aide automatique intervient lorsqu’un distributeur achète un film français, qu’il veut faire venir des artistes… et que ceux-ci sont d’accord. Unifrance prend alors en charge les billets d’avion dès lors que le film a une sortie commerciale dans un pays étranger. En 2017, Unifrance a pris en charge 430 déplacements d’artistes dans le monde. Ce qui est sélectif, c’est l’aide financière à la sortie proprement dite. Un comité, composé uniquement de professionnels français (producteurs, vendeurs, distributeurs), se réunit cinq fois par an et étudie les plans de sortie que nous adressent les distributeurs du monde entier. C’est Unifrance qui instruit les dossiers et réunit les documents nécessaires, puis les membres du comité votent les montants alloués (s’ils estiment que le plan de sortie est intéressant) et la somme d’argent est alors transférée au distributeur qui a cinq mois pour envoyer ses factures et prouver qu’il a respecté le plan de sortie qu’il avait soumis. Ces sommes, en fonction des pays et des plans de sortie, varient de 500 à 50 000 euros. En 2017, le comité a étudié 278 plans de sortie émanant du monde entier. Moi qui suis en charge des relations avec les distributeurs des pays de l’Est, j’ai instruit, lors de la dernière session du comité en juillet dernier, 11 demandes de soutien de 11 distributeurs de l’Est : 1 russe, 4 hongrois, 1 slovaque, 2 tchèques, 1 polonais, 1 letton, 1 lituanien – la demande russe portait sur le film Budapest de Xavier Gens qui sortait le 2 août en Russie sous le titre Мальчишник в Европе et la demande de soutien a été acceptée. Les membres du comité ne se prononcent pas sur la qualité des films : ils jugent le bien-fondé du plan de sortie. Ils partent du principe qu’il faut aider un distributeur étranger qui, en achetant un film français, contribue au financement du cinéma hexagonal – si le plan de sortie est adéquat. Ça fait partie de la promotion du cinéma français. Ni Unifrance ni les membres du comité n’ont à avoir d’avis sur les films.

Françoise Navailh : Et où en est-on sur les coproductions avec la Russie ?

Joël Chapron
 : Il y eut, en 2017, 6 coproductions avec la Russie soutenues par Eurimages  : Le Cœur du monde de Natalia Mechtchaninova (coproduction russo-lituanienne), Jumpman d’Ivan Tverdovski (russo-irlando-lituano-française), Spitak d’Alexandre Kott (russo-arménienne), L’Usine de Iouri Bykov (russo-franco-arménienne), L’Homme qui surprit tout le monde de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov (russo-estono-française) et un documentaire d’Alina Roudnitskaïa Fatei et la mer (russo-finlando-polonaise)(3). Durant le premier semestre 2018, aucune coproduction avec la Russie n’a été soutenue par Eurimages. Du côté du CNC français, en 2017, 3 films ont été agréés (donc reconnus comme français, bien que ce soient des coproductions minoritairement françaises) : L’Homme qui surprit tout le monde de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, Faute d’amour d’Andreï Zviaguintsev et L’Usine de Iouri Bykov. Enfin, toujours pour ce qui concerne le CNC, le programme de soutien aux coproductions intitulé « Aide aux cinémas du monde » a participé à la finition du film L’Été de Kirill Serebrennikov.
À tous ces films, il faut ajouter Donbass de Sergueï Loznitsa, film ukrainien (à la différence d’Une femme douce, il n’y a pas d’argent russe dans cette coproduction ukraino-allemande), soutenu en 2017 par Eurimages ainsi que par l’« Aide aux cinémas du monde ».

Elena Duffort : Qui sort Dovlatov ?

Joël Chapron
 : « Paradis Films », le 12 septembre. Cette société existe depuis 1983, mais n’a jamais sorti de films russes. Si l’on s’en tient aux films russes uniquement, il en est sorti 4 en 2017 : Zoologie d’Ivan Tverdovski, 14 ans premier amour d’Andreï Zaïtsev, Faute d’amour d’Andreï Zviaguintsev et Paradis d’Andrei Konchalovsky. J’en profite pour souligner que Faute d’amour est le plus grand succès public d’un film de Zviaguintsev en France. De plus, sur les 9 films russes qui ont dépassé les 100 000 spectateurs France sur les vingt-cinq dernières années (9 seulement !), 4 sont dus à Zviaguintsev !
Néanmoins, l’année 2018 est déjà à marquer d’une pierre blanche puisqu’un 10e film vient rejoindre la cohorte de ces 9-là ! Le 14 février, la société « La Belle Company » a sorti La Princesse des glaces d’Alexeï Tsitsiline qui a attiré 255 000 spectateurs. De fait, il s’agit du 3e opus de la « saga » Снежная королева dont les 2 premiers ne sont pas sortis en salle en France. Mais le film, entièrement doublé en français, n’a pas été perçu comme russe du tout. De fait, la Russie produit aujourd’hui des films d’animation qui sont achetés de par le monde et sortent, non seulement en DVD et en VOD, mais aussi en salle. La France était l’un des rares pays à ne pas en avoir encore sorti en salle. Ce sont des films qui fonctionnent très bien, non seulement en Russie (le 1er de cette saga avait attiré 1,12 million de spectateurs en 2013 ; le 2e - 1,29 en 2015 ; le 3e - 1,4 en 2017 ; le 4e doit sortir le 1er janvier 2019), mais aussi dans de nombreux pays (Brésil, Corée, Pologne…) – sans que les spectateurs sachent qu’il s’agit de films russes... Je pense que « La Belle Company » est plutôt contente de ce succès, mais ce sont des sorties qui coûtent cher, car il faut doubler le film et le faire bien parce que, si les enfants n’adhèrent pas au doublage, ils le font savoir !

Françoise Navailh : En somme, il faut ruser en cachant presque que c’est un film russe.

Joël Chapron
 : C’est un film d’animation, il aurait été doublé quoi qu’il arrive et quelle que soit son origine. Est également sorti cette année Tesnota – Une vie à l’étroit de Kantemir Balagov (46 000 spectateurs), ce qui est un score exceptionnel pour un premier film russe, mais qui fut l’une des révélations de Cannes en 2017.

Françoise Navailh : Pour revenir au souci « Comment faire venir le public dans la salle », lorsque j’étais à Niort pour présenter une série de films russes, 2 avaient des titres anglais : The Guardians et The Spacewalker. Eh bien, des jeunes, des adolescents, étaient dans la salle parce que le titre était anglais. Alors qu’ils ne seraient pas venus pour Les Gardiens ou Le Temps des pionniers(4). Et les films leur ont plu. Peut-être faut-il coller un titre anglais pour camoufler l’origine russe ? Comme vous le disiez, il faut d’abord faire venir les spectateurs dans la salle.

Joël Chapron
 : Pour The Major de Iouri Bykov, ça n’a pas suffi…

Elena Duffort : Ça répète un peu l’histoire de Night Watch (Ночной дозор). On sort un film de genre, qui plus est titré en anglais. Là, c’est un dessin animé. Quelles autres sorties de films russes sont prévues ?

Joël Chapron
 : Pour ce deuxième semestre, en s’en tenant seulement aux films russes, on a donc Arythmie de Boris Khlebnikov (1er août, « Les Valseurs »), Dovlatov d’Alexeï Guerman Jr. (12 septembre, « Paradis Films ») et L’Été de Kirill Serebrennikov (5 décembre, « Kinovista/Bac Films »).

Françoise Navailh : Est-ce que la date de sortie de L’Été n’est pas un peu tardive par rapport aux autres films de Cannes ?

Joël Chapron
 : Je ne sais pas pourquoi ils ont décidé de le sortir si tardivement, mais je sais qu’il est très compliqué de trouver une date « idéale ». Pour prolonger la vague d’enthousiasme cannoise qu’avait suscitée le film (qui était en compétition cette année, mais n’a, in fine, pas été primé), 3 avant-premières parisiennes ont été organisées en juillet et devraient reprendre dans la deuxième moitié de novembre.

Elena Duffort : Quel est le distributeur ?

Joël Chapron
 : C’est une collaboration « Kinovista - Bac Films ». « Kinovista » est la société de Charles-Évrard Tchekhoff. C’est lui, le coproducteur français de ce film et il a, de plus, une société de distribution qui porte le même nom. Il s’est allié à « Bac Films » pour la sortie de ce film-ci, car il compte faire une grosse sortie et avait besoin de s’appuyer sur une société de distribution importante. Charles-Évrard Tchekhoff a déjà derrière lui les sorties de 12 de Nikita Mikhalkov (en 2010, 8 200 entrées), L’Idiot ! de Iouri Bykov (en 2015, 9 000 entrées) et Hostages de Rezo Guiguineïchvili, film géorgien (en 2017, 4 200 entrées) – pour ne citer que les films de l’ex-URSS de son catalogue. En marge de L’Été, il est également le coproducteur de L’Usine, le nouveau film de Iouri Bykov qui aura sa première mondiale à Toronto au mois de septembre et dont la date de sortie en France n’est pas encore fixée.

Elena Duffort : Et ce sera tout pour cette année ?

Joël Chapron
 : Le deuxième film russe qui était en compétition cette année à Cannes, Ayka de Sergueï Dvortsevoï, a été acquis de longue date par « A.R.P. Sélection » — cette même société avait déjà sorti en 2009 son premier long-métrage de fiction, Tulpan, qui avait attiré en fin de carrière 54 000 spectateurs. De longue date, car Ayka est en production depuis plusieurs années, Dvortsevoï ayant besoin, pour rendre au mieux l’histoire qu’il raconte, d’un hiver froid et rude à Moscou. Or seul l’hiver dernier fut à la hauteur de ses attentes. Dvortsevoï remet chaque jour son ouvrage sur le métier et a continué de tourner des scènes – et de les monter – bien après l’annonce de sa sélection cannoise puisqu’il tournait encore pendant (!) le festival. Le comité de sélection avait sélectionné ce film au vu d’une version intermédiaire, et le film a été montré le dernier jour du festival. Et l’actrice principale a remporté le prix d’interprétation féminine. Cela n’a pas arrêté Dvortsevoï, reparti en montage (voire en tournage…) depuis lors. « A.R.P. Sélection » ne sortira sans doute ce film qu’en 2019 – soit dix ans après Tulpan.

Françoise Navailh : Revenons à Dovlatov puisque c’est le prochain film russe qui doit sortir. Je me dis qu’Arythmie, avec une histoire de médecins urgentistes, peut accrocher le spectateur tout de suite. Tandis que la bio de l’écrivain Dovlatov

Joël Chapron
 : En France, rares sont les gens qui savent qui est Sergueï Dovlatov. Le producteur russe m’a même dit qu’il n’excluait pas que les gens pensent qu’il s’agit du nom d’une ville ! Je pense que L’Été peut vraiment très bien marcher, mais je suis plus dubitatif sur Dovlatov que je trouve...

Françoise Navailh : Trop ambitieux ?

Joël Chapron
 : Aussi. Une chose relie L’Été et Dovlatov : les deux films parlent de personnes qui ont réellement existé, qui sont dans la mémoire des Russes et que les étrangers ne connaissent pas. Certes, parce qu’il était chanteur, Viktor Tsoï, avec son destin tragique, est aujourd’hui bien plus connu que Dovlatov, écrivain maudit. De toute façon, pour nous, les deux sont de parfaits inconnus. Or le spectateur se fiche de ne pas connaître Tsoï et est emporté par le souffle du film, alors que la méconnaissance de Dovlatov, de cette époque (1971), de ses amis, est à mon sens un frein à la perception de ce film. Ici, la plupart des gens ont oublié qui était Brodsky et n’ont jamais entendu parler de Dovlatov. Nous, Occidentaux, qui ne connaissons pas bien l’histoire de l’URSS, on ne comprend pas pourquoi il n’arrive pas à se faire publier alors que sept ans auparavant les Soviétiques ont sorti Une journée d’Ivan Denissovitch de Soljenitsyne… Il faut tout un cours d’histoire pour réexpliquer pourquoi la période a changé, mais le film ne raconte pas cette histoire-là. Je trouve que Serebrennikov dans L’Été arrive à dépasser les personnages réels pour en faire des personnages de fiction, alors que Guerman Jr. n’arrive pas à le faire et ce sont donc des personnages réels qu’on voit à l’écran. Et même si c’est partiellement fictionné, ça reste les vrais personnages.

Françoise Navailh : Je me dis qu’il y eut une époque où il y avait quand même plus de gens disposés à aller a priori voir des films russes.

Joël Chapron
 : Oui et on sortait moins de films aussi. Le cinéma soviétique disposait d’une salle de cinéma bien située à Paris, il ne faut pas l’oublier ; le Cosmos a initié des milliers de personnes au cinéma soviétique. La situation, aujourd’hui, n’est pas comparable du tout. Néanmoins, il y a une chose que l’URSS faisait : elle soutenait son cinéma à l’étranger, alors qu’aujourd’hui ce n’est plus le cas. Ce n’est pas l’organisation de dix festivals de cinéma russe aux Philippines, au Chili ou même à Paris une fois par an, qui va faire connaître le nouveau cinéma russe. Soutenir une cinématographie, ce n’est pas organiser un festival. Comme je l’ai toujours dit, vous pouvez organiser tous les festivals de cinéma bulgare au monde, tant qu’il n’y a pas de films bulgares dans les salles, les gens ne connaîtront pas le cinéma bulgare. C’est mathématique. Autre exemple : ce n’est pas le Festival de Deauville qui rend le cinéma américain connu, le cinéma américain est déjà dans les salles. On va au cinéma et il y a le cinéma américain. Si les films ne sortent pas commercialement, la cinématographie n’est pas connue. Ce qui nous importe à Unifrance, c’est que nos films sortent en salle dans le monde entier. En 2017, on a recensé plus de 2 700 sorties commerciales de films français à travers le monde, soit, en moyenne, plus de 7 sorties de films par jour ! Si le cinéma français est encore connu aujourd’hui (c’est la 2e cinématographie au monde qui s’exporte le mieux, après l’américaine), c’est grâce à cette présence permanente dans les salles du monde entier !

Elena Duffort : Je reviens au soutien du cinéma russe en Russie. Le cinéma national est très fortement soutenu par le gouvernement russe maintenant ; ça commence à être vraiment perceptible. Et notamment avec le droit que s’est octroyé le ministère de la Culture d’obliger le distributeur d’un gros film commercial étranger à décaler sa sortie si celle-ci peut nuire au succès d’un film russe sortant la même semaine. C’est surtout la société « Volga » qui, je crois, a le plus pâti de cette mesure, mais elle n’est pas la seule. Par contre, ce que j’ai trouvé très curieux, c’est que le plus gros réseau russe de cinémas, résultat de la fusion « Cinema Park » et « Formula Kino » (près de 650 écrans dans tout le pays), ait engagé le Français Jean-Marc Quinton pour… pour faire quoi, en fait ?

Joël Chapron
 : Jean-Marc Quinton, après avoir été choisi à l’issue d’un « casting » effectué en France par les responsables du réseau, a pris ses fonctions en octobre 2017 et a pour tâche de « faire bouger les lignes » de la programmation du réseau en insufflant plus de diversité. Comme il ne parle pas russe, il va de soi que ce n’est pas lui qui programme les salles une par une : disons qu’il est l’idéologue de la programmation. Cette idée a germé dans l’esprit du propriétaire du réseau, Alexandre Mamout, à la suite de la lecture du livre qu’il nous avait commandé à Priscilla Gessati et à moi-même (qui est sorti en France en 2017 aux éditions Dixit sous le titre L’Exploitation cinématographique en France) et qu’il a publié en russe en Russie. De fait, Alexandre Mamout estime que la programmation des multiplexes telle que la pratiquent les Français (avec les contraintes qu’ont ces multiplexes de garantir une certaine diversité) est un exemple à suivre car, pour le moment, les écrans russes programment les mêmes blockbusters russes ou américains, sans se soucier ni de la diversité de l’offre ni – ce qui est plus grave – de la diversité des spectateurs de la zone de chalandise du cinéma !
« Entrouvrir » une petite partie des salles au cinéma alternatif (je ne parle même pas de films Art & Essai !) serait de pouvoir programmer, par exemple, Au revoir, là-haut d’Albert Dupontel qui est considéré chez nous comme un film populaire et qui serait du cinéma alternatif là-bas. Et donc essayer de voir quelle salle de cinéma, en fonction du lieu où elle se trouve, du public potentiel qu’elle peut toucher, etc., peut de temps en temps avoir une salle dédiée à un cinéma qui ne soit pas que du blockbuster, russe ou américain. Jean-Marc est en poste depuis dix mois et c’est désormais lui qui a la mainmise sur la programmation des salles pétersbourgeoises du réseau et qui arrive à montrer qu’on peut programmer des multiplexes « autrement ». Il s’agit d’un travail de longue haleine. Globalement, un programmateur russe programme une salle de quatre écrans à Novossibirsk en banlieue comme une salle de quatre écrans à Saint-Pétersbourg en plein centre-ville. Alors qu’un programmateur français va justement étudier, analyser. À chaque fois, on s’adapte, on regarde quels films fonctionnent, quels films ne fonctionnent pas, si on peut ouvrir une salle à autre chose. Tout ça, c’est artisanal. Même dans les réseaux de salles comme UGC ou MK2, c’est extrêmement fin comme ouvrage. Vous avez Taxi 5 qui sort avec 1 200 copies en Russie, très bien, ça va de soi. Mais ensuite, quand un cinéma a huit ou douze salles en Russie, le programmateur a tendance à mettre Taxi 5 dans cinq salles. En France, non seulement c’est interdit, mais en plus les programmateurs trouvent ça stupide. Parce que ça veut dire qu’il y a un nombre de spectateurs par copie qui est très bas. Quand vous avez un cinéma où vous pouvez voir Star Wars tous les quarts d’heure, fatalement vos salles ne sont pas remplies. Donc, c’est aussi un problème de rentabilité de la salle. Parce que si vous avez Star Wars toutes les heures et demie, c’est plein. Avec une telle programmation, il va de soi que la concentration est bien plus forte en Russie qu’en France. En France, les 10 films (français et étrangers) qui ont généré le plus d’entrées en 2017 ont attiré 20,3 % de tous les spectateurs de l’année ; en Russie, les 10 films (russes et étrangers) en ont attiré 29,8 %... Même si le nombre de nouveaux films croît chaque année en Russie, la concentration reste très forte.

Elena Duffort : La société d’exploitation et de distribution « Karo » a ouvert, au printemps 2016, une branche Art & Essai intitulée « Karo-Art »…

Joël Chapron
 : Effectivement. D’ailleurs, même si la concentration des entrées sur quelques titres reste très forte, soyons honnête : elle l’est nettement moins qu’il y a quelques années. À la fois parce qu’il y a des salles pour le cinéma alternatif qui aujourd’hui fonctionnent bien un peu partout : l’Angleterre à Saint-Pétersbourg, le Pobeda à Novossibirsk, le Pioner, le Fakel et le Piat’ Zviozd à Moscou, une autre à Voronej… Ces salles, en revanche, ne relèvent pas de réseaux : elles sont indépendantes. Les vraies nouveautés, ce sont la naissance de « Karo-Art » (qui programme essentiellement ce qu’on appelle du « hors-film », c’est-à-dire des retransmissions d’opéras, de concerts, etc.) et la venue d’un programmateur français pour donner un léger coup de gouvernail au gros paquebot « Cinema Park/Formula Kino » qui, pour l’instant, se laisse glisser sur son erre… Par ailleurs, selon les statistiques officielles les plus récentes (1er août 2018), le parc de salles relevant d’une gérance de l’État ou d’une mairie s’élève à 626 établissements sur les 1 658 que compte le pays, soit 38 % (en nombre de salles, le pourcentage est évidemment nettement moindre, puisque ce sont majoritairement des salles de 1 ou 2 écrans, alors que les établissements privés sont surtout des multiplexes). À Moscou, la société d’exploitation municipale « Moskino » dispose de 13 établissements (23 écrans) et ne paie pas de loyer à la municipalité (4 cinémas sur les 13 montrent surtout des festivals et des films d’auteur, les 9 autres tentant d’aller vers des films plus grand public) – ce qui l’avantage par rapport aux salles privées, mais ces salles ne sont pas au niveau du confort, voire de la technologie, de leurs concurrentes. La région d’Ekaterinbourg compte 15 salles municipales, l’île de Sakhaline – 10, la région de Sakha – 15… Toutes ces (ré)ouvertures de salle font mécaniquement croître la fréquentation nationale et la Russie, qui fut à la fois un grand pays producteur de films mais aussi doté d’une population cinéphage (19 billets vendus par an et par habitant en 1970 !), renoue avec le public qu’elle avait perdu à la Perestroïka.
D’autant plus que le public du cinéma est fondamentalement différent du public français ! En France, la tranche d’âge qui va le plus souvent au cinéma est celle des plus de 60 ans (6,6 fois par an en moyenne – plus que les 15-24 ans) ! En Russie, les plus de 50 ans vont au cinéma, en moyenne, 1 fois tous les 3 ans (soit 20 fois moins souvent qu’en France !), alors que les 18-24 ans y vont plus qu’en France (en moyenne, 7,1 fois par an). Cela veut concrètement dire qu’il y a encore de la marge pour élargir le spectre des genres de films et toucher une base de spectateurs nettement plus large qu’aujourd’hui.

Elena Duffort : Rambler Group a mis en place, en juin, un système d’identification faciale dans les salles. Ça me fait une peur bleue parce que je n’ai pas du tout envie qu’on m’identifie.

Joël Chapron
 : Le système qu’a mis en place Rambler Group dans certaines salles du réseau « Cinema Park/ Formula Kino » est à l’essai jusqu’en septembre. Il ne s’agit pas du tout d’identification faciale (même si mes connaissances en analyse de données des réseaux neuronaux artificiels sont proches de zéro et je ne sais pas exactement à quoi peuvent conduire les données récupérées). Il s’agit d’un système de « reconnaissance faciale » qui n’identifie nullement les personnes. Ce système permet, grâce à des caméras dans la salle de cinéma, de dénombrer exactement les spectateurs (et donc d’éviter la fraude), mais aussi de connaître l’âge et le sexe de chacun des spectateurs (grâce, justement, au réseau neuronal artificiel). Il n’est connecté à aucune base de données nominatives, ton identité n’est nulle part enregistrée. Je n’exclus évidemment pas, même si je n’y connais rien, que le système puisse enregistrer dans une base tes données personnelles récupérées dans tes yeux (et on saura donc combien de fois tu vas dans ce cinéma… ou dans un autre), mais, encore une fois, on est pour l’instant au stade de l’expérimentation. Le but est de connaître mieux les spectateurs afin de leur « proposer » des publicités ou des bandes-annonces qui soient plus en adéquation avec le public de tel ou tel film, voire de tel ou tel cinéma. Rambler Group se défend de jouer au Big Brother et assure qu’il n’est aucunement connecté au ministère de l’Intérieur (!) : il s’agit officiellement d’une expérimentation afin de mieux cerner le public. On peut évidemment contester la méthode, mais le but est plus que louable.

Françoise Navailh : Ce serait une nouveauté par rapport à un problème récurrent de l’URSS (peut-être même plus ancien encore), celui d’un certain mépris du consommateur. Rien n’était fait à destination de ce consommateur qui, en somme, était captif : on vous propose ça et vous faites avec. On ne s’inquiète pas de ce qu’on produit et pour qui on produit.

Joël Chapron
 : Absolument, vous avez raison. Et tout ce qu’on fait aujourd’hui à Moscou dans les magasins où on essaie de vous accueillir mieux – et ce n’est pas difficile parce qu’avant c’était terrible –, ça fait aussi partie de l’attitude envers le consommateur. Ça participe de ça. Il y a – même si la sociologie en tant que science n’est pas en odeur de sainteté aujourd’hui en Russie – une réelle envie, dans les entreprises privées, de mieux connaître, mieux traiter, mieux servir le consommateur.

Elena Duffort : Joël, on était tous les deux au petit-déjeuner de la société d’études cinématographiques Neva Film pendant le festival Kinotavr de Sotchi en juin qui réunissait des propriétaires ou des gérants de salles de cinéma et beaucoup sont des cinémas indépendants. Donc, ce ne sont pas de gros réseaux. Ils possèdent quelques salles dans leur région. Ils me semblent être beaucoup plus flexibles et beaucoup plus intéressés par ce que tu appelles du cinéma « alternatif », car ils subissent une très grosse pression des majors américaines qui les contraignent dans leur programmation. Est-ce que tu penses que les cinémas russes indépendants sont de meilleurs interlocuteurs pour les films Art & Essai ? Je parle de ta pratique de venir en Russie avec des films français, des acteurs français…

Joël Chapron
 : Globalement, je pense que oui, en tout cas jusqu’à présent. Il ne faut pas oublier que la plupart des salles de cinéma Art & Essai en France reçoivent des subventions. Du CNC, de la région, de la mairie là où elles sont implantées… Sans ces subventions-là, elles fermeraient boutique. Donc, d’un côté je pense que ce sont plutôt de bons interlocuteurs et, de l’autre côté, ils sont confrontés aussi à une logique de rentabilité. À un moment, ils ne peuvent pas perdre trop d’argent. Si c’est une salle qui a été reprise, si c’est une nouvelle salle ou une salle qui a fermé pendant dix ans et que le nouveau propriétaire a reconstruite, quels films mettre pour attirer le public ? Des films familiaux pour enfants ? Plutôt des films russes ? Des films Art & Essai ? Peux-tu avoir dans ta salle à la fois Star Wars et Arythmie ? Sans doute pas car Warner ou la Fox ne donneront pas un blockbuster américain à une salle indépendante si, dans la ville, il y a des multiplexes appartenant à des réseaux. De plus, les majors américaines, voire les sociétés produisant des blockbusters russes, requièrent un niveau de technologie (Dolby Atmos, par exemple) que de nombreuses salles indépendantes n’ont pas… Donc, sur le principe, je te dirais plutôt oui, c’est plus facile de traiter avec des salles indépendantes pour programmer des films Art & Essai.
En revanche, derrière des films d’auteur comme Faute d’amour ou Arythmie, il y a des sociétés de production expérimentées (« Non-Stop Productions » pour le premier et « STV » pour le deuxième) qui savent mettre leurs films sur le marché, faire des belles bandes-annonces, lancer l’affichage en amont, intervenir sur les réseaux sociaux, etc. C’est évidemment loin d’être le cas – c’est un euphémisme – pour tous les films, russes ou pas. Les « gros » distributeurs russes, ceux qui représentent les majors américaines, reçoivent et fabriquent du matériel publicitaire en pagaille et inondent les cinémas avec. Ce n’est presque jamais le cas des films d’auteur, des films indépendants : donc c’est à la salle de cinéma de se démener pour attirer le public, pour trouver un biais pour l’informer de l’existence de ce film dans sa ville… Nombreux sont les gérants de salle qui préfèrent ne pas se démener et aller au plus simple – quitte à ne pas être en adéquation avec les spectateurs de leur zone de chalandise.

Elena Duffort : Je reviens à ce fameux petit-déjeuner. Est-ce que tu penses qu’organiser des festivals de films pour promouvoir le cinéma a globalement encore du sens ? Je ne parle évidemment pas de Cannes : Cannes, c’est autre chose, une autre catégorie. Mais est-ce que ça a encore du sens d’organiser des « petits » festivals ? Kinotavr, c’est relativement petit par rapport à d’autres festivals dans le monde, mais il est grand en Russie. Est-ce que ça aide encore de montrer des films dans les festivals pour les avoir ensuite dans les salles ? En Russie et en France.

Joël Chapron
 : Je vais faire une réponse de Normand : oui et non. Je pense que Kinotavr a encore une vraie fonction. Premièrement, les films sont dûment sélectionnés : la compétition en 2018 comptait 12 longs-métrages, soit 10% environ des quelque 120 longs-métrages que produit la Russie chaque année. Deuxièmement, les films sont primés. Vu la surface médiatique de Kinotavr, y compris la reprise à la télévision russe, je pense effectivement que c’est un énorme plus pour les films qui ont été reconnus par Kinotavr. Je pense qu’il y a une utilité de Kinotavr en Russie. Il n’y a sans doute pas d’utilité de Kinotavr pour les étrangers. Je dirais : « plus d’utilité » car il fut un temps où le festival invitait des distributeurs, des vendeurs, des sélectionneurs de festivals étrangers. Kinotavr était LE lieu utile pour les étrangers. Malheureusement, ça n’existe plus pour des raisons financières. Ce n’est évidemment pas le cas de tous les festivals russes. J’ai tendance à penser qu’il y en a trop. La plupart des festivals sont des festivals à but politique : c’est pour faire plaisir au gouverneur, au maire, pour qu’on parle de leur prétendue politique culturelle… Puis le maire ou le gouverneur changent et le festival s’arrête, puis parfois il reprend, mais c’est un autre festival, avec une autre équipe. Je pense que tous les producteurs russes et tous les metteurs en scène russes souhaitent aller à Kinotavr. Sauf pour des raisons de calendrier quand ce n’est pas possible parce que le metteur en scène a fini son film en novembre et que le producteur ou lui-même préfèrent ne pas attendre six mois une hypothétique sélection. Surtout que, désormais, il faut, dans un laps de temps défini, rendre l’argent que le ministère ou le Fond Kino t’a prêté pour la production de ton film ! Je connais beaucoup de festivals, y compris en France, où les producteurs et les metteurs en scène n’ont pas spécifiquement envie d’envoyer leur film parce qu’ils savent que ça ne va servir à rien et que ce ne sera pas utile. Le Festival du cinéma américain de Deauville, par exemple, est très important pour les distributeurs français parce que, le festival faisant venir les stars américaines, ils les ont sous la main pour faire la presse des films qui sortent à la rentrée.

Elena Duffort : Il y a deux choses que je veux te demander. Tu as certainement suivi la polémique sur internet liée au film d’Alexeï Fedortchenko La Guerre d’Anna (Война Анны). Il a été présenté à Rotterdam en janvier 2018 et était en compétition à Kinotavr en juin. Ce film a eu des difficultés de financement et a pu le boucler par crowdfunding. Il n’a pas, contrairement aux attentes, eu de prix. Du coup, après Kinotavr, les producteurs du film ont dit qu’ils n’allaient pas sortir le film en Russie. Donc Kinotavr a joué un rôle négatif parce que ne pas avoir eu de prix a tellement fâché les producteurs qu’ils ont décidé que ça ne valait pas la peine d’investir encore de l’argent dans la sortie du film. Finalement, peut-être se passera-t-il la même chose qu’avec Dovlatov (5), mais je n’y crois guère… Et deuxième chose pour Kinotavr : penses-tu que début juin pour ce festival soit une bonne date ? Il est donc après Berlin, après Cannes, et trop proche de Venise. C’est-à-dire que les gens ne peuvent pas choisir les films de l’année à Kinotavr.

Joël Chapron
 : Disons d’abord que le festival peut encore servir de « détecteur de films » pour Venise et Toronto. Mais, soyons clairs : il n’y a pas de « bonne » date pour ce type de festivals. Quelle que soit la période, il sera forcément trop tôt ou trop tard pour les 4 grands festivals que sont, par ordre chronologique, Berlin, Cannes, Venise et Toronto. De plus, les sélectionneurs de ces festivals, vu la facilité aujourd’hui de recevoir les films par Internet, ne se déplacent plus dans les festivals nationaux : on leur envoie les films directement. Certes, ça pose un problème pour les autres festivals qui souhaitent projeter des films russes, car leurs sélectionneurs ne sont pas destinataires des liens qu’envoient les producteurs, mais ça n’a franchement pas d’incidence sur les grands festivals. Enfin, la profusion des festivals à travers le monde est telle qu’il n’y a plus de « bonne » date pour personne. Sache que le célèbre festival ukrainien Molodist a déplacé ses dates (il se déroulait fin octobre) : désormais il commence le lendemain de Cannes et chevauche donc le principal festival roumain qui a lieu à Cluj juste avant Kinotavr… Et je ne te parle que des pays d’Europe orientale !

Elena Duffort : Est-ce qu’il y a d’autres festivals en Russie où les sélectionneurs étrangers peuvent venir regarder des films ?

Joël Chapron
 : Peut-être le festival de Vyborg (je n’y suis jamais allé), mais il est en août et ne peut absolument pas être utile aux grands festivals : le temps de la sélection pour Venise est passé et c’est beaucoup trop tôt pour les autres. En revanche, Kinotavr et Vyborg me paraissent être les principaux lieux – pour les gens qui n’ont pas les contacts suffisants pour recevoir des liens – pour voir les meilleurs films russes de l’année. Encore faut-il parler russe couramment, car rien n’est fait pour les non-russophones… Et ce ne sont (presque) jamais les semaines de cinéma russe qui font vendre les films : elles permettent aux heureux spectateurs de la ville où elles se déroulent – et s’ils sont là à ce moment-là ! – de voir quelques films qu’ils ne verraient évidemment pas en salle, mais ces manifestations ne font pas découvrir de films aux distributeurs.

Elena Duffort : Le Festival de Moscou avait une section de films russes, mais elle n’était pas très populaire parce que les films n’étaient pas très bons. On peut toujours aller à Omsk en avril au Festival des premiers films Движение (« Mouvement »). Mais les dates changent souvent, ce qui n’est guère pratique.

Joël Chapron
 : Cette année, vu l’inflation du nombre des premiers films, il y avait deux compétitions à Kinotavr : la compétition principale (12 films) et la compétition des premiers films (8 films).

Françoise Navailh : Parfois les films sont prêts en fonction des festivals.

Joël Chapron
 : Je dirais cela autrement : certains metteurs en scène, voire certains producteurs, essaient d’être prêts pour Berlin, Cannes ou Venise. Généralement, le festival qu’ils visent voit leur film alors même qu’il n’est pas encore terminé. Si le film est retenu, ils travaillent nuit et jour pour être prêts à temps. S’il n’est pas retenu, ils essaient le festival suivant, voire encore celui d’après, annonçant à la cantonade qu’ils viennent juste de le finir ! Il y a des films que j’ai vus pour Cannes durant l’hiver 2016-2017 et qui n’ont été sélectionnés par un festival qu’en 2018. C’est classique.

Françoise Navailh : Que pensez-vous du film primé à Sotchi ?

Joël Chapron
 : Le récipiendaire du Grand Prix de la compétition principale, Le Cœur du monde (Сердце мира) de Natalia Mechtchaninova (la coscénariste d’Arythmie, d’ailleurs) est très bien ; l’acteur principal a également eu le prix de la meilleure interprétation masculine et le film, le prix de la Guilde des critiques. Le film aura sa première internationale aux côtés de L’Usine de Iouri Bykov à Toronto en septembre. C’est un film d’auteur assez pointu, bien plus que La Guerre d’Anna de Fedortchenko (dont la coscénariste est… Natalia Mechtchaninova !) qui pourrait être un film grand public, vraiment pour tout le monde, un film touchant, bien joué par une petite fille, mais le jury a décidé de primer quelque chose de plus pointu, de plus radical même. D’où le fait que je trouve insensée la décision du producteur de ne pas sortir le film à cause de l’absence de prix (la petite fille a eu un « diplôme » récompensant sa prestation). Je trouve cette attitude ignominieuse, car il ne faut pas jouer quand on n’aime pas les règles du jeu.

Elena Duffort : Ce n’était pas la position du réalisateur mais plutôt celle du producteur. Je pense que Fedortchenko hallucine quand il lit la presse sur son film, sur lui et ce qui s’est passé, tous ces échos sur le fait qu’il n’a pas eu de prix… Ça déstabilise.

Joël Chapron
 : C’est classique. Je sais d’expérience, pour avoir été juré, interprète d’une quinzaine de jurys, interprète d’une quinzaine de metteurs en scène en compétition à Cannes et à Locarno, d’avoir donc été des deux côtés de la barrière, que le plus difficile est d’entendre des louanges de tous côtés et de ne pas avoir de prix in fine. Des dizaines, voire des centaines de personnes vous félicitent, mais les membres du jury vous ont ignoré. Vous trouvez ça injuste. C’est le jeu. Si on accepte d’être en compétition, il faut accepter la décision du jury.

Françoise Navailh : Si on prend la liste des films primés à Cannes, le curseur oscille entre plusieurs tendances. Tantôt c’est le politique qui l’emporte (le Polonais Wajda, le Kurde Yilmaz Güney, l’Américain Michael Moore), tantôt on choisit un film plus grand public pour que les gens viennent voir les films primés à Cannes (Pulp Fiction de Tarantino), tantôt c’est un film d’auteur dont on sait qu’il va faire très peu d’entrées.

Joël Chapron
 : Tout dépend du jury. Les événements de l’année, une certaine ambiance peuvent jouer. Mais, honnêtement, tout dépend du jury. Vous prenez les mêmes films et vous mettez neuf autres jurés à Cannes, vous n’avez pas le même palmarès. Prenons le film de Michael Moore Fahrenheit 9/11. Tarantino était président du jury. Lui n’aimait pas le film, il l’a dit après. Ça veut dire que ce sont les autres qui ont voté pour ; lui trouvait que ce n’était pas si bien que ça ou, en tout cas, que ça ne valait pas une Palme d’or. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de raisons politiques, mais souvent les raisons politiques sont annexes. Ça fait partie des arguments. Cette année, on avait Spike Lee en compétition qui a eu le Grand Prix du Jury, mais ce prix ne lui a pas été donné pour des raisons politiques : il est vraiment bien. Il arrive, à un moment, que des jurés disent : « Et puis politiquement… » Mais d’autres disent : « On ne va pas faire de politique sinon on ne va pas s’en sortir ! »
Une chose m’a frappé cette année – c’était mon septième jury de Cannes en tant qu’interprète – : c’est la frustration des jurés. Le principe général de Cannes, c’est que tout le monde va voir les films, on sort et on en discute entre amis, entre collègues, voire en famille. Les avis concordent, les avis divergent, peu importe : l’intérêt est de confronter ses engouements et ses rejets avec ses proches. Les seules personnes qui n’en ont pas le droit, ce sont les jurés. Les seules personnes avec qui ils peuvent échanger sont des gens qu’ils ne connaissaient pas quelques jours avant d’arriver. La frustration est terrible. Ils n’ont le droit d’en parler à personne, sauf à des gens qu’ils ne connaissent pas ! De plus, le fait de devoir voter vous fait regarder les films différemment.

Françoise Navailh : C’est comme une partie de tarot ou de bridge avec des alliances opportunistes pour récompenser films et acteurs.

Joël Chapron
 : C’est ça. Andreï Zviaguintsev a dit qu’il était ravi et honoré de l’avoir fait, mais qu’il ne le ferait pas deux fois – même si on n’est plus deux fois membre du jury (on peut, en revanche l’avoir été et être ensuite président). C’est une expérience très particulière.

Françoise Navailh : J’aimerais revenir sur un des projets d’Andreï Zviaguintsev, mentionné l’année dernière, qui concernait un héros russe vers l’an mil. Avez-vous plus de précisions ?

Joël Chapron
 : Zviaguintsev a trois scénarios écrits depuis longtemps dont l’un, effectivement, relate l’histoire d’un moine dans la Russie kiévienne en l’an 1015. Un autre ramène le lecteur en l’an 400 avant J.-C. Mais celui qui lui tient le plus à cœur est un projet intitulé Le Raisin dont l’action en trois nouvelles se déroule durant la Seconde Guerre mondiale et qui tourne autour de ce qu’il appelle « la douleur russe ». Ce sont trois projets très chers et il est à la fois en pleine réflexion et en pleine discussion avec son producteur depuis Elena, Alexandre Rodnianski. Pour Le Raisin , hormis le coût, Zviaguintsev se voit confronté à la quasi-impossibilité pour un artiste d’aborder l’un des deux grands tabous de l’idéologie poutinienne d’aujourd’hui, à savoir Staline et la Seconde Guerre mondiale. On a vu, au tout début de cette année, le très bon film britannique La Mort de Staline d’Armando Iannucci obtenir son visa d’exploitation, puis se le voir retirer juste avant la sortie par le ministre de la Culture avec cette explication : « Nombreux sont les gens de l’ancienne génération, mais pas seulement, qui considéreront que ce film tourne en dérision blessante tout le passé soviétique, le pays qui a vaincu le fascisme, l’armée soviétique et les simples gens, mais le plus abject étant de tourner en dérision les victimes du stalinisme. » Dans la foulée, et par capillarité oserais-je dire, le film de Fanny Ardant Le Divan de Staline, avec Gérard Depardieu (citoyen russe !) dans le rôle du dictateur, fut lui aussi interdit de sortie : on ne touche pas à la figure de nouveau mythifiée du Petit Père des Peuples. Quant à la Seconde Guerre mondiale, dont justement Staline avait rétrospectivement fait le ciment d’une nation aux multiples nationalités, elle ne peut être traitée que sous l’angle propagandiste en vogue aujourd’hui et ne peut en aucun cas dévoiler des faits, bien qu’avérés, qui viendraient contredire cette réécriture du roman national.
À propos de Zviaguintsev, je voudrais signaler de nouveau l’existence d’un livre appelé Elena. Histoire du film d’Andreï Zviaguintsev. Le livre existe en russe, en anglais et en français, mais l’éditeur n’a pas trouvé de distributeur en France. Il n’est donc en vente que sur Internet sur le site de l’éditeur(6). C’est vraiment un livre intéressant, car on y trouve une version intermédiaire du scénario (qui permet de comparer avec le film final), une grande interview de son chef-opérateur, une master-class qu’il a donnée, ainsi que le journal de bord qu’il a tenu entre l’origine du scénario et la fin de son premier montage. C’est vraiment passionnant et très éclairant sur sa personnalité et les affres de la création. Et c’est, à ce jour, le seul ouvrage en langue française relatif à son œuvre.

Françoise Navailh : Passons aux fondamentaux : les sorties des films russes durant l’année écoulée et le nombre des entrées.

Joël Chapron
 : Je récapitule. En 2017 : Zoologie d’Ivan Tverdovski (« Arizona Films », 15/03/2017, 1 800 entrées), 14 ans premier amour d’Andreï Zaïtsev (« Fratel Films », 10/05/2017, 900 entrées), Faute d’amour d’Andreï Zviaguintsev (« Pyramide Films », 20/09/2017, 230 000 entrées) et Paradis d’Andrei Konchalovsky (« Sophie Dulac Distribution », 15/11/2017, 4 200 entrées), soit 4 films russes (auxquels il faut ajouter 3 films géorgiens et 2 ukrainiens). En 2018, à ce jour : La Princesse des glaces d’Alexeï Tsitsiline (« La Belle Company », 14/02/2018, 255 000 entrées), Tesnota – Une vie à l’étroit de Kantemir Balagov (« A.R.P. Sélection », 7/03/2018, 46 000 entrées) et Arythmie (« Les Valseurs », 01/08/2018, 6 600 entrées en deux semaines d’exploitation – le film devrait terminer sa carrière autour des 10 000 entrées), auxquels il faut ajouter 1 film kirghize, 1 arménien, 1 géorgien, 3 lituaniens et 1 estonien.

Françoise Navailh : Faisons le point sur Serebrennikov. Où en est-on ?

Joël Chapron
 : On en est toujours au même point. Le 23 mai 2017, après perquisition du Centre Gogol qu’il dirige et perquisition chez lui, il est cité comme témoin dans une affaire de détournement d’argent (un spectacle pour lequel il aurait reçu de l’argent de l’État, mais qu’il n’aurait pas monté – l’enquête a prouvé que le spectacle avait réellement eu lieu). Ensuite, le 22 août 2017, il est arrêté et, le lendemain, assigné chez lui à résidence. Cette assignation l’était pour quelques mois, puis a été reconduite, puis de nouveau reconduite ; la dernière date de son éventuelle levée est le 19 septembre 2018. Concrètement, il ne peut pas sortir de son domicile, il a juste droit à une heure de promenade, pas seul évidemment, en compagnie d’un garde. Il ne peut pas avoir de contact direct avec qui que ce soit, sauf son avocat. Tout ce qu’on peut faire passer, c’est par son avocat. Lorsqu’il a été arrêté, le tournage de L’Été touchait à sa fin. Il a monté le film chez lui, à distance de l’équipe.

Françoise Navailh : Quand j’étais au Festival de Moscou en avril, l’attribution du prix d’interprétation à Yang Ge pour son film Niu avait suscité des regards et des commentaires entendus de la part de certains : « Ah ! Elle est récompensée uniquement parce qu’elle joue dans la troupe théâtrale de Serebrennikov, c’est un signe fort, en fait on récompense Serebrennikov. »

Joël Chapron
 : Je n’ai pas eu d’écho sur cette interprétation du prix d’interprétation, mais je suis sûr que ce n’était pas le cas.

Françoise Navailh : L’Été est sorti en Russie ?

Joël Chapron
 : Il est sorti le 7 juin sur 479 copies et attiré en tout 308 000 spectateurs.

Françoise Navailh : Qui va-t-on voir en l’occurrence : Tsoï ou Serebrennikov ?

Joël Chapron
 : Il y a un peu de tout. Et surtout le film est tellement inhabituel… Mais je pense que les gens vont plus voir Tsoï que Serebrennikov.

Françoise Navailh : Au moment de l’ouverture du Festival de Moscou, le ministre de la Culture a affirmé qu’en Russie, en 2017, 1 spectateur sur 2 avait vu un film russe.

Joël Chapron
 : C’est faux : en 2016, la part de marché des films russes était de 17,3% ; en 2017, elle fut de 25,6% – soit 1 spectateur sur 4. En revanche, les différentes mesures qu’a prises le ministère de la Culture depuis la nomination de M. Medinski pour accroître la part de marché russe et faire baisser celle des films étrangers (surtout américains) ont véritablement porté leurs fruits au premier semestre 2018 : dans un marché globalement en baisse, la part de marché de ce premier semestre s’est élevée à 39 %, chiffre jamais atteint depuis la Perestroïka ! Je parlais tout à l’heure de concentration. Regardez : en 2017, en France, les 10 films français qui ont attiré le plus de spectateurs ont généré 25,94 millions d’entrées, soit 33,64% de tous les billets vendus pour les films français. En Russie, les 10 films russes qui ont attiré le plus de spectateurs ont généré 41,69 millions d’entrées, soit 76,2% de tous les billets vendus pour les films russes.
J’avais détaillé la batterie de mesures dans l’interview de l’an dernier(7). Du décalage des dates de sortie des blockbusters américains à la classification par âge fondamentalement inégale entre les films russes et les films étrangers en passant par l’octroi de subventions à la rénovation de salles qui doivent s’engager à passer 50% de films russes, ces mesures ont pour seul but de suivre l’idéologie poutinienne de « Russia First ! » L’augmentation de la part de marché du cinéma russe en Russie se fait au prix d’une distorsion du marché : il faut pousser les spectateurs à aller voir les films que le pouvoir estime utiles et intéressants. Le système français fait qu’on essaie de donner la possibilité aux gens de voir les films qu’ils ont envie de voir ; Vladimir Medinski donne aux gens la possibilité de voir les choses que le pouvoir russe veut que les gens voient. Un exemple parmi d’autres : le film russe soutenu par Roskino à Cannes était Ayka de Sergueï Dvortsevoï, pas L’Été de Serebrennikov – que l’État n’a soutenu à aucun moment. Idem pour Faute d’amour qui s’est fait sans argent de l’État.
Dans le constant souci de contrôler ce que regardent les Russes (la télévision est déjà totalement sous contrôle, celui-ci se renforce dans les salles, demain je pense qu’Internet sera également touché…), la dernière mesure, entérinée par la Douma et le Conseil de la Fédération fin juillet et venant amender la loi « Sur le soutien de l’État à la cinématographie de la Fédération de Russie », concerne les festivals de cinéma. Auparavant, les festivals russes pouvaient projeter des films étrangers sans avoir besoin de visa d’exploitation (j’en profite pour signaler qu’il en faut systématiquement un en France, même pour les festivals, mais que celui-ci est attribué… systématiquement) – seuls les films russes devaient en avoir un pour être projetés dans les festivals. Désormais, la loi stipule que les seuls festivals pouvant se passer de visa d’exploitation sont ceux qui ont une compétition internationale avec un jury et une liste de prix, qui durent un maximum de dix jours, sachant qu’ils ne peuvent projeter un film sans visa que si celui-ci a moins de deux ans et seulement deux fois – le gouvernement se réservant le droit de lister ces festivals et de revoir la liste chaque année ! Donc, toutes les manifestations cinématographiques, qui offraient une alternative aux spectateurs pour voir des films non achetés commercialement, risquent de disparaître et, avec elles, les dizaines de films issus du monde entier qui permettaient aux Russes de voir des œuvres non distribuées : les Semaines du film français ou italien, les rétrospectives Kubrick, Chaplin ou même Tarkovski (!), les festivals de films documentaires, le « hors-film » (retransmissions d’opéras, y compris du Bolchoï, ou de concerts), etc. Toutes ces mesures ne visent qu’un seul but : restreindre le choix et écarter les voix discordantes afin de faire naître de nouveaux patriotes que l’effondrement de l’URSS avait, selon la nouvelle idéologie, fait disparaître.

Elena Duffort : Pardon, mais il faut aussi rappeler qu’il y a eu des films soutenus au départ par le ministère, comme Oxygène (Кислота), le premier film d'Alexandre Gortchiline que le ministère a découvert… horrifié ! Personne au ministère n’avait lu le scénario ?

Joël Chapron
 : Alexandre Gortchiline est un acteur extrêmement doué (c’est lui qui joue l’ami du Disciple et le punk dans L’Été – un acteur de Serebrennikov, donc). Oxygène est son premier film en tant que metteur en scène. Ce garçon a 26 ans et beaucoup de talent.

Elena Duffort : Du talent, certes, mais on peut regretter que ce film participe d’une tendance actuelle un peu lourde au « malheur », évidente à Kinotavr.

Françoise Navailh : Ce film n’a pas encore été distribué ?

Joël Chapron
 : Il sortira en Russie le 4 octobre.

Françoise Navailh : Certes, le pouvoir veut qu’on regarde les « bons » films, les films bien-pensants, mais il y a quand même le streaming, Internet et le piratage qui lui échappent.

Joël Chapron
 : Oui, absolument, mais pour combien de temps ? De plus, on ne sait pas ce que les gens regardent. Les plateformes, de quelque taille qu’elles soient, refusent de jouer la transparence : on n’a pas de chiffres, on ne sait rien. On ne sait pas combien se négocient les films (Netflix, par exemple, intime aux vendeurs de ne jamais divulguer les prix – c’est une condition sine qua non de l’achat) ni combien de spectateurs ont cliqué sur le film, ni s’ils l’ont vu en entier… Les rares études qui existent se bornent à donner des tendances, des chiffres que je qualifierais d’épiphénomènes mais qui confortent les auteurs des œuvres citées, mais il n’y a rien de précis. Et n’oubliez pas une chose : pour regarder un film sur une plateforme, il faut d’abord savoir que ce film existe ! Il faut en avoir entendu parler avant et aller chercher la plateforme qui le propose. Or Internet est un océan dans lequel un film russe, ou français, est une minuscule cellule.


(1) Festival d’Arras-Cinéma de France et d’Europe, créé en 2000. Arythmie y a été programmé en novembre 2017.
(2) Le film est disponible sur la plateforme de Canal+ et fut diffusé cet été sur des chaînes françaises et belges.
(3) Arythmie a été soutenu par Eurimages en 2016 (coproduction russo-finno-allemande).
(4) Ce film de Dimitri Kisselev, Время первых, passait sur Canal Plus cet été sous le titre… The Spacewalker !
(5) Les producteurs de Dovlatov ont réussi un joli coup de marketing : en apprenant à l’avance que le film ne serait en salle que 4 jours dans tout le pays (du 1er au 4 mars 2018), les spectateurs se sont précipités et ont fait de ce film le n°1 des films d’auteur avec près de 400 000 tickets vendus. Devant le succès des préventes, le film était, in fine, resté en salle 11 jours !
(6) https://shop.cygnnet.com/products/elena-histoire-du-film-dandrei-zviaguintsev
(7) http://www.kinoglaz.fr/joel_chapron_2017.php