Par Françoise Navailh, historienne du cinéma
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La sortie, le 2 novembre 2016, du coffret que Potemkine consacre à Grigori Tchoukhraï (1921-2001)
nous permet de revenir sur un cinéaste qui a marqué son temps, un homme de fougue et de conviction.
Sur les huit films qu’il a tournés, trois ont été sélectionnés, les trois premiers de sa carrière :
« Le 41ième » (1956), « La Ballade du Soldat » (1959) et « Ciel Pur » (1961). Ils sont emblématiques
de ses idées et de son style et caractérisent le Dégel, période clef de la société et du cinéma russes
et soviétiques.
Né en 1921, il attend 1947 pour entrer au VGIK (sous la férule de S. Youtkevitch et surtout de M. Romm,
le mentor respecté de toute une génération) qu’il termine en 1953, à 32 ans. Mais c’est qu’entretemps
il y a eu la guerre. Et quelle guerre ! Il se bat du début à la fin, y compris à la bataille de Stalingrad
(il lui consacrera un documentaire en 1970 « La Mémoire »). Entré au parti Communiste en 1944, il espère
comme beaucoup d’idéalistes de l’époque que ses valeurs d’égalité et de fraternité survivront à la paix et
qu’enfin le vrai socialisme adviendra. Cette foi sous-tend toute son œuvre et en mars 1966, il n’hésite pas
à signer, aux côtés d’Ehrenbourg et de l’acteur Ilinski, une lettre contre la réhabilitation sournoise de
Staline, adressée au Comité Central…Tchoukhraï fait partie de ces gens aguerris sous le feu, de cette
promotion dite « des lieutenants » : des intellectuels qui sont aussi des hommes d’action.
Après le XX° Congrès du Parti Communiste (janvier 1956) et le fameux rapport Secret de Khrouchtchev
qui lance la déstalinisation, une profonde remise en question agite la société. Un homme de la trempe
de Tchroukhraï ne pouvait rester à l’écart du débat. C’est un moment où on fait des remakes des classiques
des années 20 et 30 car interroger le passé permet de questionner le présent et de confronter les valeurs
proclamées du système, de vérifier le chemin de l’idéal à la réalité. « Le 41ième » a déjà été tourné,
d’après la nouvelle de B. Lavrenev, par Yakov Protazanov en 1927. Cette histoire d’amour impossible,
où les sentiments sont sacrifiés sur l’autel de l’idéologie, réintroduit le lyrisme, banni sous le père
Joseph, et pose une question essentielle : cela valait-il le coup ?
« La Ballade du Soldat » s’inscrit dans un courant typique de la seconde moitié des années 50,
la guerre sans la guerre, qu’illustrent aussi « Quand Passent les Cigognes » (1957)
de M. Kalatozov ou « Le Destin d’un Homme » (1959) de S. Bondartchouk : contrairement aux films de
la décennie précédente, ils quittent les champs de bataille et le monumentalisme épique stalinien pour
revenir à hauteur d’homme. Ils se demandent qui étaient ces gens, soldats et civils, qui ont combattu et
tenu. Ici, la permission, accordée à un simple trouffion après un exploit réalisé presque par inadvertance,
permet de dresser un tableau contrasté de l’arrière et d’aborder deux sujets tabous jusque-là :
les estropiés (sous Staline, les soldats revenaient frais et roses de la guerre, cf. « L’Institutrice de
Village »/1947 de M. Donskoï) et le marché noir. Il est si peu complaisant, d’ailleurs, que des séquences
entières sont censurées. Pour avoir le script original, il faut lire la revue « Avant-Scène Cinéma » N° 42
(décembre 1964) qui contient aussi le script de « J’ai 20 ans » (1964) de M. Khoutsiev, autre film
légendaire du Dégel. Et comme tous les films de ceux qui avaient vu de près l’horreur des combats,
c’est un vibrant plaidoyer : « La guerre nous a enseigné le fervent désir de la paix ». Ce qui ne
veut pas dire un pacifisme à tout crin à la Giono. Il fera plus tard l’étonnant « Marécage » (1977)
sur un déserteur avec l’incomparable Nonna Mordioukova. Un film à redécouvrir.
« Ciel Pur » est le film le plus ouvertement politique. Il raconte les destins broyés par la machine
stalinienne. A côté du classicisme intemporel des deux premiers, et de l’ouverture virtuose de
« La Ballade », son esthétique date. Tchoukhraï lui-même reconnaissait qu’il ne referait plus
certaines afféteries comme les taches de lumière bleue. Mais d’un autre côté, cet air du temps fait
la force du film et prouve son authenticité : dénoncer à l’époque (1961 et non sous Gorbatchev ou après 1991)
le stalinisme prouve un courage citoyen certain et une prise de risques réelle.
Deux mots sur ses influences : Romm pour la rigueur morale et Dovjenko pour la force des images.
D’ailleurs, Tchoukhraï lui rend hommage en utilisant un de ses acteurs favoris : dans
« La Ballade du Soldat », le grand-père ukrainien est joué par S. Svachenko que l’on avait vu
dans « Zvenigora » (1928), « Arsenal (1929) et « La Terre » (1930). A propos, on ne dira jamais assez
l’influence du réalisateur Alexandre Dovjenko (1894-1956) sur toute une pléiade de metteurs en scène
des années 50, 60 et suivantes : Tarkovski, Kontchalovski, Kusturica, etc.
Ses sujets étaient variés (« Je serais effrayé si mon prochain film ressemblait aux précédents »,
disait-il.) mais avaient un dénominateur commun, la condition humaine. Peut-être aurait-il pu, et dû,
tourner plus de films mais il fut accaparé par de grandes responsabilités administratives à Mosfilm qu’il
assuma sans jamais se renier ni opportunisme. Il aurait pu être un apparatchik de plus mais il était trop
honnête pour ça. De 1965 à 1975, il est le directeur artistique d’un Studio Expérimental où il tente, vingt
ans avant la Pérestroïka, un nouveau modèle économique plus efficace et libre. L’œuvre phare est l’almanach
« Le Début d’un siècle inconnu » (1967-1969) composé de trois récits : « La Patrie de l’Electricité » de L.
Chepitko, « L’Ange » d’A. Smirnov et « Motria » de G. Gabbaï. Le film ne sortit qu’en 1987…
Enfin, Grigori Tchoukhraï fait mentir le proverbe russe qui dit que, dans une famille, le talent saute
une génération : son fils Pavel Tchoukhraï est devenu un cinéaste reconnu.
Françoise Navailh