Le cinéma des années zéro
Panorama de la production russe de
2005-2006
Par Elena Kvassova-Duffort
Gorbouchkine
dvor (Gorbouchka pour les Moscovites), le célèbre marché de produits Hi-Fi à l’Ouest de Moscou.
Un des nombreux stands de DVD.
- Avez-vous le DVD de
Teheran-43 ? (Teheran-43 a été réalisé par A.Alov et
V.Naumov en 1980, avec Alain Delon dans un des rôles principaux)
- Oui, bien sûr, ça fait 400 roubles (environ 13 euros)
- C’est cher !
- Vous trouverez moins cher à côté, chez les pirates
Gentiment, la vendeuse m’indique un stand. Un jeune homme, dont les
connaissances sur le cinéma feraient pâlir plus d’un critique professionnel, me
propose Teheran-43 avec trois autres films sur un même DVD pour presque trois
fois moins.
▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪
Non, le problème du piratage n'est pas encore réglé en Russie. Et encore plus
étrange, les DVD de dix films russes ou américains, venant tous de sortir en
salle, sont vendus pour seulement 100 roubles dans le passage souterrain sous la
place Dzerzhinskaya, exactement sous les immeubles du FSB (ex KGB) en plein
centre ville. Mais le choix est plus grand à Gorbouchka disent les
connaisseurs.
Quinze ans après la disparition de l’Union Soviétique, le cinéma en Russie
est devenu un cocktail d’art et de business féroce. Un exemple : on adore revoir
les vieux films. De nombreuses chaînes de télé les diffusent, les spectateurs
les plus âgés les connaissent par cœur et sont capables de les raconter épisode
par épisode. Ces films sont une bouffée d’oxygène dans l’atmosphère très lourde
de la télévision russe, riche en émissions sur les accidents de la route et les
affaires criminelles et qui transmettent des images d’une extrême
violence. Ainsi ces films attirent-ils les spectateurs qui veulent plonger dans
la douce nostalgie du passé. Mais le rappel à la réalité revient avec les
interruptions publicitaires tellement fréquentes qu’à elles seules elles
pourraient provoquer la crise de nerfs.
Le besoin de combler les lacunes de la connaissance du passé, de connaître
l’histoire du pays dans sa continuité, mais en même temps, l’impression d’être
au début d’une toute nouvelle époque, sont ressentis tant par les spectateurs
que par les créateurs. Il serait peut-être prématuré d’annoncer les grandes
tendances du cinéma russe contemporain, sachant que la récente période de la
vraie renaissance cinématographique ne compte que quelques années. Mais on peut
déjà dire qu’une nouvelle analyse du passé, libre (ou presque) de contraintes
idéologiques et du messianisme communiste, a bien lieu aujourd’hui. On peut
aussi observer quelques essais de confrontation avec le présent, salués par les
professionnels, comme semble le prouver, notamment aux festivals nationaux, le
succès de films tels que
Jouer les victimes et
Je n’ai pas
mal.
Le cinéma qui se dépêche de profiter de la nouvelle liberté pour dire des
choses qui depuis longtemps brûlent la langue : cette tendance a commencé au début
de la "perestroïka" et de la "glasnost" avec
La Petite Vera, 1988,
Est-il facile d’être jeune ? 1987,
Assa, 1988,
Tragédie dans le
style rock, 1988,
Le Syndrome asthénique, 1989 et a continué dans les
années 90 avec Armavir, 1991,
Prorva / Moscou parade, 1992,
Musulman, 1995, Trois histoires, 1997 etc. Chacun de ces films
reflétait à sa façon le chaos et le désarroi qui régnaient dans la société
russe. Plusieurs films de cette génération sont oubliés aujourd’hui non
seulement parce qu’ils ont été privés d’exploitation, en effet, à l’époque, les salles
du cinéma étaient souvent fermées, mais aussi, parce que plutôt sinistres, ils avaient du mal à attirer les spectateurs. C’est seulement vers la fin
des années 90 que les réalisateurs montrent leur envie de revenir vers leur
public et se posent des questions liées au box office.
On peut considérer que les vrais changements commencent à partir de 1995
lorsque sont tournés
Particularités de la chasse nationale,
1995 et Le Voleur et l'enfant, 1997. Le film
Mama de Denis
Evstigneev, en 1999, avec son casting de jeunes acteurs les plus populaires de
l’époque, est l’une des premières tentatives de réconciliation avec le cinéma
commercial. C’est une période de transition, de transformation du cinéma de
réalisateurs en cinéma de producteurs et ce n’est pas par hasard que les
historiens et les critiques aiment tant utiliser l’expression "les années
zéro" en parlant du cinéma du début du nouveau siècle, successeur des dures
années 90.
La critique de cinéma Nina Tsirkoun a souligné une particularité importante
du cinéma soviétique qu’elle a appelé "lingua-centrisme ". Dans le cinéma
d’avant 90, il existait une forme particulière de scénario nommée "scénario
littéraire" qui précédait la feuille de dépouillement de chaque scène, faite
par le réalisateur et d’emblée très technique. En tant qu’œuvre littéraire à
part entière, les scénarios littéraires étaient adaptés et à la lecture et à la
publication. Ainsi étaient-ils directement exposés aux jugements des
professionnels et des lecteurs de journaux, fait bénéfique pour maintenir leur
qualité narrative.
Dans les années 90 le scénario littéraire, et son côté linéaire, a peu
à peu laissé place à des formes moins définies. Cela s’explique non seulement
par la nouvelle mode "post-moderniste", mais aussi par la venue au cinéma
d’une jeune génération de réalisateurs issus du milieu publicitaire ou de celui
de la production de clips musicaux. La nouvelle esthétique des films, lorsque
l’histoire est présentée en petits fragments, a eu un effet particulièrement
néfaste, car la capacité des auteurs à raconter une histoire cohérente semble en
avoir été très affectée. Ainsi, le reproche le plus courant que l’on a pu faire
à plusieurs films de la période post-soviétique est précisément l’absence d’un
scénario qui tenait la route.
On ne peut pas dire pour autant que le cinéma russe contemporain n’a pas
voulu garder la grande tradition du psychologisme et du réalisme du cinéma
soviétique. Mais le problème
du manque de bons scénarios continue à exister. Il est possible que les écoles
qui forment les scénaristes n’arrivent pas à suivre le
développement rapide de la
production cinématographique. Cela peut être aussi le cas pour les réalisateurs,
ce que explique le nombre croissant de films faits par des gens venus d’autres
métiers, notamment des metteurs en scène de théâtre. On pourrait aussi parler de
la part importante de premiers films, là où
l'on perçoit le talent d’un
jeune réalisateur mais aussi son peu
d’assurance et d’expérience.
Il faut encore ajouter que les mesures fiscales prises par l’État russe
entre 1999 et 2001 pour faciliter l’accroissement de la production
cinématographique, notamment, l’exemption d’impôt sur les recettes sur investissements dans le cinéma, ainsi que l’exemption de TVA sur les services
dans le domaine de la production, ont attiré vers le cinéma des gens qui étaient
davantage préoccupés par le retour sur investissements que par la qualité des
films. On peut aussi regretter la disparition, dans les équipes de tournage,
d’un rédacteur, dont la responsabilité était autrefois d’apporter le regard
objectif d’un expert sur le scénario et sur le film et qui, souvent à tort,
était perçu comme un censeur.
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Avec son film
La Neuvième compagnie
[Une autre traduction du titre est Le Neuvième escadron - Kinoglaz], 2005,
Fiodor Bondartchouk
s’en est pris à un thème qui est loin d’être anodin, celui de la guerre menée
par l’URSS en Afghanistan dans les années 80. Fils du grand réalisateur du
cinéma soviétique Serguei Bondartchouk, dont les films
Le Destin d’un homme,
1959 et Ils ont combattu pour la patrie, 1975, sont entrés dans les
annales des meilleurs films à thématique militaire, il a relevé un double défi :
d’abord celui de se voir comparer à son père, ensuite aborder un thème qui, à ce
jour encore, divise la société russe, partagée entre le sentiment patriotique et
la désapprobation violente de la politique impérialiste de l’Etat.
La campagne publicitaire qui a précédé la sortie du film a insisté sur
l’authenticité du récit et pendant plusieurs jours la presse et la télévision
ont préparé le terrain en parlant des recherches documentaires approfondies
faites avant le tournage. Mais la vérité des uns ne correspond pas toujours à
celle des autres et un objectif artistique s’autorise parfois des accommodements
avec les faits réels, ce qui a valu à La Neuvième compagnie des critiques
de la part des vétérans de la guerre en Afghanistan. Les approximations dans le
scénario auraient encore pu passer si un autre point n’avait soulevé une
polémique beaucoup plus importante : les dernières phrases prononcées par le
jeune soldat, seul survivant de la fameuse compagnie. A la fin de film il
déclare que ses copains se sont fait tuer parce qu’ils avaient été oubliés par
le commandement, que les sacrifices humains de cette guerre ont été
inutiles et que, de toute façon, deux ans plus tard, le pays pour lequel ils
avaient combattu, l’URSS, n’existerait plus. Une telle conclusion pour un film se
voulant un drame militaire à forte connotation patriotique a justement été jugée
par certains comme révélateur du manque de patriotisme d’un golden boy
qui, grâce à la célébrité de son père, n’a jamais été obligé de risquer sa vie
pour le pays (Fiodor Bondartchouk n’a en effet, ni combattu en Afghanistan, ni
fait la guerre en Tchétchénie).
Néanmoins, en s’appuyant fortement sur l’exemple des grands films américains
et en employant des moyens techniques considérables, l’équipe de tournage a
réussi à créer une fresque impressionnante de la guerre et une œuvre à fort
impact émotionnel. La Neuvième compagnie est devenue un de leaders
du box-office russe avec plus de 25 millions de dollars de recettes après quatre
semaines de projection en salle. Le secret de ce succès, comparable au succès de
Dozors (Night Watch et
Day Watch de
Timur Bekmambetov), mais avec
une campagne publicitaire moins onéreuse, s’explique non seulement par
l’importance du thème traité, mais aussi par la popularité de Fiodor
Bondartchouk, personnage mondain, acteur et animateur de télévision très
charismatique, une des valeurs sûres du star-système russe. La touche "people" est d’ailleurs perceptible dans le film car quelques petits rôles ont été
attribués, sans raison artistique apparente, à des acteurs très célèbres, comme
Stanislav Govoroukhine, Mikhail Efremov et Aleksandr Bachirov, ce qui est en
contradiction avec l’image même de cette guerre, bien éloignée de la société
moscovite, et qui fut une tragédie pour des familles modestes ayant perdu leurs
fils dans un anonymat absolu.
En 2005 La Neuvième compagnie a été l’un des événements
cinématographiques les plus médiatisés. La récente décision de proposer le film
à la sélection aux Oscars semble avant tout un choix conjoncturel, non seulement
pour se comparer aux grosses productions du genre, mais, probablement aussi pour
dire aux Américains, dans cet esprit de compétition éternelle : "Regardez, nous
étions en Afghanistan (et nous avons échoué) avant vous !". La discussion
autour du film montre aussi le rôle joué dans notre jugement par la mythologie
sociale. La manière pessimiste de voir et de décrire les choses, "rien ne va
plus"devenu cliché, appartient en quelque sorte à la mythologie des années 90.
Aujourd’hui, à l’intérieur du pays, la vision de la société est en train de
changer, on est beaucoup moins réceptif à la critique sociale et une "happy end"
est de nouveau attendue. Parfois on se permet même un peu de nostalgie de l’époque
du «socialisme développé.
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Parlons maintenant d’un autre film sur la guerre. Avec
Transit d’Aleksandr Rogojkine, il s’agit bien de la Deuxième guerre mondiale et du combat
contre les nazis. Cependant, ce film bouscule les lois du genre. Quelque part en
Tchoukotka, dans le Nord de la Russie, se trouve un petit aérodrome où des
pilotes américains, venus d’Alaska, remettent des avions à des pilotes russes
dans le cadre d’un programme d’aide. Ces avions américains, sur lesquels on a
peint les étoiles rouges de l’armée soviétique, passent un control technique et
partent vers l’Ouest pour le front. Il n’y a pas de scènes de bataille et seuls
deux personnages meurent pendant le film, mais, ces morts, nous ne les verrons
pas.
Il faut dire que lorsqu’il s’agit d’un film à thématique militaire, le
spectateur est vite tenté de porter un jugement à partir des innombrables
clichés dramaturgiques qui existent dans le cinéma russe, très riche en films de
guerre et, notamment, en films sur l’aviation. Parmi eux on peut citer aussi
bien des films dramatiques que des comédies telles que Le
lent voyageur du ciel, 1945, de
Semion Timochenko,
Seuls les anciens vont au combat,
1973, de Leonid Bykov,
Normandie-Niemen, 1960, de Jean Dréville, une
co-production franco-russe très populaire en Russie.
Mais Transit n’est pas comparable à ce genre du cinéma. Certes, on y
trouve un commandant de base militaire fort déplaisant, mais nous comprenons dès
le début que son comportement agressif vient de ses blessures de guerre. Il y a
aussi un très beau capitaine, à qui on aurait pu attribuer la fonction de héros
positif, mais pratiquement aucune histoire ne lui est associée, en dehors de la
forte animosité, longtemps inexpliquée, qui existe entre son commandant et lui.
On aurait pu attendre une intrigue du fait que les pilotes américains sont en
fait de jeunes Américaines, et cela aurait pu conduire à quelque belle histoire
d’amour. On aurait enfin pu parler des différences culturelles entre Russes et
Américaines. Mais rien de tout ça. Les problèmes linguistiques sont une barrière
infranchissable et les contacts entre les Américaines et les jeunes pilotes
russes n’évoluent pas au delà d’échanges de photos.
Un autre film revient alors en mémoire :
L’été froid de 53, d'Aleksandr
Prochkine. La base militaire dans Transit abrite deux hommes revenant de goulags
russes : un neurochirurgien devenu botaniste et un ancien constructeur d’avions
devenu cuisinier : Rosenfeld et Romadanovski. Après avoir passé plusieurs années
en camps, condamnés sur des accusations complètement fantaisistes comme par
exemple d'avoir été espion roumain, ils commencent timidement à revivre,
retrouvent leur dignité et sont de loin les personnages les plus sympathiques du
film sans pour autant devenir les héros principaux.
Finalement, il semble que le fait de raconter un destin individuel n’est pas
vraiment intéressant pour le réalisateur. La structure dramaturgique de
Transit est figée dans une très longue exposition et elle fait du film une
espèce de mosaïque, une sorte de paysage plein d’histoires et de caractères
différents. Rogojkine décrit un monde décalé, injuste, basculant du drame à
l’humour, mais ne veut nous raconter ni le début ni la fin des événements. On se
retrouve alors avec une histoire d’amour plutôt molle, plutôt devinée que
réelle, un meurtre, auquel on n’a pas assisté et dont le mystère non élucidé n’a
pas vraiment d’importance. Mais par ce biais, on commence à deviner beaucoup de
choses et on prend conscience du grand moulin stalinien qui a écrasé tant de
vies. En ce sens, le film apporte quelque chose de neuf, d’impossible à classer
à partir d’exemples déjà existants. Le miroir d’une époque, une prise de vue et
un réalisateur qui laisse les spectateurs tirer leurs propres conclusions.
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Deux films de 2006 sont souvent cités ensemble :
Jouer les victimes, de
Kirill Serebrennikov et
Je n’ai pas
mal d’Aleksei Balabanov. Primés
aux deux plus importants festivals nationaux Kinotavr et Une fenêtre sur
l’Europe, ces films sont en quelque sorte la nouvelle vitrine du cinéma russe
contemporain. Un de leurs points communs est la façon de traiter la réalité
plutôt au "deuxième degré", avec une apparente légèreté que l’on peut aussi
remarquer dans d’autres productions russes récentes et qui est visiblement un signe des
temps.
Le spectateur de
Jouer les victimes va noter assez rapidement que
l’histoire personnelle du héros (le jeune comédien Youri Tchursin dans le rôle
de Valentin) rappelle étrangement l’histoire d’un certain prince danois. Comme
dans la tragédie shakespearienne, le père de Valentin est mort, l’oncle
entretient une relation amoureuse avec sa mère, le fils simule (ou non) la folie
et dès les premières séquences du film on comprend très naturellement que
quelque chose ne va pas dans le royaume. Cela devient encore plus évident
lorsque l’on découvre que le métier du héros consiste à jouer le rôle de
victimes dans le cadre de reconstitutions organisées par la police pour des
enquêtes criminelles et qui sont filmées en vidéo.
L’indescriptible bizarrerie de ce travail, considéré par tout le monde comme
parfaitement normal, ainsi que la diversité des situations de meurtres, toutes
plus délirantes et absurdes les unes que les autres, sont en étrange harmonie
avec le monde extérieur. La tragédie shakespearienne se transforme en farce.
Le réalisateur Kirill Serebrennikov, qui a déjà mis en scène au théâtre
cette même pièce des frères Presniakov, ne se prive d’aucune liberté dans le
choix du langage cinématographique. Les images filmées sont suivies d’images
d’animation, les scènes dramatiques de scènes proches de la variété (notons
l’apparition de l’actrice Lia Akhedjakova dans le rôle d’une japonaise "avec
expérience"), et tout cela se termine en apothéose par l’impressionnant
monologue du capitaine de police tenu dans un langage très peu littéraire. Toutes les
maladies de la Russie sont exhibées sans pitié. Pendant la projection, on rit et on
pleure, on sort abasourdi de la salle après ce film extravagant dont aucune scène
n'est crédible mais en se disant que tout cela est vrai.
A l’inverse de ce que l’on aurait pu imaginer en lisant le synopsis de
Je n’ai pas
mal, Aleksei Balabanov (que l’on connaît plutôt provocateur) n’a
pas eu l’intention de faire un film tragique. Contrairement à Jouer les
victimes et son célèbre monologue final, ce film laisse une
impression très particulière d’absence de message, de vide, de fin trop brutale
et inattendue, un peu comme dans les nouvelles d’Ivan Bounine. Il s’agit d’un
mélodrame mélancolique, plein de petites histoires personnelles et de phrases
énigmatiques telles que : le plus important dans la vie c’est de trouver les
siens et de se calmer. Balabanov garde ses distances avec le genre choisi.
Tata est atteinte de leucémie, sa maladie est incurable et, devant la mort,
elle veut libérer sa vie de toutes fausses notes. Elle refuse le conformisme, ne
veut plus employer les mots qui plaisent et débarque avec sa vérité, même si
elle sait que cela peut faire mal. Abandonnant toutes les choses qui n’ont plus
d’importance (en dehors de boire, fumer et avoir un amant), elle veut profiter
pleinement de sa dernière relation amoureuse avec Misha, un jeune designer qui
lui propose ses services. Le rôle de Tata a été écrit pour
Renata Litvinova et,
probablement, seule Litvinova pouvait vraiment l’interpréter. Là où les autres
actrices auraient pu être tentées par le système Stanislavski, Litvinova, fidèle
à elle-même, excelle dans sa façon la plus artificielle de bouger et de parler,
tout en restant extrêmement séduisante (contrairement à ses craintes avant le
tournage, car le réalisateur avait insisté pour qu’elle se rase les sourcils).
Une étrangère incomprise, une marionnette fragile, Litvinova est incroyablement
à sa place dans de ce film plein d’une triste ironie. Tata prétend avoir
seulement 27 ans, elle affirme être venue de Koselsk (une petite ville de
province dont très peu de gens connaissent l'emplacement), vole de la
nourriture lors d’une soirée chic et, en vraie femme entretenue, s’énerve à
cause d’un horrible canapé couleur ketchup qu’elle avait acheté avec "son propre
argent".
C’est la scène finale du pique-nique dans la nature qui pourrait donner la
clé de l’énigme de Je n’ai pas mal. Si au début du film, on
peut encore dater les événements : années 90 avec la folie des rénovations
d’appartements "à l’européenne" et la fête annuelle de l’infanterie, quand la
police russe a peur des hommes aux bérets bleus (peut-être un clin d’œil aux
autres films de Balabanov comme
Frère, Frère 2 et Guerre), la fin
de l’histoire se passe hors du temps, et sans lieu précis. C’est de façon
complètement anachronique, qu’au son du célèbre tube des années 70 Mammy Blue,
les héros se rassemblent, boivent, discutent et pleurent. Quelque part au milieu
de la campagne russe, là ou les âmes sœurs se retrouvent et où, à l’approche de
la mort, car ce pique-nique est aussi une fête d’adieu pour Tata, un strict
minimum de bonnes choses est amplement suffisant pour rendre heureux.
Il reste enfin à ajouter que Nikita Mikhalkov a décidément pris goût à jouer
des petits rôles chez Balabanov (c’est sa deuxième apparition après
Colin-maillard, 2005) et il s’éclate dans le rôle d’un nouveau riche qui
entretient Tata. Serguei Makovetski, un des fidèles de Balabanov depuis
Trofime, 1995, joue le médecin de Tata, malheureux coureur de jupons,
alcoolique et très attaché à sa patiente. Notons aussi les noms de trois jeunes
acteurs: Aleksandr Yatsenko (synchronisé par Yevgeni Mironov, plus expérimenté)
dans le rôle de Micha, Dmitry Dujev qui interprète Oleg, un "homme bien" selon
l’idée du réalisateur et Inga Oboldina-Strelkova dans le rôle de Alia (elle joue
avec la perruque de Victor Soukhoroukov dans le film Colin-maillard). Au
cours des épisodes on peut aussi voir d’autres figures du cercle des amis
d’Aleksei Balabanov et de son producteur
Serguei Selianov : le producteur et
ancien directeur du festival de Kinotavr, Mark Rudinstein dans le rôle de client
Zilberman, le réalisateur Dmitri Meskhiev dans son propre rôle.
Même si cela peut paraître moralisateur, on est obligé d'évoquer
l’impressionnante quantité d’alcool consommée, aussi bien dans ce film que dans
d’autres productions russes récentes. Connaissant le fort impact de ces films
sur les jeunes spectateurs, on peut dire que les réalisateurs russes
auraient encore
quelques bonnes résolutions à prendre.
▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪
Mais aussi et comme toujours, en 2005- 2006, il y a beaucoup de films qui
parlent des relations amoureuses. Sans pouvoir préparer un dossier complet sur
le sujet, choisissons-en deux, l’un qui s’adresse à la génération de 30-40 ans :
Liaison d’Avdotia Smirnova et l’autre, fait pour les jeunes de 20-25
ans :
Piter FM d’Oksana Bytchkova. Pour les deux réalisatrices il s’agit
d’un premier film.
Ilya et Nina, mariés chacun de leur côté, vivent une histoire d’amour.
Garder la liaison sécrète devient difficile, d’autant plus que l’un vit à
Moscou, l’autre à Saint-Pétersbourg et que chaque rencontre demande un
déplacement. Les époux respectifs commencent à soupçonner l’infidélité,
l’atmosphère familiale s'alourdit et une décision quant à
l’avenir de leur relation doit être prise. Telle est histoire, racontée dans le
film Liaison. La réalisatrice Avdotia (Dunia) Smirnova n’est pas une
inconnue dans le paysage médiatique russe. Fille du réalisateur et acteur Andreï
Smirnov, elle a écrit des scénarios pour le réalisateur Aleksei Uchitel et
présente depuis quelques années une émission à la chaîne NTV.
Le reproche que l'on peut formuler, et qui
va en s'accentuant au fur et à mesure
que le film se déroule, est que l’on anticipe trop facilement les
rebondissements, comme si on lisait un magazine féminin chez le coiffeur. C’est
un peu la problématique des talk-shows d’après midi … eh oui, quêter l’amour en
approchant la quarantaine peut paraître ridicule,… eh oui, il est difficile de
tromper son conjoint, surtout s’il est attentif et aimant, … eh oui, une
aventure amoureuse, quand on a déjà une famille, ça peut faire des dégâts.
Au début, il est difficile de croire qu’Anna Mikhalkova peut jouer le rôle
d’une briseuse de ménages. Elle est un peu ronde, mignonne, mais, disons, rien à
voir avec Fanny Ardant. Cependant, à un moment
donné, on commence à sentir qu’elle attire Ilya (un businessman très occupé,
interprété par Mikhail Poretchenkov), par sa tendre féminité, sa fraîcheur, sa
joie de vivre. C’est la belle crise de la quarantaine, quand on se dit que rien
ne va plus dans son ménage, que l’on ne se parle plus, ne se comprend plus et
que l’on ne partage plus rien. Alors, on commence à chercher ailleurs. Dans
l’excitation de cabines d’essayage, dans le secret des chambres d’hôtel, dans un
café romantique au bord de la mer, on essaie de revivre ses 20 ans.
Peut-être le final du film va-t-il déplaire à tout le monde, à ceux qui
croient en l’amour romantique et à ceux qui n’y croient pas. Cependant, nous
allons certainement nous souvenir de ce magnifique ricanement de bonheur, à la
fois heureux et idiot, visible sur le visage des héros au début de leur
histoire. On reconnaît les situations, on se laisse prendre au jeu et on a de la
compassion pour Ilya et Nina. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un cinéma d’apprentissage encore inachevé, ce qui se voit notamment dans le
montage en parallèle des premières séquences : eh oui, lui, il vit à Moscou et
elle à Saint-Pétersbourg. On peut seulement regretter que le film ne sorte pas
des idées reçues et des formules toutes faites, même s’il reste très agréable à
regarder grâce aux acteurs sympathiques, à plusieurs petites séquences pleines de
romantisme et à la musique signée notamment par Boris
Grebenshchikov.
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La belle ville de Saint-Pétersbourg est souvent sollicitée ces derniers
temps pour le tournage de films. Certains, comme
Inspiration-Expiration / Ne
me quitte pas d’Ivan Dykhovichny
ont été carrément imprégnés par l’esprit sombre et froid de cette ville, les
autres (et c’est presque une tradition dans la culture russe) soulignent son
côte noble à l’inverse d’une Moscou populaire et chaotique.
Pour les créateurs du film Piter FM, Saint-Pétersbourg est aussi
beaucoup plus qu’une impressionnante coulisse, elle est l’un des héros du film.
Vivre dans cette ville est en quelque sorte une garantie de garder son intégrité
personnelle et, au milieu de tous ces magnifiques canaux et immeubles
historiques, d’avoir la chance de faire une rencontre avec l’amour de sa vie.
Piter FM de la jeune réalisatrice Oksana Bytchkova est né grâce à
deux hommes très importants du cinéma russe d’aujourd’hui :
Igor Tolstounov et
Aleksandr Rodnyansky, producteurs talentueux et nouveaux propriétaires du
festival de Kinotavr. C’est pourquoi on peut avec beaucoup de certitude
qualifier ce film comme étant "un cinéma de producteurs", expression que l’on
utilise souvent en ce moment. Conçu comme une histoire romantique destinée au
jeune public, le film remplit tout à fait son objectif.
C’est un plat préparé avec les meilleurs ingrédients (on aurait pu dire
"ingrédients de rêves" mais ce sera le titre d’un autre film) : les
magnifiques images de la
très romantique Saint-Pétersbourg, la musique de groupes
russes populaires et l’apparition exceptionnelle dans le film (cameo
appearance comme il est indiqué sur le site de Piter FM) des célèbres
Vladimir Machkov, Aleksandr Khvan et Andreï Krasko.
Il s’agit de l’histoire très simple de rencontres manquées entre deux jeunes
personnes à priori destinées l’une à l’autre. Le garçon a trouvé par hasard le
portable perdu par la fille et tente de le lui rendre. Entre leurs brefs appels
téléphoniques et malgré le fait qu’ils se croisent constamment dans les rues,
ils ratent leurs rendez-vous les uns après les autres, en laissant le spectateur en
suspens, y aura-t-il ou non une fin heureuse ? Pour ceux qui n’ont pas vu le
film, laissons cette question ouverte et félicitons les producteurs pour le
lancement réussi d’un vrai produit marketing de qualité, honoré par de très bons
chiffres au box-office (le film sorti en 333 copies a fait de plus de 7 Millions
de dollars de recettes en 32 jours d’exploitation).
▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪
Au cours de l’été 2006, la société Central Partnership et le producteur
Ruben Dishdishyan ont sorti
Le Coin des filles du réalisateur
Youri
Moroz. Ce film rappelle beaucoup les fameux films noirs produits en Russie dans
les années 90. On y parle des prostituées des rues, des filles venues de petites
villes, avec ou sans l’intention de gagner leur vie avec leur corps et qui se
retrouvent en situation de danger permanent, tout en bas de l’échelle sociale.
Certaines se voilent la face et se disent que tout cela n’est qu’un passage
difficile, d’autres sont plus lucides et deviennent à leur tour proxénètes,
trouvant ainsi une réponse très pragmatique à la question de savoir comment s’en
sortir.
Avant de commencer une carrière de réalisateur, Youri Moroz était acteur,
formé à l’école du MKHAT (Théâtre académique de l’Art) et au
VGIK (Institut
national du cinéma), où il a été l'élève de Serguei Guerassimov et de Tamara
Makarova. Ceci a son importance lorsque l’on voit que les actrices du film,
dont la fille et la femme du réalisateur, ont été amenées à jouer des scènes
difficiles et d’une très grande violence.
Le film existe en deux versions : une pour le cinéma et l’autre, plus
longue, pour la télévision. Il a été tourné avec une caméra numérique et
transféré plus tard vers la pellicule 35 millimètres. Pour arriver à avoir un
effet documentation, on n’a utilisé que des sources de lumière naturelles, sauf
pour tournage de nuit et pour l’intérieur.
On ne peut pas dire que le thème de la prostitution soit un thème tabou en
Russie, bien au contraire. Les sujets "croustillants" à la télévision ainsi
que les articles de presse sont plutôt chose courante. Dans la vie, les
"papillons de nuit" sont faciles à repérer au bord de la route qui mène à
l’aéroport international, devant les hôtels, dans les gares; les journaux russes
publient par milliers les propositions de massages ou autres services
spécifiques.
Parallèlement à la Pretty woman (1990), le cinéma russe a aussi créé
une image romantique de la prostituée. Malgré la fin tragique du film, la
célèbre "Interdevotchka"(Inter fille, 1989 de réalisateur
Piotr
Todorovsky), une prostituée de luxe qui a trouvé un mari en Suède, a su faire
rêver. Cependant, comme l’a un jour à juste titre remarqué la critique de cinéma
Olga Sherwood, on a complètement oublié de parler de la jeune élève de
l’orphelinat dans le film l’Italien (2004) qui, elle aussi, vendait son
corps. Cela ne fait pas rêver et, dans la Russie d’aujourd’hui, cela n’étonne plus
personne.
Youri Moroz a pris pour décor un vrai trottoir, avec des vraies prostituées,
certaines d’entre elles ont même fait de la figuration. Le Coin des
filles est un film dur, naturaliste, on pourrait même parler d’étude
sociologique, car le réalisateur a donné énormément d’importance au parcours des
jeunes femmes, à leur vie respective et aux raisons qui les ont poussées à
travailler dans la rue. On évoque des détails méconnus liés au métier, on montre
de nombreux clients, depuis les camionneurs de passage jusqu'aux
nouveaux riches sadiques. C’est aussi l’histoire d’une trahison, beaucoup plus
tragique car inattendue.
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Le cinéma russe qui a pris depuis quelques temps un important "coup de jeune"
s’exprime aujourd’hui dans un langage cinématographique libéré, avec courage et
fantaisie. A la recherche d’un public plus large, il montre une croissante
diversité de genres, allant des drames sociaux, aux comédies
excentriques, et en passant par les films historiques, les films d’action et de
science-fiction. Le cinéma pour enfants prend un nouvel élan, ainsi que le
cinéma d’animation et le documentaire. Le mainstream gagne une place de plus
en plus importante entre les blockbusters à gros budget et le cinéma
d’auteur.
Malheureusement, en l’absence quasi-totale de distribution des films russes à
l’étranger, pour un spectateur occidental, l’opportunité de voir les récentes
productions ne se présente qu’aux festivals. Même en Russie, s’il ne s’agit pas
d’un grand projet commercial, la durée d’exploitation en salle dépasse rarement
deux semaines. Comme partout en Europe, le nombre de films achetés à l’étranger,
surtout aux USA, est important et la concurrence est très rude. La sortie
d’un "petit film" reste souvent inaperçue et le manque de budgets de promotion
ne peut être compensé, ni par la présence de noms connus dans le générique, ni
par les récompenses aux festivals. Pour l'instant, la rencontre tant attendue entre
un film et son spectateur, a le plus souvent lieu via les DVD vendus sous les
célèbres immeubles de KGB ou ailleurs.
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