RETROSPECTIVE LEV KOULECHOV AU FESTIVAL DE BOLOGNE

INTERVIEW DE EKATERINA KHOKHLOVA

 

 

Du 28 juin au 5 juillet 2008 à Bologne, dans le cadre du festival Cinema Ritrovato, s’est déroulée une rétrospective des films de Lev Koulechov préparée par Youri Tsivian, Ekaterina Khokhlova et Nikolaï Izvolov, avec la participation du Gosfilmofond de Russie et du Musée du Cinéma d’Autriche. Le programme, qui couvrait la période de 1917 à 1943, incluait les oeuvres les plus connues du réalisateur, quelques extaits conservés d’oeuvres de différentes époques, le montage expérimental Ravnomernoe dvijenie glaz naturchtchika (Le mouvement continu des yeux du modèle vivant), le film muet Quarante cœurs et d’autres films.

La rétrospective a attiré, à juste titre, l’attention de nombreux spécialistes étrangers du cinéma russe et fera date, sans aucun doute, dans l’histoire de la perception occidentale de l’héritage de Koulechov.


Nous vous proposons une interview de la commissaire de la rétrospective, Ekaterina Sergueevna Khokhlova, historienne du cinéma, petite-fille de l’actrice Alexandra Khokhlova, détentrice des archives de L. Koulechov et A. Khokhlova et directrice de la bibliothèque  du cinéma Eisenstein à Moscou.


L’interview a été réalisée par Ana Olenina (Université de Harvard) et traduite en français par kinoglaz.fr.

 

Sur la rétrospective

 

A.O. :  En quoi cette rétrospective des films de Koulechov à Bologne est-elle unique ? Quelles autres rétrospectives importantes de ce réalisateur ont eu lieu au cours des dernières années en Russie et à l’étranger ?

 

E.K. : On peut dire que la rétrospective de Koulechov à Bologne est la plus importante des dix dernières années. Dans les années 90 il y a eu quelques rétrospectives importantes ; par exemple en 1990 au festival de Locarno, puis ensuite, à la Cinémathèque Suisse de Lausanne, ont été montrés non seulement tous les films de Koulechov mais aussi ceux de ses élèves. D’importantes rétrospectives des travaux de Koulechov ont aussi été organisées à la Cinémathèque française en 1991, au festival de Pordenone en 1996. En 1999, au Musée du cinéma de Moscou, a eu lieu une rétrospective consacrée au centenaire de la naissance du réalisateur.

            Ce qui rend la rétrospective de Bologne unique, c’est l’environnement dans lequel furent présentés les films de Koulechov. En effet, le festival de Bologne est principalement consacré au cinéma ancien et ainsi la confrontation de Koulechov à d’autres maîtres de son époque suscite des comparaisons et permet de mieux comprendre la spécificité de l’œuvre de chacun des auteurs. Il est remarquable qu’à Bologne, en parallèle avec la rétrospective Koulechov, on ait pu voir des films de Joseph Von Sternberg. Allant d’une salle de projection à l’autre, on pouvait brusquement prendre conscience du fait que ces deux grands artistes de pays différents avaient créé à la même époque. Ou bien encore, si l’on considère le programme des films de 1908, qui faisait aussi partie du festival de Bologne, il donne une idée du cinéma que pouvait voir Koulechov quand il était enfant.

            Le festival de Bologne est remarquable par son esprit. Il rassemble des chercheurs en cinéma et des admirateurs de films rares venus du monde entier, créant des conditions exceptionnelles d’expression et d’échanges. Par ailleurs, ce n’est pas un festival réservé aux seuls spécialistes, mais un événement culturel auquel participe également un large public. Nous avons été très touchés par l’attention que nous ont portée les organisateurs du festival et les spectateurs de Bologne.

 

 

A.O. : Comment est venue l’idée d’organiser une rétrospective Koulechov et pourquoi avoir choisi Bologne ? Qui est à l’initiative du projet et comment s’est formé le groupe de scientifiques chargés d’en assurer la préparation ?

      

E. K. :  La tradition du festival de Bologne de présenter des films anciens et rares prédispose à de telles rétrospectives. L’idée est née au cours du précédent festival de Bologne et, autant que je sache, appartient au Directeur du festival Peter Von Bach. Dans une discussion avec Youri Tsivian et des représentants du Gosfilmofond de Russie, Dimitri Dimitriev et V. Bossenko, Peter Von Bach a dit que la rétrospective Koulechov, présentée au festival de Locarno en 1990, lui avait paru remarquable et a proposé d’en faire une analogue à Bologne. Le mérite principal de la préparation de cette rétrospective à Bologne revient à Youri Tsivian. On m’a proposé de participer à cette préparation en tant que chercheur spécialiste de l’œuvre de Koulechov et en tant que détentrice de ses archives personnelles. L’historien du cinéma Nikolaï Izvolov a montré à Bologne ses travaux de reconstruction et de description des films de Koulechov.

       

    

A.O. : Comment a été conçu le programme ? Selon quels critères ont été choisis les films de Koulechov ? Avez-vous pu obtenir tous les documents que vous aviez prévu de montrer ?

 

E. K. : On voulait montrer le plus possible, et faire une présentation plus complète mais nous avons dû prendre en considération la quantité de films qu’il était possible de montrer à Bologne. Nous avons beaucoup été aidés par le Musée du cinéma d’Autriche ( Österreichisches Filmmuseum) et, bien entendu, par Gosfilmfond. La première variante de programmation prévue était plus complète. Nous voulions montrer les premières actualités cinématographiques de Koulechov, et on avait aussi envisagé d’inclure des films de ses élèves, par exemple Hé, petite pomme de Leonid  Obolenski. Malheureusement, pour différentes raisons, cela n’a pas été possible. Malgré tout le programme final est assez complet.

 

 

A.O. : Dans votre introduction à la rétrospective pour le catalogue du festival, vous écrivez qu’elle reflète les différentes facettes de l’œuvre de Koulechov y compris les moins connues et qu’elle permettra au spectateur d’aller au-delà des représentations usuelles du réalisateur. Expliquez, s’il vous plaît, ce que vous entendez par là. A votre avis, quelles perspectives offre aux chercheurs cette rétrospective ? Que souhaiteriez-vous que le public en retire ?

 

E. K. : Quand on parle de grands maîtres, l’appréciation de leur œuvre évolue avec les générations. Plus on s’éloigne d’une époque, plus le regard sur sa culture change. D’un côté, nous découvrons de nouvelles choses, acquérons la possibilité de voir dans l’œuvre d’un maître ce que les contemporains n’ont pas remarqué. Ainsi Koulechov, jugé par la critique officielle de son époque comme « formaliste », s’est transformé en un maître de l’art cinématographique reconnu par tous. D’un autre côté, nous perdons la compréhension de l’époque et ce qui, pour les gens du début du siècle précédent, était évident, devient pour nous incompréhensible.

            Dans l’appréciation de l’œuvre de Koulechov, il est usuel de lier son nom avant tout au montage expérimental, au concept « d’effet Koulechov ». Cependant, outre ses expériences et découvertes concernant le langage cinématographique, Koulechov était un maître du drame psychologique. En Russie on n’acceptait pas d’examiner son œuvre de ce point de vue : on ne le louait (ou critiquait) que par rapport à ses recherches sur le langage cinématographique. Mais si on examine l’œuvre de Koulechov dans le contexte de la culture mondiale et si l’on considère le cinéma, et en particulier le cinéma muet, comme un art véritable, alors on comprend que Koulechov était véritablement un grand artiste et un novateur. On a l’habitude de considérer que le cinéma de Bergman, Visconti, Tarkovski, c’est du « véritable » cinéma psychologique sérieux, mais que dans les années 20 on en n’était encore qu’à la « recherche » d’un langage cinématographique …Cependant il ne faut pas oublier que Koulechov a très vite exprimé dans son cinéma ce qui ne s’est pleinement développé que beaucoup plus tard. Prenez ses films Selon la loi / Duralex, la Journaliste, le Grand consolateur, ils sont profonds et subtils par leur psychologie. On peut même dire que Tarkovski, sur le plan psychologique, a emprunté non seulement au cinéma occidental mais aussi certainement à Koulechov.

            La rétrospective présentée à Bologne est importante car elle rassemble un immense auditoire international d’historiens du cinéma, d’archivistes, restaurateurs, réalisateurs, producteurs et de simples amateurs de cinéma. Ce sont des gens qui « font » l’histoire du cinéma, lui donnent un sens. Pour eux, la possibilité d’appréhender Koulechov dans la presque totalité de son œuvre, c’est sans aucun doute la possibilité d’apprécier les multiples facettes de son apport à l’art cinématographique.

 

 

A.O. : La plupart des films de Koulechov montrés dans ce festival n’existant pas en DVD ni en vidéo, sont encore peu accessibles à un vaste public aussi bien en Russie qu’à l’étranger. Qu’est-ce qui fait obstacle, selon vous, à l’édition de tels supports, des difficultés techniques ou financières ou l’absence de demande ? Le spectateur d’aujourd’hui connaît-il suffisamment Koulechov, les historiens du cinéma attirent-ils suffisamment l’attention sur lui ?

 

E. K. : Les films de Koulechov les plus connus sont sortis en VHS ou DVD, ainsi Mister West au pays des bolcheviks, Dura Lex / Selon la Loi, Le Grand consolateur. En Russie on peut acheter en DVD un film aussi rare que Les Sibériens. Mais malgré tous ses efforts pour être accessible à un large public, Koulechov a toujours été un artiste « d’élite ». Les éditeurs de DVD doivent en tenir compte : ils savent que les films de Koulechov ne bénéficieront jamais d’une large demande . Et cela n’est pas nécessaire. J’estime qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter de ce qu’il existe des gens qui ne lisent pas la grande littérature, ne connaissent pas le cinéma classique, n’ont jamais entendu parler de Koulechov, etc. A chacun ses goûts, ses besoins et sa culture. Beaucoup de films de livres et de spectacles tombent dans l’oubli et c’est aux chercheurs de les « découvrir », et de nous remettre en mémoire ce qui a été oublié. La sortie de DVD est une entreprise commerciale. Koulechov n’est pas un artiste grand public et ne l’a jamais été. Les spécialistes de cinéma n’oublient pas le nom de Koulechov, il resurgit obligatoirement dès qu’on parle de montage ou du jeu de l’acteur au cinéma.

 

 

A propos des films de la rétrospective

 

A . O. : Parmi les films projetés, lesquels vous semblent les plus importants ? Lesquels vous voudriez voir sortir en DVD ?

 

E. K. : Les films que j’aime ne sont pas nécessairement ceux qui sont intéressants pour les chercheurs. Par exemple le film  Proryv (La Brèche) soulève un grand intérêt auprès des chercheurs. Il a été tourné en 48 heures. Evidemment ce film non ordinaire est resté peu de temps dans les salles. J’ai revu à Bologne avec beaucoup d’intérêt des films aussi rares que Quarante cœurs, Les Sibériens. Si Mister West au pays des bolcheviks, Dura Lex / Selon la Loi, Le Grand consolateur peuvent être vus, parfois même à la télévision, les films moins connus doivent être recherchés spécialement.

            En Russie, on peut trouver maintenant beaucoup de vieux films en DVD. A votre question de savoir quels films j’aimerais voir sortir en DVD, comme je l’ai déjà dit on ne peut compter sur un tirage élevé. Ce serait bien si était réalisée, pour un petit tirage, une édition spéciale collectionneur pour les bibliothèques, les chercheurs et les étudiants, qui sur un même disque contiendrait les films les plus connus de Koulechov, comme Le Grand consolateur et sur un autre le « Koulechov inconnu » : les premières actualités, le film A la recherche du bonheur ou il est acteur et d’autres films conservés d’Evgueni Bauer où Koulechov était décorateur, et les films Quarante cœurs, La Brèche

 

 

A.O. Parmi les documents particulièrement rares présentés lors de la rétrospective, se détache le film expérimental « Ravnomernoe dvijenie glaz natourchtchika » (1921), montrant une certaine « réaction en chaîne » des mouvements rationnels des acteurs, dont le point culminant est le coup de pistolet. Bien que le film soit exceptionnellement court, il permet clairement d’observer la précision « excentrique » des mouvements et des mimiques, le montage soulignant le mouvement et l’on peut ressentir dans sa plénitude le genre aventure-policier. Pourriez-vous nous parler de ce film ? Sait-on quelle question se posait le studio de Koulechov avec cette expérimentation ? A-t-on conservé la description, l’analyse et les conclusions de ces travaux ?

 

E. K. : A propos de cette expérimentation et d’autres, il faut lire le recueil L.V. Koulechov. Articles. Documents, Moscou ; Ed. Iskousstvo, 1979. Koulechov a commencé à s’intéresser au montage dès ses premiers travaux dans le cinéma. Il a exprimé l’importance primordiale du montage au cinéma dans son article Iskousstvo svetotvorchestva (L’art de la création par la lumière) écrit au printemps 1918. La même année fut tourné son premier film Le Projet de l’ingénieur Pright, où Koulechov a utilisé le montage pour la création de ce qu’il a par la suite appelé Tvorimaya zemnaya poverkhnost (La surface terrestre créatrice). En 1921, ayant reçu en tout seulement 90 mètres de précieuse pellicule [la production de pellicule était alors déficitaire] Koulechov a fait quelques essais de montage, parmi lesquels le film Ravnomernoe dvijenie glaz naturshchika (Le mouvement régulier des yeux du modèle vivant). C’est l’unique expérience de montage qui est entièrement conservée sur pellicule. Après, dans ses travaux théoriques Koulechov s’est exprimé sur les expériences réalisées en 1921, mais il n’a jamais plus mentioné le film Ravnomernoe dvijenie glaz naturshchika.

 

 

A.O. : Dans un petit article écrit par Koulechov en 1946 pour le recueil Comment je suis devenu réalisateur, on trouve ce texte : « Presque tout ce que j’ai fait dans mon travail de réalisateur, sur le plan conceptuel et théorique, dans l’enseignement ou dans la vie est lié à elle [A.S. Khokhlova]». Comment pouvez-vous commenter ce texte ? Quelle place dans la rétrospective de Bologne occupe le travail de réalisation de A.S Khokhlova, « Sacha »

 

E.K. : Est-ce que vraiment cette phrase a besoin d’être commentée, tant elle exprime clairement la relation de Koulechov avec Alexandra Khokhlova. Beaucoup de réalisateurs filment leur femme, et c’est certainement lié à une certaine unité créatrice du couple, une communauté du regard sur l’art. Pour Koulechov, Khokhlova incarnait de façon idéale l’image de l’actrice de cinéma dont il rêvait. Son allure excentrique, sa plastique, son sens artistique étaient inimitables. Elle pouvait tout jouer.

            C’était un couple spirituellement très uni, ils se comprenaient à demi-mot. Récemment j’ai vu le documentaire remarquable « L’effet Koulechov -II» réalisé à l’occasion du centenaire de Koulechov par des étudiants de la chaire de mise en scène du VGIK sous la direction de Viktor Lissakovitch. (Il existe un film plus ancien « L’effet Koulechov » réalisé en 1969 par un étudiant de Koulechov Semion Raïtburt). Dans le film L’effet Koulechov II, on montre une interview d’anciens élèves de la chaire de Koulechov et Khokhlova au VGIK, et l’un d’eux explique qu’ils se comprenaient si bien qu’il leur suffisait d’échanger un regard.

            Koulechov a beaucoup souffert de ne pas avoir pu réaliser certains films parce qu’on refusait qu’il y fasse jouer Khokhlova. A l’époque de Staline, Khokhlova était interdite d’écran à cause de ses origines, car son oncle Evgueni Sergueevitch Botkine,  médecin de la famille impériale, avait suivi, après la récolution, les Romanov en exil et avait été fusillé en même temps qu’eux en 1918.

            Kholhlova, qui n’était plus autorisée à jouer, a voulu se réaliser dans la création et à commencer à faire de la mise en scène. Le film Sacha a été tourné dans le studio Belgoskino de Léningrad, pendant que Koulechov travaillait sur le film Le Joyeux canari à Odessa. On a conservé une correspondance très intéressante entre Khokhlova et Koulechov pendant ces mois-là : ils y parlent de leurs difficultés et de leurs réussites et se donnent mutuellement des conseils.

 

 

A.O. : Pouvez-vous nous parler du travail de Koulechov avec Bauer. Dans votre présentation du film Le Roi de Paris, vous avez mentionné que Koulechov a toujours eu beaucoup de respect pour Bauer, même à l’époque où le cinéma d’avant la révolution était considéré comme produit de la société bourgeoise. Cependant il me semble que le film Le Joyeux canari apparaît, dans une certaine mesure, comme une parodie des mélodrames raffinés des années 1910, ou bien je me trompe ?

 

E. K. : En effet, Koulechov n’a jamais . La considération qu’il éprouvait pour son maître, est présente dans le premier travail théorique sérieux de Koulechov sur le cinéma L’étendard de la cinématographie (1920)[1] sur la première page duquel est écrit cette dédicace : « En mémoire du merveilleux cinéaste et homme Evgueni Fanzevitch Bauer ». Koulechov est venu chez Bauer alors que, âgé de 17 ans, il était étudiant, dans une école technique de Moscou, en peinture, sculpture et architecture. Bauer était à l’époque un des réalisateurs russes les plus importants et respectés. Il est étonnant que, non seulement il a engagé le jeune artiste, mais il lui a confié une tâche aussi importante que la création des décors, quasiment l’élément le plus important pour donner l’atmosphère originale de ses célèbres compositions. Bien sûr Bauer contrôlait le travail de son protégé. Mais le seul fait que Koulechov ait été admis, témoigne de la confiance qui lui a été faite. C’était un grand honneur. Bauer a découvert le talent du jeune homme et apprécié l’originalité de sa personnalité.

            Le film Le Joyeux canari n’est pas une parodie de Bauer. On ne peut le penser que si on fait abstraction du contexte culturo-politique des années 1920. A cette époque s’étaient déjà formés des stéréotypes bien particuliers pour représenter la bourgeoisie, c’est pourquoi il était peu probable que Koulechov  pût montrer autrement sur écran des distractions de café-concert. Ce n’est en aucune façon une critique frontale de Bauer. Le joyeux canari n’a pas été complètement conservé, de sorte qu’il est difficile de prouver quoi que ce soit sur le film avec certitude.

 

 

A.O. : Dans quelle mesure les films idéologiques pour enfants, que Koulechov a dû réaliser pendant les années 1940 sur commande des « sphères supérieures », reflètent-ils son art ?

 

E. K. : Il me semble que dans toutes les grandes œuvres d’art, dans les grands films il y a toujours d’abord un souffle créateur, ce que l’on appelle l’aura de l’auteur ou sa force magique. Quand survient la première impression forte, le spectateur commence à essayer de « disséquer » le film, à en apprécier la composition. Mais il reste quelque chose d’inaccessible, de mystérieux qui résiste à l’analyse. Et c’est justement ce qui différencie le grand art. La force d’une œuvre ne résulte pas seulement de la conjonction de ses éléments soigneusement accumulés. Un film peut avoir d’excellents acteurs, un scénario convaincant, des costumes luxueux, un éclairage savamment organisé, etc. et pourtant il lui manquera quelque chose. Le film ne sera pas considéré comme une œuvre d’art, s’il est dépourvu d’inspiration personnelle, s’il ne contient ce « quelque chose » de mystérieux qui rassemble des éléments épars pour créer un monde inimitable. C’est ce « quelque chose » qu’on ressent dans les chefs d’œuvre de Koulechov tels que Dura Lex / Selon la loi et Le Grand consolateur.

            Les films pour enfants que Koulechov a dû réaliser, il les a réalisés comme un professionnel. Ces films sont bien construits, si on les considère du point de vue de la mise en scène. Mais, à mon avis, on retire de ces films une impression d’inachevé, en quelque sorte ils se délitent en morceaux épars. Indiscutablement, il n’a pas mis dans ces films toute son âme. On sent que Koulechov savait travailler avec les acteurs, il savait faire le montage, mais faire de ces films un tout ne l’intéressait pas.

 

 

A propos des archives conservées par la famille de Khokhlova.

 

A.O. : A. Khokhlova a su rassembler et conserver un ensemble unique d’archives, liées à l’œuvre de Koulechov et de ses collaborateurs. Quels documents y sont conservés ?

 

E. K. : Koulechov n’a jamais lui-même rassemblé ses archives et prenait peu de soins de ses différents écrits. Mais Aleksandra Sergueevna rassemblait tout et c’est précisément grâce à elle que tout ce matériau unique a été conservé. Pendant la guerre, Koulechov et Khohlova étaient ensemble au studio Soyouzdetfilm à Stalinbad  et les archives étaient restées à Moscou. Sans rien craindre, pendant les années Staline, Koulechov et Khokhlova gardaient tout à la maison y compris des lettres et photographies de gens qui avaient émigré. Par son père A. Khokhlova était née Botkine, petite fille du Sergueï Botkine, et par sa mère, elle était petite fille du mécène P.M. Tretiakov, le fondateur de la Galerie. Ses parents étaient les amis de nombreux artistes, ils recevaient Bakst, Diaghilev, Benois, tous les membres du Monde de l’Art. Dans les archives ont été conservées leurs lettres et leurs photographies. Koulechov et Khokhlova ne jetaient rien, ne détruisaient rien. Au milieu des années 1960, ils ont transmis une grande partie de leurs archives au RGALI, mais quelques documents sont restés chez eux, leur correspondance personnelle, des photographies et aussi des lettres et des photographies liées à la famille d’Alexandra Sergueevna.


 

[1]L’étendard de la cinématographie peut être considéré comme le premier ouvrage théorique de Koulehov sur le cinéma si on ne tient pas compte des petits articles de 1918. «Знамя кинематографии» можно считать первой теоретической работой Кулешова о кино, если не брать в расчет его небольшие статьи 1918 г.