Françoise Navailh : "Cinéma et régimes autoritaires au XXe siècle"

 

Cinéma et régimes autoritaires au XXe siècle. Ecrans sous influence



Le festin pendant la peste

 

Par Françoise Navailh, historienne du cinéma

 

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Cinéma, régime et société soviétiques sont indissociables depuis que Lénine aurait dit "De tous les arts, pour nous le plus important est le cinéma". D'emblée de fortes œuvres novatrices enthousiasment une critique occidentale bienveillante pour des moments et des réalisateurs donnés : l'Age d'or des années 20, les "dissidents", mais impitoyable pour une époque jugée indigne, le système stalinien.
A propos de régime autoritaire, quel en est le cadre temporel ? Stricto sensu l'URSS existe du 30 décembre 1922 au 9 décembre 1991. Les révolutions de 1917 renversent l'autocratie tsariste mais la ligne dure bolchevique n'émerge vraiment qu'en 1928 et, à partir des années 60, le système entre en décomposition. Les contours du "totalitarisme" sont donc imprécis. Quant au cinéma, il n'est pas plus facile à appréhender. Une première approche consiste à égrener manifestes, théories, écoles et chefs-d'œuvre dûment répertoriés. Ce qui donne un "Age d'or" complété par une liste de films épars dans les décennies suivantes. Mais le cinéma et les hommes qui l'ont fait semblent exister hors des contingences politiques. Impossible en URSS où tout relève de l'Etat.
Enumérons alors les lois et résolutions, détaillons les structures, racontons les avatars de la censure. Du coup, que faut-il prendre en compte ? Les films autorisés ? mutilés et autorisés ? prévus et non réalisés ? réalisés et interdits ? détruits ? Quel est l'intérêt d'un film non vu ? Quelle est la valeur d'un film dénaturé ? Quid de l'auteur ? Si l'aval officiel dévalorise ipso facto une œuvre, il faut écarter les chefs-d'œuvre produits au long des 70 ans qu'a duré l'URSS car tous les cinéastes, petits et grands, ont des films honnis et applaudis par le pouvoir. Tous se sont compromis, victimes et complices du système. Voilà pourquoi Eisenstein est périodiquement discuté. Ses contradictions, ses forces et ses faiblesses le placent au cœur du phénomène totalitaire, en font un archétype du conflit créateur-pouvoir. Cependant on ne dit rien alors du cinéma en tant qu'art et de sa réception par le public.
Pourquoi ne pas privilégier le verdict populaire selon l'idée que le talent est récompensé et l'incompétence sanctionnée ? Mais longue est la liste des chefs-d'œuvre incompris et des succès surestimés. La réussite comme l'échec sont parfois des malentendus car les spectateurs, pas toujours contrôlables ni prévisibles, ont leurs propres critères en matière de goût. Pourtant on ne peut les ignorer : les films leur sont destinés ! Les réponses apportées aux questions sur la politique envers le cinéma, l'attitude des professionnels et la réaction du public sont nuancées, complexes et contradictoires. L'interaction entre ces trois pôles constitue l'histoire du cinéma soviétique.


Des Soviets et des décrets

Les Bolcheviks sont des intellectuels du XIX. Le cinéma n'entre pas a priori dans leurs préoccupations malgré la phrase apocryphe de Lénine. Les écrits antérieurs à 1917 sont inexistants, ceux postérieurs très limités. Lénine en janvier 1922 s'inquiète : "Que fait-on pour le cinéma ?" Il insiste sur son rôle éducatif. Comme le dit un slogan "Le cinéma illumine l'obscurité et éclaire les masses". Plus complet est l'article de Trotski "La vodka, l'église et le cinématographe" (Pravda de juillet 1923). Le 7e art y est vu comme un nouvel opium du peuple ; il faut récupérer ce divertissement et l'utiliser. Les trois axes, annonçant l'évolution ultérieure, sont déjà définis : les actualités, la vulgarisation scientifique et la propagande artistique. Le réalisateur est ramené à un simple metteur en boîte qui tourne la manivelle. En 1924, au XIII Congrès du Parti, Staline énonce : "Le cinéma est l'outil le plus efficace pour l'agitation politique. Notre seul souci, c'est d'avoir cet outil bien en mains".
Comme il n'y a pas de précédent, le pouvoir tâtonne et improvise avant de trouver la bonne formule. De remaniement en réorganisation, la montée en puissance du Centre est irrésistible. Le 27 août 1919[1], Lénine signe le Décret dit de nationalisation qui affecte le commerce et l'industrie de la photo et du cinéma au Narkompros (Commissariat du Peuple à l'Instruction) dirigé par A. Lounatrcharski. Auteur en 1905 de "Bases d'une esthétique positive", rare Bolchevik concerné par le cinéma, il sert de relais entre l'intelligentsia et le Parti ultraminoritaire (0,5% de la population en 1922). La nationalisation est confiée en 1920 à une Section pan-russe de photocinéma (VFKO), dépendante du Narkompros, qui doit réquisitionner tout le matériel, inventer de nouvelles structures, contrôler le répertoire, enrôler les bonnes volontés. Mais le pays est à feu et à sang : la Première guerre mondiale a dégénéré en guerre civile. Partout les combats, la famine, le chaos. De février à mai 1919, les salles de Moscou ferment, faute d'électricité.
En mars 1921, l'instauration de la Nep autorise un petit secteur privé. Dans le cinéma, il se limite à l'exploitation des salles. En décembre 1922, VFKO devient Goskino. Il a le monopole de la distribution des films russes et étrangers sur le territoire de la Russie mais pas en Ukraine, Biélorussie et Transcaucasie. Il peut louer des appareils, des salles et des films à d'autres organismes publics (syndicats, armée...) ou privés. Les bénéfices serviront à financer équipements et tournages. En fait, cette structure, prévue pour absorber l'ensemble de la branche, est concurrencée : Sevzapkino et Kinosever à Petrograd (1919), KinoMoskva rattaché au Soviet de Moscou (1922), Proletkult issu des syndicats, VUFKU à Yalta et Odessa (mars 1922), Mejrabpom, société mixte créée en 1924. L'état est censé produire appareils et pellicule. Il faut attendre 1931 pour que s'ouvrent les deux premières fabriques de pellicule et 1933 pour le premier film entièrement tourné sur pellicule soviétique. En attendant, elle est achetée en Allemagne principalement. On utilise le vieux réseau de salles, obsolètes et délabrées. II a de plus diminué. Moscou est passé de 143 cinémas en 1914 à 90 en 1923. Certaines régions ont perdu de 50 à 80% de leur parc.
Le 1° janvier 1925, Goskino se transforme en Sovkino. Il concentre mieux production, distribution, importation et exportation. Il exploite le stock russe et étranger. Depuis février 1923, tout film ancien, nouveau ou importé est examiné avant autorisation par le Glavrepertkom relevant du Narkompros. On y traque l'élément hostile. Résultat : on coupe, on remonte pour rendre conforme, on interdit. L'offre est néanmoins variée. Cohabitent une série de chefs-d'œuvre bien connus (les fameux classiques d'Eisenstein, Poudovkine, Dovjenko, Vertov, etc ), des films soviétiques grand public dont les plus maîtrisés sortent du studio Mejrabpom, et des importations avec un large choix allant de Griffith et René Clair aux comédies, farces piquantes, mélodrames et films d'action.
Lentement, la production nationale progresse. Entre 1918 et 1929, 800 films muets sortent dont 514 pour la période 1925-1929. Au même moment, plus de 260 films américains sont achetés. C'est en 1927 seulement que les recettes des films soviétiques dépassent celles des importations. Celles-ci passent de 72% en 1925 à 48% en 1927. C'est encore trop pour le Parti qui s'en émeut et accuse Sovkino de négliger les ouvriers et les paysans en diffusant trop de films bourgeois par souci de rentabilité, de ne pas savoir imposer son autorité à la profession. Signe de l'importance accordée au cinéma, un grand studio neuf est érigé à Moscou de 1927 à 1931, Mosfilm.
En 1928, Staline parachève son ascension et supprime la Nep. Industrialisation à outrance et collectivisation de l'agriculture ouvrent l'ère des plans quinquennaux au coût humain exorbitant. Une sorte de deuxième guerre civile gagnée en 1934. Ce grand chambardement s'accompagne d'une révolution culturelle.
En mars 1928, s'ouvre la 1ere Conférence du Parti sur le cinéma où s'affrontent apparatchiks et professionnels. Le ton est rude, agressif. La Conférence clôt une décennie disparate et lance un assaut achevé en 1938. En 1929, un décret du Comité Central "Sur le renforcement des cadres dirigeants dans le cinéma" attribue 30% des moyens à l'agit-prop, les films éducatifs et politiques. Au printemps 1930, on liquide les structures encore indépendantes ; seul Mejrabpom, brimé, survit. Sovkino est dissous, remplacé par Soyouzkino[2] C'est une administration centrale chapeautant les 13 studios répartis sur tout le territoire de l'URSS. La structure pyramidale et ses ramifications républicaines, simples antennes, perdure à peu de chose près jusqu'en 1991. Soyouzkino regroupe toute la chaîne de fabrication, du scénario à la distribution, et englobe l'Ecole du Cinéma ouverte en 1919, le VGIK[3]. Les importations diminuent et cessent en 1932. Le pays se ferme (jusqu'à 1955), coupant créateurs et population de l'extérieur. Un plan thématique contraignant, proposé dès 1928 et imposé en 1930, signe la fin de l'autonomie des scénaristes et des réalisateurs. Le plan dit quels thèmes tourner, en quelle quantité et par qui. C'est le début du contrôle tatillon : supprimer, atténuer, corriger, modifier, refaire, interdire. La procédure, plus ou moins assouplie, durera jusqu'au milieu des années 80. En 1954, un article du journal Litgazeta dénonce jusqu'à 10 niveaux de contrôle, avec nouvelles consignes à chaque étape, entre le dépôt du synopsis, l'acceptation du scénario, le choix des acteurs, la constitution de l'équipe, le tournage, le montage, le visa de censure et la sortie normale (ou le refus définitif). Conséquences : des scénarios émasculés et des tournages interminables. La moyenne est de 320 jours mais cela peut aller jusqu'à 2 ou 3 ans. Malgré le tamis idéologique, certains films martyrs peinent à suivre la ligne et sont démodés avant même d'être terminés. Sans compter les interventions de Staline, spectateur numéro un : il lit et amende des scénarios, choisit les acteurs, change les titres, conseille et suggère, morigène... Pseudo-rationnel, le Plan provoqua de graves dysfonctionnements entre objectifs et résultats. Problèmes quantitatifs d'abord. La lourdeur du dispositif fait chuter la production de 128 films en 1930 à 43 en 1935 au lieu des 120 prévus. En 1937, les 62 promis tombent à 24. La distribution est perturbée : elle prévoit, au moment du tournage, des films qui ne sortent pas. L'introduction du parlant ajoute aux difficultés. En 1931, sur 96 tournés, seuls 11 sont sonores. En fait, on produit des films muets jusqu'en 1935. Problèmes qualitatifs ensuite car ne sont autorisés que trois types de films : toiles historiques, épopées révolutionnaires et reflets de la société contemporaine selon un canon bien précis, le réalisme socialiste [4]. Il faut mêler prose et héroïsme, quotidien et surhumain dans une forme accessible à tous. En 1935, le responsable du cinéma publie "Un cinéma pour des millions". Inspirés par les directives du Parti, les artistes chantent les exploits des stakhanovistes et exaltent les chantiers formidables mais interdiction de montrer la sombre réalité sous peine d'être accusés de calomnie. L'art invente donc un réalisme improbable, une abstraction mièvre et académique. Le triomphe de la carte postale. Sont bannis le pessimisme, le doute, le mauvais temps, les estropiés, la mort. De l'enthousiasme, de l'ardeur ! La Patrie nous appelle ! Au travail ! En avant ! Pour Staline, hourra !
En 1936, une violente campagne contre le "formalisme" est lancée. Elle vise l'avant-garde. Les vociférations s'achèvent sur l'autoflagelletion publique des accusés, leur mort rituelle devant un aréopage de juges patelins et menaçants. Double but : briser les artistes incriminés et intimider l'ensemble de la profession[5]. Les cinéastes sont sommés de se soumettre ou de se démettre. Ont-ils le choix ? On ferme Mejrabpom, dernier vestige d'autonomie. Désormais, le moindre écart au dogme est taxé de formalisme et entraîne des sanctions. Les oeuvres non conformes s'empilent sur les étagères. En 1939, la production cinématographique passe sous la coupe directe du Comité Central où A. Jdanov veille à l'application des instructions du Parti.
Le 22 juin 1941, la guerre éclate. Les studios de Moscou, Leningrad et Kiev sont évacués en Asie centrale. Ils fusionnent au sein du COKS qui produit 80% des films. En résonance avec une guerre inouïe, le thème patriotique engendre des oeuvres fortes. Spontanément, en raison du désarroi premier de Staline et de la désorganisation générale, un relâchement idéologique pointe. Un certain espace de liberté permet l'expression de simples sentiments humains. La comédie "Quatre cœurs", jugée trop frivole en 1941, est autorisée en 1944. Le peuple reprend son souffle et espère des lendemains enfin paisibles, y compris sur le front intérieur. Fin 1944, les studios sont rapatriés. Comme en 1918, tout est à reconstruire : les studios, les salles. Il y a pénurie de matériel, il faut à nouveau importer. Manque même le papier pour imprimer les affiches.
Depuis 1943, le tournant décisif de Stalingrad, le chef suprême prépare sa reprise en main de la société. L'Internationale cesse d'être l'hymne soviétique[6] L'armée retrouve les épaulettes d'avant 1917, la mixité dans les écoles est supprimée, le divorce rendu quasi impossible... Pour associer les professionnels aux rouages de la censure, on crée fin 1944 les conseils artistiques où sont discutés les scénarios et les détails des futurs tournages. Les gens du cinéma interviennent dans le travail des collègues, peuvent gêner mais aussi aider. Survient la terrible année 1946. Le dernier oripeau révolutionnaire part : les Commissaires du Peuple deviennent Ministres. Et suivant le schéma bien rodé, une nouvelle campagne frappe l'intelligentsia durant l'été. En septembre arrive le tour du cinéma. Quatre films, dont la deuxième partie d"'Ivan le Terrible" (1945) d'Eisenstein, sont cloués au pilori. C'est la jdanovchtchina, terreur obscurantiste et populiste. Avant 1945, on prônait la fusion de tous les peuples en un grand peuple soviétique. Maintenant, les peuples doivent se fondre dans le grand peuple russe (l'accusation de nationalisme servira plus tard à décimer le cinéma poétique ukrainien). Cela va de pair avec un chauvinisme ubuesque (les Russes sont censés avoir tout inventé avant les autres, surtout les Américains). Corollaire logique, l'antisémitisme, amorcé dès 1943 quand on avait écarté systématiquement des personnalités juives. Il se déchaîne le 3 mars 1949 avec un article de la Pravda contre les "cosmopolites apatrides". S'ensuivent des exclusions brutales et des licenciements dans tous les milieux.
La production reprend cahin-caha. Nouvelle directive : absence de conflits dans l'intrigue puisque la société sans classes est atteinte. De plus, on réduit le nombre de films de manière drastique afin de ne produire que des chefs-d'œuvre. La diète est sévère. De 23 films en 1947, on passe à 9 en 1951. Priorité aux biographies édifiantes d'écrivains, de musiciens, de savants, d'avionneur russes et à l'hagiographie du Guide, apothéose de kitsch horrifique. Contrairement à Hitler, Staline apparaît peu dans les actualités. Il se préfère en acteur distingué.
Mais l'économie a ses raisons que le marxisme aimerait ne pas connaître. Il faut de l'argent pour renflouer les caisses et acheter à l'étranger du matériel. En 1948, les salles projettent une cinquantaine de films saisis dans les pays libérés et occupés par l'Armée rouge, "les films trophées". Américains et anglais (rapidement retirés de la circulation), français, italiens et allemands, ils suscitent une véritable fureur. La foule se presse dès 9 heures du matin et revient 5-10 fois de suite. Le générique fait défaut mais la rumeur sait rétablir les noms des stars, surtout l'Allemande Marika Rökk. Il s'agit de films d'aventures ou de mélodrames au contenu léger ou anti anglosaxon. Les instances du Parti s'émeuvent de cette invasion hérétique et ils finissent par disparaître[7]. De toute façon, la production réamorce son ascension. Les 19 studios fournissent 45 films en 1953, 115 en 1960. La production va se stabiliser à 140-150 par an, Mosfilm et Lenfilm fournissant environ 40%. Les achats de films à l'étranger reprendront (environ 70 par an dont 40 «capitalistes»). Auparavant, Staline meurt en 1953. Une page se tourne. Lancé en 1956, le Dégel est une période contrastée comme son initiateur, le bouillant Nikita Khrouchtchev. Libertés et répressions alternent dans une grande tentative de démythologisation restreinte. Le cinéma retrouve une belle vigueur. Mosfilm est rénové. Un embryon d'organisation corporatiste apparaît en 1957, concrétisé par l'Union des Cinéastes de 1965. Certains films interdits arrivent en désordre. On veut retrouver l'individu derrière le citoyen et renouer un dialogue timide avec la société civile. Les remakes permettent d'évaluer le chemin parcouru, de reposer les enjeux et d'analyser les conséquences. On assiste à une explosion de noms nouveaux, s'étalant sur deux décennies (Kontchalovski, Tarkovski, Choukchine, Iosséliani...). Place à l'Age d'argent. Néanmoins on emploie des méthodes staliniennes pour déstaliniser par interdictions, coupes et retouches. Ainsi toilettés, les films d’avant 1956 continuent d'être montrés jusqu'au début des années 80, diffusant les mêmes idées.
Le Plénum idéologique du Comité Central siffle la fin de la récréation en 1962. Impossible de trop déstaliniser. Montrer que les problèmes agricoles persistants sont dus à la mauvaise gestion du Parti et à l'incurie des cadres, c'est renoncer à l'explication par le sabotage et l'ennemi de classe. Autant nier la légitimité du Parti. Une reglaciation sournoise menace. Le communisme est promis à l'horizon 1980. Haro sur tout ce qui ternit sa réputation et retour au réalisme socialiste à peine rafraîchi.
Après guerre, la profession est ménagée, on ne détruit plus les oeuvres ni les hommes. La censure est plus feutrée. Il y a parfois flottement sur la ligne et le censeur cherche à se couvrir en anticipant les critiques de sa hiérarchie. La Commission des conflits, issue du V Congrès des Cinéastes de mai 1986, réhabilitera plus de 250 films écartés depuis les années 20 et définira six catégories d'interdits : non conformité à l'idéologie, à l'esthétique (un fonctionnaire qui ne comprend pas la forme soupçonne une hérésie idéologique), à la morale ; veto administratif (tel ou tel ministère ou organisme se sent diffamé et utilise la stratégie du téléphone pour demander | exiger coupe ou interdiction – sans laisser de traces écrites.) ; les susceptibilités ethniques et la présence au générique de quelqu'un passé à l'ouest. A côté de l'interdiction pure et simple, on recourt à des moyens plus subtils : le tirage des copies (de 2000 -1000 dans les années 30- pour un film correct à quelques centaines équivalant à une non sortie), le retrait précipité ou la circulation limitée à une seule République.
Les années 70 et 80 voient la dégradation inéluctable du système communiste, empêtré dans les difficultés économiques. La guerre d'Afghanistan (1979-1989) lui porte le coup de grâce. Mais une énumération d'oukases, d'ordres et de contrordres n'explique pas le nombre important de chefs-d'œuvre et de films honorables, même au pire moment de la dictature. Malgré l'Inquisition stalinienne et la mesquinerie poststalinienne, ça tournait.


Des décrets et des créations

A la révolution, les intellectuels réagissent diversement. Les uns refusent Octobre et émigrent. Si on compare les annuaires de 1916 et de 1920, on constate que la moitié des professionnels du cinéma est partie qui à Berlin, qui à Paris. Ils féconderont le cinéma européen. D'autres ressentent un attentisme inquiet ou hostile. Us restent distants, évitent toute attaque frontale et se réfugient dans des genres peu risqués. Mejrabpom est leur refuge. Ils font la diversité et la richesse de ce studio (Barnet, Protazanov, etc). Leur dilemme : jusqu'à quel point participer ? Enfin, un groupe de très jeunes gens manifestent un enthousiasme débordant. C'est la seule catégorie longtemps retenue par les historiens du cinéma avec à la clé le mythe d'un cinéma génial surgi ex nihilo. Un quiproquo est à la base de leur drame. Cette génération se pense investie d'une mission envers le premier état à proclamer le cinéaste l'égal d'un peintre, d'un écrivain ou d'un musicien. Elle tente le grand écart permanent entre aspirations personnelles et soumission aux diktats du Parti dont elle se sent solidaire pour le meilleur et pour le pire. Tous ces artistes, communistes ou non, partagent le sort de leurs concitoyens, célèbres ou anonymes. Dans les années 20, le Pouvoir se cherche et ne peut encore imposer sa loi d'airain. Les créateurs sont parfois contrariés ou blâmés mais non punis. A partir de 1934, les loyaux comme les tièdes sont touchés par la Terreur et les Purges qui culminent en 1937-38. Pour le cinéma, toutes professions confondues, on estime les victimes à une centaine entre le début des années 30 et 1953, ce qui est peu par rapport à d'autres milieux. Une carrière interrompue brutalement ou un trou dans la biographie signale ces années mortelles. La famille est concernée. La célèbre actrice V. Maretskaïa, qui incarne le modèle de la femme soviétique dans "Membre du gouvernement" (1939), a ses deux frères "trotskistes" fusillés et sa sœur envoyée au Goulag. Epuisés moralement et physiquement, humiliés et apeurés, les créateurs abdiquent leur liberté et pratiquent l'autocensure pour sauver coûte que coûte leurs films. Cette question de vie et de mort est une donnée à intégrer quand on juge les hommes et les œuvres. D'aucuns choisissent "la langue d'Esope" pour dire leur vérité. Mais les métaphores et le langage codé ne sont pas toujours accessibles au spectateur moyen[8] D'autres remisent les sujets sensibles et espèrent des jours meilleurs. I.Pyrev renonce à faire en 1934 "Les Ames mortes" avec Boulgakov, Chostakovitch et Meyerhold, se voue à l'opérette rustique et attend 1956 pour se consacrer à Dostoïevski. Un Romm, manipulateur manipulé avec sa dilogie "Lénine en Octobre" (1938) "Lénine en 1918 (1939), traverse une grave crise de conscience après 1956 et devient le mentor respecté de la nouvelle génération. S'adaptent et survivent le mieux les moins engagés politiquement ou les carriéristes à l'échiné souple.
Les pertes sont lourdes : projets avortés, vies brisées, infarctus et alcoolisme. Mais il n'y a pas solution de continuité entre les générations. Les grands cinéastes sont aussi professeurs au VGIK et transmettent. Le Dégel permet de renouer le contact avec l'extérieur, de s'ouvrir au monde, d'explorer son propre passé. M. Kalatozov réinvente les audaces des années 20 avec "Quand passent les cigognes", Palme d'or à Cannes en 1958. C'est la reconnaissance de l'avant-garde. Sevrés de tendresse, des réalisateurs se réapproprient le romantisme lyrique et ratent le coche du néoréalisme. Qu'importe. Deviennent réalisateurs des gens venus d'horizons divers : scénaristes, opérateurs, théâtreux, acteurs... Même avec un film interdit, un réalisateur peut proposer un nouveau projet. Des films freinés en URSS sont exportés et permettent à leurs auteurs de voyager. Une marge de manoeuvre aux limites floues existe. Censeurs et censurés jouent un jeu compliqué de chat et de souris. De plus, l'appareil du Parti et de l'état ne comporte pas que des abrutis. On sait maintenant que Tarkovski a bénéficié de la bienveillance de hauts fonctionnaires. Quoi qu'il ait dit, il a filmé exactement ce qu'il voulait comme il voulait. Tournés à perte, ses films existaient. Le rôle des créateurs est ambigu. Ils contribuent à façonner l'idéologie qui les martyrise et les cajole . Ils la critiquent aussi , mais pas forcément : l’opposition n’a pas le monopole du talent. Que prend le public ? Même dans un pays communiste, la loi de l'offre et de la demande fonctionne.


Des créations et des spectateurs

Il n'est pas si facile d'aller au cinéma en URSS. Le parc a une amplitude très variable : les phases d'expansion sont stoppées par une catastrophe, guerres mondiales et civiles, et limitées par un manque de moyens flagrant pour l'entretien. Des films sonores peuvent être diffusés en muet faute d'appareil adéquat. Les lieux de projection sont très disparates : du bâtiment luxueux dans les capitales à la grange avec un drap tendu, en passant par les clubs, les foyers, les syndicats, les casernes, les internats. En 1952, les salles traditionnelles ne représentent que 10% du parc. Ensuite la répartition géographique est variable. A villes privilégiées, campagnes sacrifiées. En 1945, un citadin va en moyenne 10 fois par an au cinéma contre 1,5 pour un rural. En 1954, la fréquentation urbaine est de 16 fois par an contre 5,3 en milieu campagnard. Par rapport aux normes occidentales, l'URSS est sous-équipée. En 1966, Moscou compte 105 salles et Paris 302 pour une population trois fois moindre. Les villes offrent 18 places pour 1000 habitants contre 60 à 100 à l'étranger. De vastes zones sont des déserts, loin du centre ou dans les banlieues. En 1981, un quartier nouveau de Moscou de 180 000 habitants n'a pas une seule salle de cinéma.
Pour le pays entier, la fréquentation annuelle est de 18,5 en 1967 ; 15 au début des années 80, 13 en 1991 (2 à 3 en France). En 1991, plus de 4 milliards de tickets sont vendus pour 270 millions d'habitants, ce qui donne une moyenne de 27 millions de spectateurs par film , les films de Tarkovski plafonnent à 3 millions et sont donc toujours déficitaires. Les créateurs ne se rendent pas compte que l'état soviétique est un formidable mécène.
Difficile, à l’époque, d'évaluer la diffusion réelle des films. Les données manquent de fiabilité. On ne distingue pas toujours tickets vendus et billets distribués, les recettes d'un film sont attribuées à un autre pour masquer le fiasco d’un film bien pensant, les résultats des films étrangers tus. Les chiffres réels étaient secret d'état car gênants. Comment avouer l'échec des films orthodoxes ? Une légende pieuse colporte le succès du "Cuirassé Potemkine" (1926) auprès des masses laborieuses. Or, malgré une intense campagne de publicité, des cinémas décorés ad hoc, le film est retiré après deux semaines d'exploitation et remplacé par "Robin des Bois" avec D. Fairbanks. Dès le début, il y a malentendu entre un public en majorité inculte et les brillants exercices de style. Le public ne refuse pas forcément l'idéologie dominante. Mais il ne veut être ni bousculé ni choqué, il n'attend pas d'être rééduqué ou défié. Il veut être distrait et amusé comme partout dans le monde, surtout si la réalité est atroce. Il aspire au trompe-l'œil. On oublie que le public soviétique n'est pas composé d'amateurs éclairés mais souvent de travailleurs fatigués, épuisés, craintifs et même-affamés. Pour faire passer son message et garder la main, le pouvoir doit dorer la pilule. L'histoire du cinéma soviétique, c'est aussi l'ajustement permanent des injonctions d'en haut et des aspirations d'en bas. L'art sert de courroie de transmission. En rejetant ou plébiscitant, le public contraint le pouvoir à répondre à sa demande. A son tour, le pouvoir fait pression sur les créateurs pour satisfaire cette demande. A partir des années 30, le cinéma est le reflet de la société telle que le pouvoir entend la voir et telle qu'elle-même aime se voir : grande, belle, forte, heureuse, unie, rassasiée. Avec de temps en temps une pincée d'exotisme. Des années durant, le public fait fête à des genres bien précis, qu'ils viennent d'Hollywood ("Le Voleur de Bagdad", un an d'exclusivité à Moscou en 1926), de Berlin, de Moscou ou de Leningrad : l'action, la comédie, le mélodrame. Quand le pays s'ouvre, le public se rue sur les produits américains, allemands (les "films trophées" qui, en donnant à voir un ailleurs, ont contribué à la déstalinisation), français (la série des "Fantômas"), égyptiens et indiens (Bollywood sévit en URSS dès les années 50) ou l'obscur film mexicain "Yesenia" (1975, 92 millions de spectateurs, record absolu) dans la veine des feuilletons du XIX. Quand le pays se ferme, les spectateurs se rabattent sur les produits nationaux. Même captif, le public s'y retrouve : le film-culte "Tchapaev" (1934), aussi réussi qu'un western; les comédies musicales d'Alexandrov (l'ex acolyte d'Eisenstein) : "Les Joyeux garçons" (1934), "Le Cirque" (1936) [9] et "Volga-Volga" (1938),- les vaudevilles stylisés de Pyrev: "Les Tractoristes (1939) et "Les Cosaques du Kouban" (1950). Le succès d'Alexandre Nevski" (1938) est un exemple de malentendu. La jeunesse, ignorant tout d'Eisenstein, y court à cause des acteurs(rien que des vedettes populaires) et des scènes de bataille. Ou bien le public détecte une scène vraie dans un film compassé, réinterprète une séquence à son usage. Ainsi des spectatrices, dont les maris sont au Goulag, s'identifient aux femmes attendant le retour de leur mari parti à la guerre, en regardant "Attends-moi" (1943)... Une idée reçue veut que le cinéma soviétique tire sa force et sa fraîcheur de son rapport étroit avec le pouvoir bolchevique dans les années 20 et que cette proximité entraîne sa dégénérescence par la suite. Or les années 30 trouvent une formule magique, au charme incontestable, redécouverte en 1980 : "Moscou ne croit pas aux larmes" rassemble 84,4 millions de spectateurs et rafle l'Oscar du meilleur film étranger en 1980.
Les gens ne sont pas entièrement dupes. Les anecdotes drôles ou salaces sur Tchapaev à partir des années 60 témoignent d'une désacralisation certaine et donnent naissance à un folklore vivace récupéré par l'underground. Mais les images ont une vie propre, autonome. En 1939, une rumeur signale la présence, dans un convoi de femmes déportées, d'Anka, héroïne de "Tchapaev" : le personnage de fiction ne peut que partager le sort commun...Au XX Congrès, en 1956, Khrouchtchev rapporte que Staline, mystifié par sa propre mystification, croyait aux chromos rutilants des films de Pyrev sur la situation dans les kolkhoses. Quand "Mon ami Ivan Lapchine" (1984) dresse un tableau de la réalité sinistre des années 30, des spectateurs âgés qui avaient pourtant vécu tout ça, s'indignent et l'accusent de déformation en se référant aux films d'Alexandrov, jugés plus authentiques…
L'erreur gauchiste des années 20 est de penser qu'une révolution sociale engendre un spectateur nouveau. C'est l'ultime illusion des créateurs soviétiques. En mai 1986, le V Congrès des cinéastes abolit la censure et réclame la liberté totale de créer, rêvant de foules choisissant les films difficiles. Ces rêveurs sont désarçonnés quand le peuple opte pour le sexe, la violence et le cinéma "commercial".

Il y a pourtant une spécificité du cinéma soviétique : les relations maître-esclaves entre le pouvoir et l'intelligentsia, le brassage permanent des générations et des œuvres par la diffusion en désordre des classiques et des nanars, des bluettes et des chefs-d'œuvre à la télévision, la place importante des chansons et des répliques cultes de films dans la culture populaire, le rôle étrange d'un Etat-Parti qui a brimé et encouragé la création. A l'heure du bilan, le nombre de films valables est impressionnant. Les œuvres produites aux pires moments sont en cours de réévaluation. Elles semblent montrer que la démocratie n'est pas indispensable à l'art qui peut s'épanouir sur fond de ruines et de désolation, de malheur et de victoires sanglantes. Un festin pendant la peste aurait dit Pouchkine.



 

[1] Le 27 août reste la Journée du cinéma jusqu'en 1993.

[2] Noms ultérieurs : GUKF en 1933 ; GUK en 1937 ; Goskino en 1963.

[3] On y forme tous les professionnels pour toute l'URSS : réalisateurs, acteurs, opérateurs, scénaristes, critiques, gestionnaires. On y entre sur concours. En 60 ans, de 1920 à 1980, plus de 8000 étudiants, soviétiques et étrangers entrés sur concours, y étudient.

[4] Esthétique proclamée au 1° Congrès des écrivains en 1934 et adoptée à la Conférence du cinéma de 1935. En usage officiel jusqu'à la fin.

[5] Cette campagne de 1936 touche aussi les écrivains, les musiciens (Chostakovitch), le théâtre... Elle établit un schéma : à partir d'une œuvre, élargir selon le principe des cercles concentriques et toucher l'ensemble des arts.

[6] Avec de nouvelles paroles, l'hymne de 1943 est toujours en vigueur en Russie.

[7] Le Gosfilmofond est créé en 1948 pour les stocker. On y dépose ensuite tous les films.

[8] D'où pour nous la difficulté de détecter les audaces : une rue de village boueuse quand tout doit reluire, par exemple, ou l'héroïsme d'un ancien prisonnier de guerre alors que ces derniers avaient été déclarés traîtres par Staline ("Le destin d'un homme" 1959).

[9] Les premières notes de sa chanson sur la Patrie servent d'indicatif à Radio-Moscou et pendant la guerre, elles précédaient les communiqués du haut commandement.




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Filmographie


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