Témoignage recueilli par Alexandre Bourmeyster le 16 mai 1987 :
Depuis les années 1980, je dispose d'un carte de presse du Figaro, destinée, notamment durant le Festival de Cannes, à couvrir la projection des films d'Union soviétique et des Pays de l'Est. En 1987 au 40ème festival, sous la présidence d'Yves Montand, est présenté dans la sélection officielle « POKAÏANIE » (Repentir) de Tenguiz Abuladzé.
Le samedi 16 mai, tôt le matin, j’attends Tenguiz Abuladzé au Carlton. Je serai le premier à le rencontrer à Cannes. Quand je pénètre dans sa suite, j’ai du mal à distinguer ses traits, il est assis dans une semi-pénombre, près de la fenêtre. Un sexagénaire qui paraît très las. Auprès de lui, son « assistante », une garde-malade dévouée, prépare un médicament. En dépit de ces précautions, nous entrons aussitôt dans le vif du sujet :
– Pokaïanie (Repentir) achève une trilogie qui comprend Molba (Supplication), Drevo Jelaniïa (L’arbre des désirs).
– Oui, il y a un intervalle de près de10 ans entre chaque film : 1968, 1977, mais le scénario de Repentir était déjà prêt en 1982. Notre premier secrétaire du parti en Géorgie, Edouard Chevarnadzé, devenu depuis ministre des Affaires étrangères, auprès de Mikhaïl Gorbatchev, m’a averti qu’il serait refusé par la censure à Moscou. Il a débloqué des crédits, m’a aidé à sa réalisation dans les studios de la télévision géorgienne. Après l’avoir visionné en 1984, il m’a conseillé d'attendre, de retarder sa diffusion.
– La campagne de déstalinisation était stoppée depuis l’éviction de Khrouchtchev. Ce n’est que l’an dernier, à la suite des changements radicaux à la direction de l’Union des cinéastes, que sa sortie a été possible. Elle a provoqué un scandale…
– A Moscou, cette sortie a provoqué, non pas un scandale, mais une incroyable bousculade aux avant-premières, à Dom Kino (la Maison du Cinéma). L’intelligentsia craignait que le film soit interdit avant sa présentation au public. Depuis, 4 millions de personnes l’ont vu à Moscou!
A l’évocation de ces événements, le visage d’Abouladzé s’illumine d’un large sourire, il exprime une volonté inébranlable, celle qui l’a guidé dans ses combats. Au bout d’une demi-heure d’échanges sur la portée politique d’un film qui dénonce, avec une hardiesse inouïe, le cynisme, la démagogie, le total amoralisme d’un régime despotique, je demande :
– C’est au nom du Beau, du Bien, du Vrai que vous dénoncez le Mal incarné par votre despote Varlam. Seriez-vous croyant ?
– Si Dieu s’incarne dans ces valeurs, je suis effectivement croyant, répond Abouladzé en me fixant droit dans les yeux, par-dessus ses lunettes.
L’émotion me gagne. Après Tarkovsky et le sacrifice, voici Abouladzé et le repentir, ou plutôt la repentance car pokaïanie implique pénitence, volonté sincère d’expier ses fautes. Peut-on attendre des manifestations de repentance de la part des dirigeants communistes ? Aucun d’eux n’a jamais plaidé coupable, n’a jamais demandé pardon pour les crimes commis au nom d’un prétendu « idéal ». Ils se sont seulement employés, lorsque cela leur convenait, à reconnaître des « erreurs » dans la construction de l’Avenir radieux; et les inconditionnels de l’Union soviétique de s’extasier devant leur « honnêteté scientifique » ! Khrouchtchev, dans son rapport secret au XX° Congrès, a bien évoqué les crimes commis par son parti, mais il en a attribué toute la responsabilité à Staline et s’est contenté de réclamer la réhabilitation des innocents. Au nom de quelle légitimité, des bourreaux disposeraient-ils du droit de réhabiliter leurs victimes? Désormais un langage ouvertement religieux affronte cette manipulation idéologique indigne.
– Qui est coupable? Qui doit se repentir?
– Tous. Nous sommes tous coupables d’avoir été des lâches, d’avoir accepté le mensonge. Je le sais, mon film rencontre l’incrédulité de ceux qui ne veulent pas reconnaître la vérité, ceux qui se contentent de survivre dans ce monde médiocre, sans perspective, sans espérance.
– Il y a aussi ceux qui viennent voir votre film par curiosité, sans en tirer aucun profit spirituel ou moral.
– Je le sais, je sais que ce régime a brouillé toutes les valeurs, qu’il a confondu les notions de bien et de mal, qu’il a enraciné dans les esprits un sentiment de servitude qu’il faut combattre. C’est pourquoi, le cadavre de Varlam ne doit pas reposer en paix, qu’il faut le déterrer, le déterrer, jusqu’à ce qu’on ait pris conscience du Mal qui nous détruit.
– Vous avez constamment recours à la métaphore, au grotesque, à l’outrance surréaliste, il n’est pas toujours aisé de vous suivre dans cette voie…
– Mon approche a toujours été poétique, je n’ai jamais tourné de film réaliste. Je suis un artiste, je ne puis tout expliquer. L’abeille connaît les fleurs, sans avoir étudié la botanique. Je suis convaincu que le Mal est absurde, que le despotisme est une mascarade, les masses y participent bon gré mal gré, le despote est un bouffon qui ne songe qu’à se faire aduler, à n’importe quel prix. Comment représenter cette vérité effrayante? Comment empêcher que cela recommence? Le plus difficile est de trouver une forme esthétique capable d’éveiller l’opinion, de l’ébranler dans ses certitudes, de l’obliger à réagir, à réfléchir.
Abouladzé me fixe à nouveau et articule d’un ton catégorique :
– Si le Repentir ne s’impose pas sur le plan artistique, le remède sera inefficace et le film ne vaudra rien.
Mon article « Vérités et mensonges du cinéma soviétique » paraît dans le Figaro du 18 mai, à côté d’une critique de Repentir intitulée « Bric-à-brac pathétique ». Son auteur, Claude Baignères, le critique cinématographique patenté du Figaro , a cru qu’Abouladzé usait de la langue d’Esope pour égarer la censure soviétique dans un labyrinthe, qu’il multipliait, maladroitement, des paravents, des personnages qui rêvent leurs rêves. Il n’a pas compris que cette censure était désormais levée et que la cible du cinéaste était le spectateur soviétique qu’il fallait arracher au confort de sa médiocrité, à son apathie et lui inspirer un objectif à la fois culturel et spirituel. C’est le sens de cette « église » perdue, dont il est question à la fin du film, un besoin d’harmonie, sans laquelle la vie n’a plus de sens.
Abouladzé a pris tous les risques, bravé les interdits, les tabous, échappé à des attentats, mais a-t-il gagné son pari ? Une œuvre cinématographique peut-elle changer le cours de l’Histoire? Et dans le cas contraire, faut-il la condamner sur le plan esthétique? Je regrette de n’avoir pas eu l’occasion de m’entretenir avec Claude Baignères, avant qu’il ait rédigé son article. En réalité, nous ne nous rencontrons que brièvement, lorsque j’apporte un papier au Carlton. Nous nous expliquons au cours d'un déjeuner et désormais nous ferons cause commune pour défendre le vrai cinéma russe, notamment en 1998, l'œuvre contestée d'Alexeï Guerman : Khroustaliov, ma voiture !
Pokaïnie obtient le Grand prix spécial du Juy, la deuxième récompense après la Palme d'or, attribuée à Sous le soleil de Satan de Maurice Pialat. Son auteur, Tenguiz Abuladzé meurt à Tbilissi en 1994, spectateur d'une Russie post-communiste, sourde et aveugle aux sacrifices et aux repentances. Cauchemardesque, surréaliste, rabelaisien par la richesse des sujets abordés, son chef d'œuvre conserve son pouvoir esthétique, l'image du cadavre de Varlam, et son message, celui du lanceur d'alerte : « il faut le déterrer jusqu’à ce qu’on ait pris conscience du Mal qui nous détruit ».
La famille de Varlam Aravidze suit ses funérailles en grande pompe dans la ville où il était maire. Mais son cadavre va être plusieurs fois mystérieusement exhumé. On finit par trouver le coupable, Keti Barateli qui, lors de son procès, dénonce l'hypocrisie qui entoure la vie du défunt maire. Elle annonce que tant qu’elle vivra, le cadavre du maire, dictateur cynique responsable de la mort de ses parents, ne connaîtra jamais le repos éternel. Les juges ne peuvent la condamner mais la famille du défunt réussit à la faire taire. Le petit-fils, Tornike, ne peut supporter cette vérité qu'on lui a cachée pendant si longtemps : il se suicide. Avel, torturé par la mort tragique de son fils, et comme animé par un besoin de repentir, déterre le corps de son père et le jette dans un précipice, le maudissant à jamais.
« Ce film convulsif et fantasmagorique souffre sans doute d’un excès de symbolisme, voire de « surréalisme », mais il comporte des moments d’une grande puissance dramatique et d’une exceptionnelle invention visuelle »
(Marcel Martin, Le Cinéma soviétique de Khroutchev à Gorbatchev – L’Âge d’Homme)
"Le film possède une immense richesse artistique. Il condamne impitoyablement le mal qui détruit non seulement le monde où nous vivons, mais aussi l'individu lui-même, qui transforme l'actualité en absurde cauchemar, qui sème la mort et multiplie les souffrances. Ce film témoigne de l'assainissement moral de la société, d'une transparence courageuse. "
(G. Kapralov, La Pravda, 7 février 1987)