Русское кино до 1917 г.

Les films de 1906 à 1917 sur kinoglaz.fr   - Bibliographie

Les premiers pas du cinéma en Russie et la mainmise des sociétés étrangères

La première représentation cinématographique publique en Russie eut lieu le 4 mai 1896 [1]00 à Saint-Pétersbourg au théâtre d’été « L’Aquarium ». Elle fut réalisée par des envoyés des frères Lumière qui ouvrirent, deux jours plus tard, la première salle de cinéma russe au 46 de la perspective Nevski à Saint-Pétersbourg. La première représentation cinématographique publique française avait eu lieu au Grand Café de Paris, moins de six mois plus tôt, le 28 décembre 1895.

Des savants russes (Doubouk, Timtchenko, Tchebychev) avaient pris une part active dans les recherches qui devaient aboutir à l’invention du cinématographe et avant même la première projection des frères Lumière, de petits films avaient été réalisés en Russie par des amateurs. Mais le premier grand reportage cinématographique sur le sol russe fut celui du couronnement du tsar Nicolas II à Moscou le 14 mai 1896 par les deux envoyés des Frères Lumière, Emile Doublier et Charles Moisson.

 

Les entreprises de fabrication et distribution de films recherchaient d’abord à faire des bénéfices

Pour gagner davantage de spectateurs, de nombreuses salles furent ouvertes et on vit apparaître des « montreurs » de cinéma ambulants qui se déplaçaient dans les foires et dans de petites bourgades. Jusqu’en 1907, les films étaient pour l’essentiel réalisés en Europe occidentale, ils étaient courts (8 à 16 minutes) traitaient de sujets variés mais étaient pour l’essentiel des œuvres de fiction. Ainsi Tchoukovski, célèbre journaliste et écrivain, écrivait, en 1908, à propos du cinéma : « Regardez toutes les affiches : sur dix programmes, un, deux au plus, sont consacrés à un événement véritable ou à une représentation véridique de la nature. Tout le reste n’est que fantastique, rêve et imagination ». Il est vrai que suite au grand succès remporté par les premiers films montrés (et notamment celui où l’on voyait une locomotive se précipiter sur les spectateurs), et dans un but évident de rentabilité, les producteurs privilégiaient les films distrayants ou impressionnants, aux effets immédiats sur un large public. Les farces légères et souvent grivoises y avaient une grande place. Les autorités morales s’en alarmèrent et le Saint-Synode interdit à tous les membres du clergé d’assister aux projections.

 

C’est à la fin de l’année 1907 qu’un premier producteur-réalisateur-photographe russe

 se lance dans la compétition avec les producteurs étrangers. Il s’agit de Alexandre Drankov photographe connu de Saint-Pétersbourg, correspondant de plusieurs journaux russes ou étrangers (dont le français Illustration et le London Illustrated News). Il annonce son arrivée par des publicités dans divers journaux et prévient qu’il montrera « Sujets courants. Evénements russes sur écrans . Vues de villes et paysages ». Les firmes étrangères prennent la menace de concurrence très au sérieux. Dès février 1908, Pathé lance un Cosaque du Don de cent trente mètres qui eut un grand succès, suivi de 22 petits films sous le titre La Russie pittoresque. A la même époque, Drankov sort dix-sept petits films sur la Russie dont le succès est encore plus grand. Il reçoit l’appui de la famille impériale et réussit le premier à filmer  Léon Tolstoï à l’occasion de son quatre-vingtième anniversaire. Puis il va montrer ses films à Hambourg où il reçoit un accueil chaleureux. Fort de son succès, il obtient qu’un représentant à Paris se charge de la diffusion en France de ses films russes.

Sans doute le mérite de Drankov est d’avoir, avant d’autres, senti que le public russe, même s’il était friand de grosses farces et émotions fortes, attendait aussi de vraies mises en scène s’appuyant sur l’histoire, la littérature ou les légendes populaires russes. Dès 1907, il se lance dans la production d’une adaptation du Boris Godounov de Pouchkine. Le film ne sera jamais terminé (néanmoins il sortit en salles), mais en octobre 1908, Drankov produit Stenka Razine que l’on peut considérer comme le premier film russe : le scénario est de Vassili Gontcharov, la réalisation de Vladimir Romachkov et l’image de Drankov lui-même. Stenka Razine, cosaque dont les exploits et révoltes sont devenues légendaires, était bien connu des Russes. Drankov fit écrire une musique d’accompagnement originale par Ippolitov-Ivanov et s’arrangea pour que les spectateurs, à un moment donné de la projection, se mettent à chanter un refrain connu sur la Volga. Le succès fut considérable.

A partir de 1908, un deuxième producteur russe de talent entre en lice : Alexandre Khanjonkov. Moscovite de grande culture, dont les premiers films sont remarqués par une partie de l’intelligentsia mais sans grand succès commercial (Drame dans un camp tsigane près de Moscou en 1908, Minuit au cimetière en 1909, La Dame de Pique en 1909, Eugène Onéguine  et La Sonate à Kreutzer en 1911). Son premier grand succès fut un film historique, La Défense de Sébastopol, en 1911, tourné avec l’appui du tsar Nicolas II qui vit et apprécia le film en avant-première. Ce film remarqué à l’étranger, brillait surtout par les scènes tournées en extérieur.

Les quelques films évoqués ci-dessus ont une place indiscutable dans la formation d’une culture cinématographique russe. N’oublions pas cependant que la production de l’époque était en majeure partie de piètre qualité. Selon Jay Leyda (dans Kino, histoire du cinéma russe et soviétique), pendant les 4 années qui vont de 1907 à 1911, 351 films ont été produits dont 212 étaient des films d’actualité et 139 des films avec mise en scène. Selon Stephan Graham qui visitait la Russie en 1911 : « Les théâtres électriques – on appelait ainsi les cinémas – font des affaires d’or. Leurs programmes... soulèvent un intérêt dont personne n’oserait rêver en Angleterre. Les sujets favoris du public sont des histoires de crime, farouches et sanguinaires, des histoires de maris ou d’épouses infidèles, et naturellement les habituelles et imbéciles pantalonnades...presque tous les films viennent de France »[2].

Pendant les premières années d’existence du cinéma, en Russie comme dans les autres pays, l’accueil de la classe intellectuelle fut le plus souvent réservée voire franchement hostile. Pour ne citer qu’un exemple, Meyerhold, homme de théâtre très connu,  écrivait en 1912 : « Mais dans le camp de l’art, il n’y a pas de place pour le cinéma, même pas une place subalterne » [3]. Il y a eu cependant deux exceptions célèbres en Russie. Celle de Gorki qui, très rapidement en prévoit l’intérêt pour l’éducation des masses, mais aussi les dangers, s’il est mal utilisé :  « Sans craindre d’exagérer, on peut prédire la plus vaste utilisation à cette invention, à cause de son excitante nouveauté..... Cette soif des sensations étranges et fantastiques qu’il nous donne grandira de plus en plus et nous serons de moins en moins capables et de moins en moins désireux de saisir les impressions quotidiennes de la vie ordinaire »

Quant à l’opinion émise par Tolstoï alors âgé de 80 ans (en 1908) elle reste d’une étonnante actualité . On pourra la lire en annexe.


Alexandre Drankov
(1880 - 1949)


Stenka Razine (1908)
Réal. : Vladimir Romachkov
Scén. : Vassili Gontcharov


Alexandre Khanjonkov
1877 - 1945

Dans toute l’Europe, l’industrie du film voulait briser le mur de dédain des intellectuels

Il fallait rentabiliser des investissements de plus en plus considérables.

A partir de 1912, les producteurs se tournent vers les hommes de lettres pour leur demander des scénarios originaux ou pour adapter des oeuvres littéraires russes classiques. On voit apparaître des périodiques consacrés au cinéma qui ouvrent leurs pages aux artistes et aux intellectuels. On comptait ainsi, à la fin de 1913, 9 périodiques consacrés au cinéma. C’est aussi en 1913 que les futuristes, rejoints par Maïakovski dès 1911, réalisent  leur premier film Drame au cabaret futuriste n°13. Et en 1913 sortit l'un des  plus grands succès financiers des films d'avant 1917, La Clé du bonheur, produit par Thiemann et Reinhardt, inspiré par un roman contemporain russe à succès de Verbitskaïa. C’est aussi l’époque de l’apparition du star système. Les acteurs les plus célèbres sont des étrangers (Psilander, Asta Nielsen, Max Linder). Mais de grands acteurs russes devienent populaires comme Maximov et Ivan Mosjoukine puis une jeune actrice d’origine polonaise vite célèbre sous le pseudonyme de Pola Negri. Les acteurs de théâtre commencent à venir au cinéma.  Apparaissent aussi les premiers films réalisés par Yakov Protazanov qui allait devenir l’un des plus célèbres réalisateurs d’avant la Révolution : Les Clés du bonheur (coréalisé avec Vladimir Gardine), Le Vase brisé, Que les roses étaient belles et fraîches. En revanche, les grandes épopées historiques se font plus rares avec cependant deux exceptions fameuses qui, en fait, commémoraient des événements historiques importants (1812 – produit par Alexandre Khanjonkov - qui célébrait le centenaire de la victoire sur Napoléon et, un an plus tard, deux films fêtant tous les deux - témoignage d’une concurrence acharnée des producteurs - le tricentenaire de l’arrivée au pouvoir de la dynastie des Romanov : L’Avènement de la Maison des Romanov produit par Khanjonkov et réalisé par Gontcharov et Tchardynine, et le Tricentenaire de l’Accession des Romanov au Trône de Russie, produit par Drankov). En 1913, un périodique américain publia un article d’un de ses correspondants selon lequel il y avait en Russie de huit cents à mille salles de cinéma équipées de façon souvent sommaire dans lesquelles on pouvait voir les dernières nouveautés d’Amérique ou du reste de l’Europe et fréquentées par des gens d’un rang social « bien plus élevé que dans la plupart des autres pays ».

A la veille de la déclaration de la guerre de 1914, même si tous les films produits en Russie n'étaient pas de grande qualité, une authentique réflexion sur le cinéma en tant qu’art était née. Des intellectuels avaient changé d’avis, tel Stanislavski qui écrivait en 1913 : «Tout récemment, j’ai commencé à penser que le cinéma pouvait avoir quelque supériorité sur le théâtre » Quatre réalisateurs s’étaient affirmés par leur talent : Yakov Protazanov, Vladimir Gardine, Piotr Tchardynine et, pour le cinéma d’animation, Ladislas Starewitch. Ce dernier animait des figurines par la technique de l’image-par-image. Ces figurines étaient le plus souvent des insectes ou animaux qu’il savait, avec humour, humaniser (La Belle Lucanide, La Cigale et la Fourmi, Scènes joyeuses de la vie animale, Noël à l’asile de nuit des renards...). Il eut rapidement un succès international.

L’Etat reconnaissait la valeur du cinéma (Le Chancelier de la Cour décerna des décorations aux studios Khanjonkov et Pathé pour les films sur les Romanov) et l’Administration ne dédaignait pas, pour sa propagande, d’utiliser les moyens cinématographiques. Bien entendu une censure omniprésente contrôlait toute la production. C’est ainsi, par exemple, qu’aucun film ne pouvait évoquer Raspoutine sans une autorisation écrite de sa part.


La Défense de Sébastopol
Réalisation et scénario : Vassili Gontcharov, Alexandre Khanjonkov.

Paradoxalement, la guerre de 1914

allait renforcer le cinéma russe, d’abord en rendant à peu près impossible (au moins pendant la première année de la guerre) l’importation de films étrangers. Les films allemands déjà sur le territoire russe furent interdits à la projection. L’industrie cinématographique collabora patriotiquement avec le pouvoir (d’abord en finançant un hôpital et surtout en créant des films sur la guerre, favorables à l’armée russe). Si, au début de la guerre, la fréquentation des salles de cinéma a légèrement baissé, l’ennui créé par une guerre qui s’enlise et l’interdiction de consommation d’alcool ont reconduit la population vers le cinéma. Les théâtres consentaient de plus en plus à laisser leurs bons acteurs jouer dans des films. Meyerhold, ancien opposant au cinéma, organise une véritable réflexion sur l’art cinématographique, sur les scénarios, sur le jeu des acteurs et sur la mise en scène. Il réalise en 1915 le film que bien des critiques de l'époque ont considéré comme l’un meilleurs de l’avant-révolution : Le Portrait de Dorian Gray d’après le roman d’Oscar Wilde. Ce film n'existe plus aujourd'hui. De grands acteurs russes deviennent célèbres : à ceux déjà évoqués s’ajoute, dès 1915, celle qui deviendra l’actrice la plus populaire d’avant la révolution : Vera Kholodnaïa.

Pendant les années 1914-1917 s’est confirmé le talent de réalisateurs tels que Yakov Protazanov, Vladimir Gardine, Piotr Tchardynine. Un nouveau et talentueux réalisateur est apparu : Evgueni Bauer. Il réalise pour Khanjonkov une soixantaine de films dont la majorité des scénarios étaient modernes et non empruntés à l’histoire ou la littérature classique. Il  mourut malheureusement dès l’été 1917 des suites d’un accident. Si Bauer a favorisé le développement du cinéma dans les domaines modernes, Protazanov lui fit faire des progrès importants dans les adaptations littéraires.

. Parmi les films les plus intéressants des années 1914 à 1917, beaucoup d’adaptations littéraires. Citons  : Un nid de gentilshommes (1914, réalisation Vladimir Gardine), Guerre et Paix (1915, réalisation : Vladimir Gardine et Yakov Protozanov), Le Chant de l’amour triomphant (d’après Tourgueniev, 1915, réalisation : Evgueni Bauer), Les Possédés (1915, réalisation : Yakov Protozanov), La Dame de Pique  (1916, réalisation : Yakov Protozanov).

Bilan du cinéma de la Russie impériale.

Les efforts, dès 1907, pour créér un cinéma russe indépendant et lutter contre les importations ont créé une culture du cinéma russe qui s’appuiera souvent sur l’histoire et la littérature,  mais développera une réflexion propre. Des réalisateurs ont acquis une réputation internationale et sont aujourd’hui encore considérés comme de grands réalisateurs (Evgueni Bauer, Vassili Gontcharov, Vladimir Gardine, Yakov Protazanov , Ladislas Starewitch, Piotr Tchardynine).

Malheureusement, la plupart des films russes créés avant la révolution ont disparu ou sont en très mauvais état. Le Catalogue des films de fiction russes conservés et produits entre 1908 et 1919 (Каталог сохранившихся игровых фильмов России ВЕЛИКИЙКИНЕМО 1908-1919)  édité dans le cadre du Programme fédéral de l’édition cinématographique – Новое литературное обозрение  Москва 2002 - contient 305 titres dont 217 réalisés avant fin 1916. Nous savons que dans le monde entier un travail de restauration des films les plus anciens est en cours. Cela est en particulier valable pour les films russes. Nul doute que l’on redécouvrira dans les années prochaines de nouveaux chefs-d’oeuvre.

D’une révolution à l’autre.

Dans les jours qui ont suivi la révolution de février 1917, la Société Panrusse des propriétaires de théâtres cinématographiques réunissait 350 délégués pour tenter d’organiser en un syndicat unique et progouvernemental les professions du cinéma. Mais les ouvriers et employés préférèrent, en majorité, créer leurs propres organisations comme, à Moscou, l’Union des Ouvriers de l’Industrie, l’Union des Employés de l’Industrie du Film et l’Union des Travailleurs artistiques du film. Par ailleurs, les structures économiques du cinéma russe changèrent peu. On assista à quelques regroupements de sociétés. La censure politique était abolie mais reprendra rapidement. Elle était remplacée par une censure économique. Ainsi le célèbre réalisateur Vladimir Gardine affirme-t-il que, pour la première fois de sa vie, il devait soumettre son scénario à l’approbation de la direction. Le cinéma produisit d’abord des films favorables à la révolution ou critiquant le régime tsariste. Citons, par exemple, Le Révolutionnaire (Революционер) de Evgueni Bauer sorti le 3 avril 1917,  ou encore  Assez de sang de Yakov Protazanov sorti le 30 mai 1917. L'abolition de la censure tsariste a permis au cinéma d'aborder des thèmes religieux. Certains de ces films étaient des critiques caricaturales de l'église, mais d'autres proposaient une véritable réflexion. C'est le cas du célèbre Le Père Serge de Yakov Protazanov, d'après Tolstoï. Considéré souvent comme un film prérévolutionnaire, ce film, réalisé en 1917 et sorti en 1918, n'aurait pas été accepté par la censure tsariste.


Ladislas Starewitch
(1882 - 1965)


La Cigale et la fourmi
1913
Réal., scé., déc. : Ladislas Starewitch
Prod. : A. Khanjonkov.


Evgueni Bauer
(1865-1917)


La Dame de pique (1916)


Le Père Serge

Note 1 : Conformément à la tradition perpétuée par les historiens, nous donnons la date dans le calendrier de l’époque (julien) qui sera remplacé le 1er février 1918 par le calendrier actuel (grégorien). La date dans le calendrier grégorien (dite date "nouveau style") s’obtient à partir de la date "ancien style" en ajoutant 13 jours (au XXe siècle). Retour au texte

Note 2 : Cité dans Kino histoire du cinéma russe et soviétique (Jay Leyda, L'Âge d'Homme) Retour au texte

Note 3 : Extrait de La Barque de Vsevolod Meyerhold, Cité dans Kino de Jay Leyda Retour au texte

 

INTERVIEW DE TOLSTOÏ A PROPOS DU CINEMA Retour au texte

Dans une conversation rapportée par J. Tenerama et publiée dans le New-York Times  du 31 janvier 1937, Tolstoï affirme : « Vous verrez que cette petite machine qui tourne en faisant clic-clac révolutionnera notre vie, notre vie de gens de lettres.

.../..Mais le cinéma ! Voilà qui est merveilleux ! Hop la scène est prête ! Hop, en voici une autre ! Nous avons la mer, la côte, la ville, le palais, et, dans le palais, la tragédie car, nous le savons de Shakespeare, il y a toujours une tragédie dans tous les palais"

../.. Quelqu’un parla du fait que le cinéma était dominé par des hommes d’affaires dont le profit était le seul souci. L’écrivain répondit : « Oui, je sais, on m’a déjà parlé de cela : les films sont tombés dans les griffes des affairistes et cet art agonise. Mais où n’y-a-t-il pas d’affairistes ? » Et il continua en nous racontant une de ces petites fables délicieuses pour lesquelles il était fameux :

« Il y a quelque temps, j’étais au bord de notre étang. C’était midi ; il faisait très chaud ; des papillons, divers par leur taille et leurs couleurs, volaient tout autour de moi, se baignant et dansant dans la lumière du soleil, passant de fleur en fleur leur vie brève ; très brève car, au coucher du soleil, tous devaient mourir.

C’est alors que je vis, sur la berge, non loin des roseaux, un insecte dont les ailes avaient l’éclat de la lavande. Lui aussi décrivait des cercles autour de moi, lui aussi voletait obstinément et les cercles devenaient de plus en plus étroits. Je le suivais du regard ; dans les roseaux je vis un gros crapaud vert, avec des yeux attentifs de chaque côté de sa tête et qui respirait tranquillement par sa gorge blanchâtre et palpitante. Le crapaud ne regardait pas le papillon mais le papillon continuait à voler autour de lui comme s’il voulait être vu. Que se passa-t-il ? Le crapaud le vit, ouvrit une large gueule et – c’est cela qui est remarquable – le papillon s’y précipita de sa propre initiative. Vite, le crapaud referma ses machoires et le papillon disparut.

Alors je me souvins de ce qui allait se passer : l’insecte atteint l’estomac du crapaud et il y dépose sa semence qui s’y développera avant de réapparaître sur la terre de Dieu. Là, elle donnera une larve, puis une chrysalide. La chrysalide donne un papillon et tout recommence : les jeux sous le soleil, les bains de lumière, la création d’une vie nouvelle.

Il en est de même du cinéma. Dans les roseaux de l’art du film attendent les crapauds, les hommes d’affaires alors que les papillons, les artistes, évoluent autour d’eux. Un regard suffit : l’homme d’affaires dévore l’artiste aussitôt, mais il ne le détruit pas. Ce n’est qu’un autre mode de procréation, de propagation de l’espèce. Dans les entrailles mêmes de l’homme d’affaires se poursuit le processus d’imprégnation et les graines de l’avenir se développent. Ces graines reviendront au grand jour, sur la terre de Dieu, et leur vie brillante et pleine de beauté recommencera sans cesse. »                                          Retour au texte