Entretien du 28 février 2024

«  2023, l’année de l’adaptation à la nouvelle réalité  »

 

Joël CHAPRON. Ancien responsable des pays d’Europe centrale et orientale à Unifrance, correspondant du festival de Cannes pour les pays de l’ex-URSS, chercheur associé de l’université d’Avignon.

Françoise NAVAILH. Présidente de l'association kinoglaz.fr

 

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Françoise Navailh : Vous aviez qualifié l’année 2022 comme « l’année de tous les dangers » et c’est ainsi que nous avions intitulé l’interview que vous aviez donnée à Kinoglaz1. Ces dangers se sont-ils avérés ?

Joël Chapron : Du strict point de vue de l’industrie cinématographique russe, on peut dire que non, ils ne se sont pas avérés. Au contraire, c’est même l’année de l’adaptation à la nouvelle réalité. En revanche, du point de vue de la mainmise de l’État à tous les niveaux – scénarios, production, distribution, exploitation –, on peut dire que la censure (et l’autocensure !) s’exerce à tous les niveaux.

 

Françoise Navailh : Commençons par l’industrie. Où en est la production ?

Joël Chapron : En termes strictement industriels, la production continue de bien se porter : si, en 2021, on comptait en préproduction et en production 263 films de long métrage, ils étaient 313 en 2022 et 316 en 20232 ! Fin 20223, le Fond Kino avait donné la liste des 10 « gros » films produits par les « majors » russes soutenues par le Fond et dont certains ont rempli les salles en 2023 (comme Complètement à l’ouest [Поехавшая]) et le feront en 2024 (comme Les Musiciens de Brême [Бременские музыканты] ou Le Maître et Marguerite [Мастер и Маргарита]), ainsi que celle des 4 films non produits par lesdites majors, mais qui ont quand même obtenu un soutien fléché.

Fin 2023, le ministère de la Culture (qui soutient les films dits d’auteur, les films d’animation d’auteur, les films expérimentaux et les premiers films) a annoncé4 financer et cofinancer en 2024 249 projets, dont 59 longs-métrages, 10 films pour la jeunesse, 74 projets d’animation et 105 documentaires. Parmi ceux-ci, on compte 35 films expérimentaux et « socialement importants », 25 premiers films et 10 projets pour les enfants. Le soutien du ministère de la Culture au cinéma était de 14,4 milliards de roubles en 2023 (dont 4 milliards directement affectés par le ministère et 7,6 via le Fond Kino). Pour 2024, ce sera 16,2 milliards (dont 4 et 9,4 milliards). Le soutien à la production d’un film via le ministère est généralement de 70 %, mais peut monter à 100 % suivant certaines règles (premiers films, documentaires...).

Le ministère ne cache pas que la priorité est donnée aux films traitant... des « thématiques prioritaires » annoncées chaque année : « Préservation, création et diffusion des valeurs traditionnelles » ; « Défense et soutien de la famille et des enfants » ; « La science de Russie » ; « Le cinéma historique (contrer les tentatives de falsification de l’histoire, la mission pacificatrice de la Russie, les victoires de la Russie, la mission libératrice du soldat soviétique, conflit et transmission entre les générations) » ; « Présenter la Russie comme un État moderne, stable et sécurisé offrant la possibilité de se développer et de s’accomplir » ; « L’histoire des fortes personnalités de la Russie contemporaine » ; « Les motivations de la jeunesse pour acquérir des spécialités dans le monde ouvrier et chez les ingénieurs » ; « La situation actuelle, culture et traditions régionales » ; « Adaptations littéraires des classiques de la littérature russe » ; « Films sur les personnalités marquantes de l’histoire, de la culture, de la science et du sport ». Ont été ajoutées cette année les thématiques suivantes : « Contrer les manifestations actuelles de l’idéologie du fascisme et du nazisme » ; « Rendre populaires l’héroïsme et le dévouement des combattants russes dans le cadre de l’Opération militaire spéciale » ; « Rendre populaire le service militaire au sein des forces armées de la Russie » ; « L’éducation spirituelle, morale et patriotique des citoyens de Russie » ; « La politique néocoloniale du monde anglo-saxon » ; « La décadence de l’Europe » ; « La formation d’un monde multipolaire » ; « La société actuelle, choix moral et éthique, la position citoyenne » ; « L’unification de la société » ; « L’épanouissement des personnes handicapées » ; « Les films sur les adolescents ; formation des valeurs et des repères vitaux au moment du passage à l’âge adulte » ; « La désorientation dans l’espace sociétal, le trop-plein d’information, la formation de sa propre pensée ». De plus, les comités d’experts à même de juger les projets ont vu leur composition profondément renouvelée : des professionnels comme Alexeï Outchitel, Alexeï Fedortchenko, Roman Borissevitch, Vladimir Khotinenko et bien d’autres ont dû céder leur place à des fonctionnaires et à trois représentants de l’Église orthodoxe de Russie5...

Le problème de l’État est que ces films de commande n’intéressent pas grand monde. Le film dont la rentabilité fut la plus petite de l’année en est justement un : Le Témoin (Свидетель) de David Dadounachvili (intitulé auparavant La Vérité est plus forte que la peur [Правда сильнее страха]) raconte l’histoire d’un violoniste belge (joué évidemment par un Russe) qui se rend à Kiev fin février 2022 et se retrouve témoin d’épouvantables exactions commises par les Ukrainiens et dont il veut absolument témoigner au monde entier. Pour un budget de 180 millions de roubles, le film a rapporté 14,3 millions6.

 

Françoise Navailh : Et la distribution ?

Joël Chapron : Avant même de répondre à cette question, je tiens à rappeler que les chiffres russes que je vais citer dans cette interview proviennent de différentes sources, qu’elles sont parfois contradictoires, parfois partielles – et que la tentative de transparence qu’ont mise en avant les pouvoirs publics il y a quelques années continue de se fracasser sur le mur de la réalité... que chaque institution, chaque organe de presse interprète à sa façon !

Selon la revue Kinobusiness7, il est sorti 664 nouveaux titres sur les écrans russes et de la CEI, contre 730 en 2022. 138 titres sortis les années précédentes ont également été montrés en 2023. Ces 664 sorties auront généré 34,12 milliards de roubles, soit 427 millions de dollars (soit une hausse de 40 % en roubles et 20,9 % en dollars) ; en dollars, il faut remonter à 2006 pour trouver des recettes annuelles aussi basses (hormis 2020 et 2022 pour des raisons de Covid et de guerre). En nombre de tickets vendus, les 114 millions marquent une hausse de 32,8 % en un an (pour mémoire, il s’est vendu 181 millions de tickets en France, soit une hausse de 18,9 %8). Le prix moyen du billet s’élève en 2023 à 299 roubles (soit 15 roubles de plus qu’en 2022).

Comme d’habitude, chacun ayant « ses » statistiques, Nevafilm Research9 se réfère à la billetterie automatisée nationale russe (EAIS) qui dit que 126,1 millions de spectateurs sont allés au cinéma (dans la seule Russie, donc, sans les autres pays de la CEI, ce qui contredit les chiffres de Kinobusiness !), engrangeant 39 milliards de roubles.

Sur les 664 sorties répertoriées par la revue Kinobusiness, 192 sont à mettre au crédit russe (181, selon la ministre de la Culture Olga Lioubimova dans une interview à RIA Novosti10) et 57 sur les 138 films sortis les années précédentes ayant continué leur carrière en 2023. Les recettes et les entrées cumulées de ces 249 films russes (192 + 57) passés sur les écrans en 2023 dans l’ensemble de la CEI, Russie incluse, sont de 23,7 milliards de roubles (303,1 millions de dollars) et de 80,7 millions de tickets, soit 69,5 % des recettes et 70,6 % des entrées totales générées – en 2022, les pourcentages étaient respectivement de 50,4 % et 53,2 %. On peut donc affirmer que la primauté du cinéma national voulue par les pouvoirs publics se réalise pleinement, la Russie affichant en 2023, et de très loin, la part de marché nationale la plus haute de toute l’Europe (record généralement détenu par la Turquie).

Le leader incontesté de l’année est le film russe Tchebourachka (Чебурашка), film hybride mêlant vrais acteurs et images de synthèse, de Dmitri Dyatchenko qui affiche en fin de carrière 23,47 millions de spectateurs et 7,05 milliards de roubles et qui bat tous les records de fréquentation depuis la Perestroïka, surpassant tous les blockbusters américains et russes sortis depuis trente ans ! Si ce chiffre est particulièrement réjouissant pour un film national, il signifie cependant que ce seul film a attiré 20,6 % des spectateurs de l’année, ce qui relativise d’un coup la hausse de 32,8 % citée plus haut... De fait, seuls 62 titres ont engrangé plus de 1 million de dollars (7 de moins qu’en 2022).

Au chapitre des films considérés comme des films d’auteur (même grand public), il faut noter la prééminence des films étrangers sur les films russes pour ce genre-ci. On dénombrait, début octobre, 25 films étrangers contre 18 russes, pour respectivement 1,34 million de spectateurs et 500 00011.

Pour ce qui est de la publicité, la répartition des budgets publicitaires pour les sorties de films a explosé sur Internet : désormais 58 % des budgets lui sont alloués, contre 30 % pour la télé, 8 % pour la publicité extérieure, 3 % pour la radio et 1 % pour la presse écrite ; en 2013, ces chiffres étaient respectivement de 22 %, 48 %, 12 %, 7 % et 11 %12.

 

Le succès de Tchebourachka place Central Partnership au premier rang du top 10 des distributeurs nationaux – qui se paie le luxe d’avoir sorti 7 des 10 films russes ayant généré le plus d’entrées. Sa part de marché en recettes est de 42 %, suivi de NMG Kinoprokat (13 %), Volga (10 %), Atmosfera Kino (8 %), Nashe Kino (6 %), Exponenta (5 %), Global Film (4 %), Karoprokat (3 %), Russian World Vision (1,72 %) et Capella Film (0,69 %). Ce classement montre la révolution qui s’est opérée en Russie depuis que les majors américaines ont toutes quitté ce marché.

 

Le top 10 des films de l’année en nombre de spectateurs, selon la revue Kinobusiness13, est le suivant :

1. Tchebourachka (Чебурашка) : 23,47 millions de spectateurs. 

2. Comme par enchantement (По щучьему велению), comédie familiale russe « fantasy » d’Alexandre Voïtinski : 8,76 millions.

3. Le Défi (Вызов), drame russe de Klim Chipenko (avec prises de vues réelles dans l’espace), interdit aux moins de 12 ans : 6,8 millions.

4. Le film français d’animation Miraculous : Le film (voir ci-dessous) : 3,52 millions.

5. Baba Yaga sauve le monde (Баба Яга спасает мир), comédie familiale russe « fantasy » de Karen Zakharov : 2,44 millions.

6. John Wick : Chapitre 4 de Chad Stahelski, film américain avec Keanu Reeves : 2,38 millions (malgré son interdiction aux moins de 18 ans) contre 1,05 million en France.

7. Le Juste (Праведник), film russe de Sergueï Oursouliak, drame durant la Seconde Guerre mondiale (interdit aux moins de 12 ans) : 2,19 millions.

8. Opération Fortune : Ruse de guerre, coproduction britannico-américaine de Guy Ritchie avec Jason Statham : 2,04 millions (malgré son interdiction aux moins de 18 ans ; sortie sur Amazon Prime Video en France)

9. Complètement à l’ouest (Поехавшая), comédie dramatique russe d’Anton Maslov : 1,75 million (malgré son interdiction aux moins de 18 ans).

10. La Belle-mère (Теща), comédie russe d’Askar Ouzabaev (interdite aux moins de 16 ans) : 1,75 million.

 

Il faut mentionner l’exceptionnel succès des Trois Preux Chevaliers et le nombril du monde (Три богатыря и Пуп Земли), film d’animation de Konstantin Feoktistov, le 12e de la franchise des Trois Preux Chevaliers, qui, sorti le 28 décembre 2023, avait attiré 547 884 spectateurs en quelques jours et a donc fait l’essentiel de sa carrière en 202414. C’est le plus grand succès d’un film d’animation russe depuis vingt ans15 : il devrait avoisiner, en fin de carrière, les 3,3 millions de spectateurs.

 

Mais attention ! Toutes les sources citées ci-dessus ne répertorient que les films ayant dûment reçu un visa d’exploitation ! Si on prend en compte les sorties piratées des films des majors américaines qui ont attiré des millions de spectateurs, tous ces classements sont nuls et non avenus (voir ci-dessous les informations sur les films piratés).

 

Françoise Navailh : On parle beaucoup, depuis quelques années, des films « régionaux », notamment de Yakoutie ou du Nord-Caucase. Est-ce toujours le cas ?

Joël Chapron : Effectivement, on assiste à une percée très forte de ces films dont la notoriété – et le succès – dépasse les limites de la région où ils ont été produits. En 2023, le film distribué sur moins de 100 copies, toutes nationalités confondues, ayant attiré le plus grand nombre de spectateurs est un film yakoute de Konstantin Timofeev16 qui a fini sa carrière à plus de 70 000 spectateurs après avoir défilé dans 44 salles seulement. De fait, c’est sans doute la Yakoutie qui investit le plus dans le « cinéma régional »17 : 29 projets ont été soutenus ces quatre dernières années par le gouvernement régional pour un montant de 95 millions de roubles. Pour la première fois, les films yakoutes ont rapporté plus de 100 millions de roubles en 2023, dont 10 % en dehors de la région. On a dénombré 11 sorties de ces films, dont, hormis le film de Konstantin Timofeev, celui de Stepan Bournachev, Aïta (Айта), qui, sorti le 30 mars 2023 par la société moscovite Provzgliad et malgré son excellent score (79 700 spectateurs dans le pays), s’est vu retirer son visa d’exploitation (donné en février 2022 et interdisant le film aux moins de 16 ans) le 25 septembre 202318 à la demande du Roskomnadzor (l’équivalent russe de l’Arcom) qui y a décelé « des éléments brisant et contredisant les principes de l’unité entre les peuples (de Russie) » (sic)19 et l’a fait retirer de toutes les plateformes sur lesquelles le film était légalement projeté...

L’école qu’avait ouverte Alexandre Sokourov à Naltchik, en Kabardino-Balkarie, a fermé ses portes il y a quelques années, mais parallèlement un Centre de soutien au cinéma régional a vu le jour il y a deux ans, le 18 février 2022, à l’initiative de l’Union des cinéastes de Russie ; ce centre aurait soutenu 60 films (de toutes durées et de tous genres)20.

 

Françoise Navailh : Et qu’en est-il de la fréquentation des salles et de l’exploitation ? Sait-on qui va au cinéma ? 

Joël Chapron : Le parc de salles, après que les exploitants eurent poussé des cris d’orfraie lors du départ des majors américaines, ne semble pas avoir été très affecté par la nouvelle situation. De fait, Nevafilm Research21 comptabilisait 2 294 établissements cinématographiques (soit 96 de plus en un an) et 5 868 salles (187 de plus) fin décembre 2023. Néanmoins, l’essentiel de ces ouvertures est dû très majoritairement aux investissements de Fond Kino qui continue de subventionner l’ouverture et la réfection de salles dans les petites villes de province, à la demande même de Vladimir Poutine l’été dernier pour les villes de moins de 50 000 habitants22. Il s’agit là de salles le plus souvent monoécran, puisque, à aujourd’hui, 1 111 établissements cinématographiques (1 227 écrans) ont été soutenus par ce programme de relance de l’exploitation cinématographique en province. Ainsi, ce sont 48 % des établissements cinématographiques du pays qui sont soutenus et 21 % des salles. Fin 2023, les salles monoécran représentaient 58 % des établissements du pays, les miniplexes de 2 à 8 salles 35 %, les multiplexes de 8 à 16 salles 7 % et les multiplexes de plus de 16 salles 0,6 %. Il s’agit là d’un changement substantiel du paysage : l’absence des blockbusters américains a considérablement freiné l’ouverture de nouveaux multiplexes dans les centres commerciaux, lesquels multiplexes faisaient leur beurre de ces blockbusters.

Le premier exploitant en nombre de salles est toujours le conglomérat Cinema Park/Formula Kino (615 écrans, soit 10,5 % du parc de salles), suivi de Premier-Zal (462 ; 7,9 %) et Tsentr Kino (280 ; 4,8 %). Géographiquement parlant, c’est évidemment Moscou et sa proche banlieue qui se prévalent du plus grand nombre d’écrans (854 ; 14,55 % du parc de salles), suivies de Saint-Pétersbourg (361 ; 6,15 %), Ekaterinbourg (95), Rostov-sur-le-Don (80) et Samara (78). Le système de billetterie unique EAIS a permis également de segmenter les villes en fonction de leur population23 : hormis Moscou et Saint-Pétersbourg qui ont généré respectivement 16,5 % et 6,41 % des recettes en salle du pays, les 14 villes de plus de 1 million d’habitants en ont généré 21,27 %, les 19 villes de 500 000 à 1 million d’habitants 12,66 % et les 39 villes de 250 000 à 500 000 15,05 %. Il va de soi que, ces statistiques étant fondées sur les recettes et non le nombre de spectateurs, plus on s’éloigne des grandes métropoles, moins le billet est cher. Néanmoins, cela signifie que les villes de moins de 250 000 habitants ont cependant généré plus de 28 % des recettes du pays. Selon Kinobusiness24 citant comme source le système de billetterie unique, les villes de 100 000 à 250 000 habitants auraient attiré 9,89 % des spectateurs du pays (8,77% du box-office) et celles de 50 000 à 100 000 habitants 7,49 % des spectateurs (6,17 %). Le rapport spectateurs/box-office est parlant : contrairement aux « petites » villes où le pourcentage en spectateurs est le plus élevé, celui de la ville de Moscou est de 8,96 % des spectateurs du pays pour 12,92 % du box-office total.

 

Une étude sociologique établie par le Fond Kino a mis en parallèle les groupes d’âge fréquentant les salles de cinéma en 2019, 2022 et 202325. Selon cette étude, l’âge moyen des spectateurs est descendu à 24 ans en 2023, alors qu’il oscillait entre 27 et 28 ans depuis 2019. En 2023, 65,9 % des spectateurs avaient 24 ans ou moins, 27,3 % avaient de 25 à 44 ans et 6,9 % avaient 45 ans et plus. (L’abîme se creuse de plus en plus avec le public français : en 2022, les moins de 25 ans ne représentaient « que » 33,1 % et les plus de 50 ans 34,1 %26.) Quelle que soit la tranche d’âge, la fréquentation la plus courante est de 1 à 2 fois par mois. Par ailleurs, le public s’est très largement féminisé. Cela est dû, en partie, à l’absence des blockbusters américains d’action qui drainaient une majorité d’hommes, ainsi qu’à la crainte de se voir embarqué à la sortie du cinéma quand un homme est mobilisable, mais aussi au fait que les mères accompagnent plus que les hommes les enfants voir les films d’animation et les films familiaux. Or, plus les films d’animation et les films familiaux marchent, plus les Russes en produisent (et en importent) et plus le public se resserre autour de ces deux genres majeurs. Lors de la conférence de presse de Fond Kino en fin d’année27, Olga Lioubimova a déclaré que le public féminin en 2023 avait représenté 67,9 % de l’ensemble des spectateurs (soit 32,1 % pour le public masculin).

Il est clair que la fameuse « carte Pouchkine » réservée aux jeunes de 14 à 22 ans (voir mon interview de l’année dernière) et dont sont désormais en possession 9,6 millions de jeunes Russes a largement contribué à rajeunir un public... qui l’était déjà. Ouverte aux établissements cinématographiques depuis le 1er février 2022, cette carte a permis la vente de 13,5 millions de tickets de cinéma en 202328. Elle est utilisée à 40 % pour aller au cinéma, 25,5 % pour aller au théâtre et 17 % pour aller au musée29.

Ces changements sont capitaux. De fait, la population âgée de 25 à 50 ans a été largement abreuvée de films étrangers en tous genres, alors que les moins de 25 ans ont été élevés avec des films d’animation et les films familiaux majoritairement russes. Les genres de films, compte tenu de la censure et des nouvelles valeurs morales proclamées haut et fort, se sont considérablement réduits et la vision du monde se réduit de concert – pour le plus grand bonheur de la nouvelle idéologie en vigueur. Néanmoins, les films promouvant l’héroïsme, la fierté, le sacrifice n’attirent guère la jeunesse, qui se rabat sur des valeurs d’entraide, de bienveillance et d’honnêteté.

Hormis les films d’animation étrangers, il faut parallèlement souligner le nombre important de films d’horreur étrangers qui sont importés et qui font aussi les beaux jours des salles de cinéma – ces deux genres étant les plus plébiscités parmi les films étrangers30. Devant le succès remporté, un distributeur russe a même acquis les droits des films d’horreur cultes en provenance d’Asie (coréens, thaïlandais, indonésiens, etc.) de la dernière décennie et les sortira en 202431. Comme le dit David Fincher à propos des États-Unis : « Je ne suis nullement surpris que les films d’horreur connaissent un renouveau. L’Exorciste est sorti en 1973, et l’idée que l’Amérique a perdu le contrôle semble de nouveau dans l’air du temps, la preuve avec L’Exorciste. Dévotion, qui vient de sortir.32 » La Russie perdrait-elle aussi le contrôle ?

 

Françoise Navailh : La désertion de la Russie par les films américains a-t-elle eu une incidence sur les autres cinématographies étrangères ?

Joël Chapron : On ne peut pas parler de « désertion », car il faut, au contraire, souligner que de nombreux films américains sont sortis en 2023 et continuent de sortir en 2024, y compris des films « importants » comme Ferrari de Michael Mann, sorti en décembre et qui devrait atteindre les 540 000 spectateurs en fin de carrière33. Mais il s’agit là de films dits « indépendants » et n’étant pas exploités par une major (Warner, Fox, etc.). Cela étant dit, ces films indépendants sont rarement des blockbusters, d’où le moindre succès que ces films remportent, laissant ainsi de la place (du temps d’écran) à plus de films différents, russes et étrangers. D’où l’exceptionnelle part de marché des films russes en 2023. Si les officiels se réjouissent de cet état de fait, lequel conforte les tenants d’un protectionnisme culturel, on peut craindre, le jour où les majors américaines reviendront légalement sur ce marché, un raz-de-marée analogue à celui qu’a connu l’URSS à la Perestroïka quand le contingentement des films étrangers a été levé.

Une étude de Mediascope34 a mis parallèlement en lumière le changement capital de la programmation des chaînes de télé. Durant la saison 2021/2022, la part des films étrangers sur les 30 chaînes suivies était de 42 % et de 58 % pour les films russes et soviétiques ; les chiffres de la saison 2022/2023 sont respectivement de 33 % et 67 %. Les acheteurs de programmes se tournent désormais vers du contenu chinois, sud-coréen et indien.

 

Françoise Navailh : Et qu’en est-il du piratage dont vous nous aviez détaillé l’an dernier les différentes formes qu’il prenait dans les salles de cinéma ?

Joël Chapron : Effectivement, parmi les différentes formes, il en est une qui a fait les beaux jours de Avatar 2 : La Voie de l’eau de James Cameron (qui serait le 4e plus gros succès de l’année avec 4,79 millions de spectateurs)35, Barbie de Greta Gerwig (15; 1,98), Spider-Man : Across the Spider Verse de Joaquim Dos Santos (17; 1,62), Fast & Furious X de Louis Leterrier (1,5) ou encore Oppenheimer de Christopher Nolan (autour de 700 000 entrées), Mission : Impossible – Dead Reckoning Partie 1 de Christopher McQuarrie (autour de 600 000), Indiana Jones ou le cadran de la destinée de James Mangold (autour de 300 000), Napoléon de Ridley Scott (autour de 250 000 entrées), Killers of the Flower Moon de Martin Scorsese (autour de 150 000) et de bien d’autres films américains appartenant aux majors et donc interdits par elles-mêmes d’exploitation en Russie36. Le concept est le suivant : un exploitant ou un groupe d’exploitants récupère le matériel (DCP ou autre) déjà doublé ou sous-titré en russe dans un pays de la CEI où le film sort légalement (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Ouzbékistan...) et le met en « avant-séance » d’un court-métrage russe (comme on le fait en France à l’inverse en proposant en avant-séance un court-métrage). Dès lors, le court-métrage en question, ayant dûment reçu son visa d’exploitation, se retrouve avec quelques millions de spectateurs, eux aussi dûment comptabilisés dans les statistiques nationales, alors même que l’avant-séance était dédiée à un blockbuster américain. Selon des sources évidemment non officielles, le prix d’une clé servant à décoder le DCP du film varie de 10 000 à 100 000 roubles, en fonction du film et de la date de sortie (Oppenheimer : 50 000 ; Mission : Impossible : 10 000 ou 15 000 – les fournisseurs pouvant être différents)37. De plus, lorsque le film arrive en Russie, il est certes doublé en russe, mais les doubleurs ne sont pas ceux qui, d’ordinaire, doublent les stars américaines – d’où, souvent, un nouveau doublage avec les « bons » doubleurs38 !

C’est ainsi que, selon l’analyse du directeur du conglomérat de salles Cinema-Park/Formula Kino39, le 4e plus grand succès de l’année serait le court-métrage Trois bonnes actions de Marta Kotova en avant-séance duquel était projeté... Avatar 2 : La Voie de l’eau40 ; selon lui, les films piratés représenteraient 20 % du box-office total de l’année ! Plusieurs courts-métrages ont servi de séances officielles pour plusieurs blockbusters américains, puisque ce même Trois bonnes actions avait eu auparavant Black Panther: Wakanda Forever de Ryan Coogler en avant-séance !

Il se peut que ces séances « pirates » se raréfient avec le temps. Néanmoins, Argylle, le blockbuster de Matthew Vaughn qui vient de sortir en France fin janvier, est projeté dans 116 cinémas en Russie la semaine suivante...41. Vu qu’il est légalement sorti en Azerbaïdjan et au Kazakhstan fin janvier42, il y a fort à parier que le matériel vienne de ces pays. Ce fut également le cas de Wonka de Paul King43 (Warner). Parallèlement à cette forme de piratage, d’autres formes coexistent encore, comme celle de projeter des films sans aucun droit ni aucune « façade » semi-légale (comme celle-ci-dessus), mais la ministre de la Culture, Olga Lioubimova, a tapé du poing sur la table lors d’une interview à RIA Novosti le 18 janvier 202444 pour que ces séances de films piratés cessent, sous peine de fermeture de l’établissement.

Le piratage sur Internet a, lui, littéralement explosé : l’institution régulant la légalité de ce qui s’y trouve a supprimé 1,1 million de liens renvoyant à du contenu piraté, soit deux fois plus qu’en 2022 ; la raison en est la disparition des films et programmes des majors américaines et l’intérêt croissant pour la production nationale45.

 

Françoise Navailh : Dans ce nouveau contexte, le cinéma français tire-t-il ainsi son épingle du jeu ?

Joël Chapron : Ô combien ! La Russie fut, en 2023, le premier pays au monde en nombre de spectateurs de films français : 7,2 millions ! 69 nouveaux titres dûment agréés par le CNC (dont 14 ressorties d’anciens films) sont arrivés sur les écrans et ont attiré 2,6 fois plus de spectateurs qu’en 2022 (2,79 millions). La Russie, en 2022, occupait la 3e place au monde en nombre de spectateurs de films français derrière l’Allemagne et la Pologne ; en 2023, elle les précède. Certes, la France avait sorti 84 titres en 2022 (dont 13 ressorties), mais les immenses succès de Miraculous : Le film de Jérémy Zag (3,53 millions d’entrées contre 1,65 en France) et Jeanne du Barry de Maïwenn (1,07 million contre 766 000 en France) ont permis au cinéma français d’approcher le score de 2014 (7,75 millions46) auquel il n’est plus parvenu depuis lors. Il faut noter que le film The Palace de Roman Polanski est dûment et légalement sorti en Russie (pas de sortie salle en France), bien qu’amputé de deux minutes (les vœux de Vladimir Poutine, la femme de l’ambassadeur russe la tête dans le gâteau...)47 ; avec ses 81 000 spectateurs, c’est même le 11e plus grand succès d’un film en langue française en 2023.

Miraculous : Le film est le 4e plus grand succès de l’année en Russie et Jeanne du Barry le 18e en nombre de spectateurs (tous deux majoritairement français) ; en 2022, le premier film français (minoritaire) était Hopper et le hamster des ténèbres de Ben Stassen et Benjamin Mousquet (36e) et le premier film majoritaire était Le Loup et le lion de Gilles de Maistre (90e). C’est seulement la deuxième fois depuis la Perestroïka que le cinéma français arrive à placer un film dans le top 10 général de l’année ; Taxi 4 de Gérard Krawczyk avait été le premier en terminant sa carrière à la 10e place du top 10 de 2007 avec 2,4 millions de spectateurs48. On se doit de remarquer que Miraculous... et Hopper... sont deux films d’animation. De fait, l’animation en général et l’animation française en particulier font les beaux jours des salles russes : sur les 10 films français ayant attiré le plus grand nombre de spectateurs, 4 sont des films d’animation.

De fait, les ventes de films ne tombent pas sous le coup des interdictions d’exportation côté français ni d’importation côté russe. Il va de soi que certains producteurs et metteurs en scène ne souhaitent pas que leurs films soient diffusés en Russie (Astérix et Obélix : L’Empire du milieu de Guillaume Canet n’est pas sorti en salle... mais est disponible sur certaines plateformes russes légales) ; néanmoins, la plupart continuent d’y vendre leurs films, d’où une table ronde portant sur ce sujet organisée par Unifrance début 202449.

À propos de la France, on ne peut pas ne pas sourire devant le titre de la série russe en production de 20 épisodes intitulée Macron (Макрон), dont Boris Dergatchev a tourné le pilote avant de quitter le navire, et qui relate la présentation par un tout jeune homme à ses parents de sa nouvelle copine de vingt-deux ans plus âgée que lui...50

 

Françoise Navailh : Quels films russes ont été projetés dans les festivals internationaux ?

Joël Chapron : L’année 2023 avait bien commencé avec la sélection d’Un petit secret nocturne (Один маленький ночной секрет) de Natalia Mechtchaninova au festival de Rotterdam, puis celle de Cage cherche oiseau (Клетка ищет птицу) de l’élève d’Alexandre Sokourov Malika Moussaeva et de Eastern Front de Vitali Manski au festival de Berlin. La Grâce (Блажь) d’Ilya Povolotski était à la Quinzaine des cinéastes de Cannes. Locarno et Venise n’eurent pas de films russes. San Sebastian en septembre a sélectionné Salut, Maman (Привет, мама) d’Ilya Malakhova, Genève en novembre Le Patron (Хозяин) de Iouri Bykov51. Et l’année 2024 a commencé avec un long-métrage, Cendre et dolomite (Пепел и доломит) de Toma Selivanova, et un court-métrage, Magie et propagande (Магия и пропаганда) de Lila Filina, sélectionnés au festival de Rotterdam52. Certains de ces films ont été partiellement financés par de l’argent de l’État russe, d’autres non ; certains sont sortis en salle en Russie, d’autres non...

En dehors de l’Europe, Empire V (Ампир V) de Viktor Guinzbourg (interdit de sortie en Russie – voir ci-dessous) était au festival Fantasia à Montréal, Kretsoul (Крецул) d’Alexandra Likhatcheva au festival de São Paulo, L’Air (Воздух) d’Alexeï Guerman Jr au festival de Tokyo, Nina (Нина) d’Oksana Bytchkova au festival de Shanghaï, Les Sentiments d’Anna (Чувства Анны) d’Anna Melikian au festival américain de cinéma indépendant Slamdance début 202453...

Françoise Navailh : En 2022, vous aviez dénombré 3 sorties de films russes en France : Conférence (Конференция) d’Ivan I. Tverdovski, Les Poings desserrés (Разжимая кулаки) de Kira Kovalenko (le premier sorti avant la guerre, le second juste la veille), puis Opération Grizzli (Большое путешествие. Специальная доставка), le film d’animation de Vassili Rovenski et Natalia Nilova le 21 décembre 2022. Combien y en eut-il en 2023 ?

Joël Chapron : Il faut d’abord souligner l’assez beau résultat d’Opération Grizzli qui, en fin de carrière, aura attiré près de 41 000 spectateurs.

On a vu sortir, durant l’année 2023, 6 films russes : La Femme de Tchaïkovski (Жена Чайковского) de Kirill Serebrennikov (15/02/2023 ; Bac Films ; 180 899 entrées), Le Capitaine Volkonogov s’est échappé (Капитан Волконогов бежал) de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov (29/03/2023 ; Kinovista ; 33 965) ; Fairytale (Сказка) d’Alexandre Sokourov (10/05/2023 ; Les Films de l’Atalante ; 5 200), How to Save a Dead Friend de Maroussia Syroechkovskaïa (28/06/2023 ; La Vingt-Cinquième Heure ; 5 321), Paradis d’Alexandre Abatourov (30/08/2023 ; Jour2Fête ; 5 917) et le film d’animation Les Chats au musée (Коты Эрмитажа) de Vassili Rovenski (20/09/2023 ; CGR Events ; 55 940)54.

Quelques mots sur chacun d’eux. La Femme de Tchaïkovski était en compétition à Cannes en 2022. Il s’agit d’une coproduction entre la Russie, la France (Logical Pictures) et la Suisse, aidée par le programme d’Aide aux cinémas du monde du CNC. C’est, à aujourd’hui, le plus gros succès d’un film de Kirill Serebrennikov des 4 films sortis en France.

Le Capitaine Volkonogov s’est échappé est, lui aussi, une coproduction entre la Russie, l’Estonie et la France (Kinovista), également soutenu par le programme d’Aide aux cinémas du monde du CNC (le film est minoritairement français agréé par le CNC). Présenté en compétition à Venise en 2021 (Olga Lioubimova, la ministre de la Culture russe était, à l’époque très fière de cette sélection !), le film a attiré en France plus de dix fois plus de spectateurs que la précédente œuvre de ce couple talentueux, L’Homme qui a surpris tout le monde (Человек, который удивил всех).

Fairytale, le tout dernier film d’Alexandre Sokourov (et, peut-être bien, son vrai dernier55), est une coproduction russo-belge. Il fut présenté au Festival de Locarno en août 2022 – où il s’était fait connaître trente-cinq ans plus tôt avec La Voix solitaire de l’homme (Одинокий голос человека).

How to Save A Dead Friend est un documentaire que Maroussia Syroechkovskaïa a présenté au Festival de Cannes 2022 dans la section ACID, coproduit par la Suède, la Norvège, la France (Les Films du tambour de soie) et l’Allemagne.

Paradis, qui est une coproduction entre la France (Petit à Petit Production) et la Suisse, a fait sa première au grand festival de documentaires d’Amsterdam, l’IDFA, en 2022. C’est la nouvelle collaboration d’Alexandre Abatourov et de la productrice Rebecca Houzel, après Le Fils sorti en France le 29 mai 2019. Paradis est un film majoritairement français agréé par le CNC.
Les Chats au musée est, in fine, le seul film complètement russe. C’est le 4e film de ce metteur en scène de films d’animation que sort CGR Events et, de loin, celui qui a attiré le plus de spectateurs. En Russie, le film a réuni 1,32 million de spectateurs. L’animation est le genre cinématographique qui s’exporte le mieux et le plus en dehors des frontières de la CEI depuis plusieurs années56, et l’année 2023 ne fait que confirmer cette tendance. Les Chats au musée est le 3e plus grand succès à l’étranger d’un film d’animation russe depuis 2019, après La Princesse des glaces : Le monde des miroirs magiques (Снежная Королева: Зазеркалье ; 73 000 spectateurs en France en 2019) et Opération Panda (Большое путешествие ; sorti en France en 2021, mais avec un visa d’exploitation temporaire – entrées inconnues). Il faut noter, mais je reviendrai sur ce sujet quand j’aborderai la question de la censure, que Les Chats au musée est le seul film parmi les 6 films russes sortis en France qui soit sorti en Russie !

Enfin, pour être complet, j’ajouterai que 5 autres films issus des anciens pays de l’URSS sont également sortis en France en 2023 : 1 film ukrainien d’animation (Le Royaume de Naya d’Oleg Malamuzh et Oleksandra Ruban – qui a attiré un demi-million de spectateurs en France !), 2 films kazakhs d’Adilkhan Erjanov (Assaut et L’Éducation d’Ademoka) et 2 films géorgiens (Brighton 4th de Levan Koguashvili et Blackbird Blackberry d’Elene Naveriani). Aucun de ces 5 films n’est sorti en Russie...

Le 24 janvier 2024, la société Bodega Films a sorti en France le film russe La Grâce d’Ilya Povolotski, présenté à la Quinzaine des cinéastes de Cannes en 2023. Il n’y a, à aujourd’hui, aucune autre prévision de sortie de film russe – hormis ceux de Kirill Serebrennikov –, si ce n’est la ressortie, aujourd’hui 28 février 2024, sur copie restaurée et numérisée de L’Inondation (Наводнение), coproduction franco-russe d’Igor Minaev avec Isabelle Huppert (1993 ; sortie française le 3 mai 1995)57.

 

Françoise Navailh : Et qu’en est-il de la censure ? Sait-on combien de films sont interdits ?

Joël Chapron : Non, on ne sait pas, sachant qu’il est parfois difficile de dire pourquoi tel ou tel film ne sort pas. Certains n’obtiennent pas le fameux visa d’exploitation, comme Le Capitaine Volkonogov s’est échappé, La Femme de Tchaïkovski, Fairytale..., alors même que, pour certains d’entre eux, il y a de l’argent du ministère de la Culture et/ou de Fond Kino. Pour le premier, il faut savoir que le thème même (les purges staliniennes) n’est plus « d’actualité » et que, de plus, Nikita Koukouchkine (qui joue le meilleur ami du personnage principal interprété par Iouri Borissov) vient d’être désigné comme « agent de l’étranger »58, ce qui ne fait que renforcer « l’interdiction » du film.

Après avoir longuement lutté pour obtenir ce fameux visa qui lui a finalement été refusé sans raison le 13 octobre 202359, Alexandre Sokourov a fini par mettre son film Fairytale en ligne sur YouTube début décembre (les investisseurs ne pouvant dès lors compter que sur les maigres recettes étrangères) ; l’interdiction de sortie du film ne l’a pas empêché d’obtenir le prix de l’Éléphant blanc60 du meilleur film de l’année 2023 ! Il faut à ce propos signaler que, lors de cette cérémonie, le prix de la meilleure actrice (ex æquo) a été remis à Daria Savelieva pour le film Les Vacances (Каникулы) d’Anna Kouznetsova, celui du meilleur scénario à Natalia Mechtchaninova pour Un petit secret nocturne (projeté à Sundance en 2023) et celui du meilleur décorateur à Alexeï Maximov pour Le Nouveau Berlin (Новый Берлин) d’Alexeï Fedortchenko... qui, eux non plus, n’ont jamais obtenu de visa d’exploitation !

Nous autres (Мы) de Hamlet Doulyan, d’après le roman éponyme d’Evgueni Zamiatine, tourné en 2018, monté en 2019, qui aurait dû sortir en 2020, ne l’avait pas été à cause du Covid, puis il fut annoncé fin 2022, avant d’être retiré des plannings, de réapparaître comme participant au festival de Moscou 2023... avant d’en être écarté61. Il n’a, à aujourd’hui, toujours pas eu de visa d’exploitation et n’est donc toujours pas sorti.

Empire V de Viktor Guinzbourg, d’après le livre éponyme de Viktor Pelevine, tourné avant la guerre, n’est jamais sorti – peut-être à cause de la présence du chanteur et acteur Oxxxymiron (qui interprète le rôle de Nikolaï Rubinstein dans La Femme de Tchaïkovski), déclaré agent de l’étranger. Ce film avait pourtant été aidé par l’État et le Fond Kino...62 Et Sony Pictures, qui initialement devait le sortir en Russie, l’a sorti le 24 août au Kazakhstan et en Ouzbékistan63. Enfin, c’est une société de vente française, Reel Suspects64, qui vend désormais le film à l’étranger.

Le Bateau volant (Летучий корабль) d’Ilya Outchitel (remake avec acteurs du dessin animé de Garri Bardine de 1979), en production depuis quatre ans, a vu sa sortie reportée plusieurs fois (elle est désormais prévue en mars 2024) ; ces quatre années sont notamment dues au remplacement qu’il a fallu effectuer de certains acteurs ayant critiqué la guerre et le visa d’exploitation est toujours en attente65...

L’Air, le nouveau film d’Alexeï Guerman Jr relatant les exploits d’aviatrices soviétiques durant la Deuxième Guerre mondiale, a fini par obtenir, après moult péripéties, son visa d’exploitation et sortir le 18 janvier 2024, comme le film géorgien Le Patient n°1 (Пациент N°1) de Rezo Guiguineïchvili.

Le Frère 3 (Брат 3 ; rien à voir avec les films d’Alexeï Balabanov) de Valeri Pereverzev avec, notamment Eric Roberts et l’acteur français Olivier Siou, après s’être vu refuser son visa d’exploitation en novembre (le matin même du jour prévu pour la sortie !) a fini par l’obtenir un mois plus tard...66

Au chapitre des films étrangers, on ne peut que constater l’absurdité d’avoir retiré, un an et demi après sa sortie, en mars 2023, son visa d’exploitation à la coproduction germano-estono-russo-finlandaise Compartiment n°6 de Juho Kuosmanen (Grand Prix du festival de Cannes 2021 ; 42 000 spectateurs russes) après que le ministère de la Culture eut reçu une lettre d’un groupe appelé « Société citoyenne » dénonçant la propagande LGBT contenue dans le film67 !

Close le film belgo-néerlando-français de Lukas Dhont, récipiendaire du Grand Prix du Festival de Cannes en 2022, dûment acheté par un distributeur russe et qui aurait dû sortir le 30 mars 2023, s’est vu retirer à la dernière seconde son visa d’exploitation (sans doute à cause du thème de l’homosexualité) sans explication68. À l’instar du film yakoute Le Candidat de Dmitri Chadrine et pour le même motif69, Dogman de Luc Besson ne l’a pas obtenu non plus, le personnage principal s’habillant en femme semblant en être la raison principale (le film a, en revanche, pu être mis sur les plateformes russes légales okko.tv, ivi.tv et premier.one70 – allez comprendre !). Mieux ! Les Nuits de Mashhad, le thriller suédo-franco-germano-danois d’Ali Abbasi pour lequel Zar Amir Ebrahimi avait reçu le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes en 2022, est dûment sorti le 11 mai 2023... avant de se voir retirer ce fameux visa le 15 mai71 !

Il faut cependant bien noter qu’aucun film ayant perdu ou n’ayant jamais obtenu son visa d’exploitation pour des raisons politiques, morales, militaires, etc., n’a fait l’objet d’une sortie salle piratée. Seuls les films « retenus » par les producteurs étrangers (américains) ont eu droit à ce type de sortie.

 

Françoise Navailh : Pouvez-nous dire ce que font Andreï Zviaguintsev, Kirill Serebrennikov, Kantemir Balagov, Kira Kovalenko, Alexeï Tchoupov et Natalia Merkoulova... ?

Joël Chapron : Andreï Zviaguintsev continue de se remettre physiquement des séquelles du Covid contracté en 2021, mais il est à pied d’œuvre et, je l’espère, devrait pouvoir tourner son prochain film, sur financements non russes mais en langue russe, à l’automne prochain. Kirill Serebrennikov a deux films prêts cette année : Limonov, en langue anglaise, d’après le livre d’Emmanuel Carrère (qui aurait dû être prêt dès l’an dernier, mais le déclenchement de la guerre en Ukraine avait interrompu le tournage à Moscou), et La Disparition, en langue allemande, d’après le livre La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez. J’espère vivement que l’un, voire les deux films seront à Cannes. Kantemir Balagov devrait bientôt tourner aux États-Unis, où il vit avec Kira Kovalenko, Butterfly Jam, produit par Alexandre Rodnianski (déclaré agent de l’étranger par le pouvoir russe et qui s’était immédiatement élevé contre la guerre72) en langues anglaise et kabarde. Kira Kovalenko, également produite par Alexandre Rodnianski, est en pleine écriture de son prochain film. Quant à Alexeï Tchoupov et Natalia Merkoulova, on n’a pour le moment pas d’information, mais j’espère vivement qu’ils pourront rapidement annoncer un nouveau projet.

 

Françoise Navailh : Et qu’en est-il de ceux qui ont pris fait et cause pour la fameuse « Opération militaire spéciale », comme Nikita Mikhalkov ou Vladimir Machkov ?

Joël Chapron : Nikita Mikhalkov avait ouvert en 2011 une chaîne appelée « BesogonTV » (« besogon » signifiant « chasseur de diables, exorciste ») où il crache depuis lors son venin sur l’Occident collectif, la décadence occidentale et, bien sûr, soutient complètement la guerre en Ukraine. Les programmes mensuels de cette chaîne, qui existe sur différentes plateformes Internet, avaient été repris par la chaîne de télé russe Russie-24, qui avait suspendu leur diffusion en mars 2020 après que Mikhalkov eut accusé Bill Gates de vouloir, via la vaccination, implanter des puces dans le corps humain73. YouTube, dont Mikhalkov disait que seul ce site diffuserait désormais ses programmes, en a finalement suspendu l’accès le 18 janvier 2024. Mikhalkov, sous sanctions européennes depuis décembre 202274, estime que ses diatribes dénonçant les mensonges de l’Occident collectif devaient tôt ou tard être suspendues par YouTube75. Pour ceux qui ont déjà vu l’un des programmes de BesogonTV, je recommande les parodies qu’en a tirées Iouri Veliki76 ainsi que le film d’une heure appelé Le Fils produit par le studio berlinois Narra qui revient sur l’ascension du président de l’Union des cinéastes russes77 et complète en images l’excellente enquête qu’a publiée sur la famille Mikhalkov Cécile Vaissié78.

Andrei Konchalovsky, qui, sans la hargne de son frère Nikita, soutient l’Opération spéciale79 et qui, comme lui, fait partie de la liste des « représentants du candidat-président aux élections »80 (ils sont, cette année, 346, dont Ivan Okhlobystine, Karen Chakhnazarov, Sergueï Bezroukov, Sergueï Garmach, Alexeï Gouskov...81), a terminé cet été le tournage de sa série Chroniques de la révolution russe (Хроники русской революции) en 16 épisodes82 et travaille à une nouvelle mise en scène de La Mouette de Tchekhov pour le théâtre Mossovet ; elle était prévue pour février 2024, mais est reportée sans date83.

Il est un autre metteur en scène qui ne cache pas ses sympathies pour la Russie d’aujourd’hui : Emir Kusturica, le metteur en scène serbe né en Bosnie-Herzégovine, détenteur de deux Palmes d’or, compte aller y tourner une adaptation du livre d’Evgueni Vodolazkine Les Quatre Vies d’Arseni (en russe : Лавр)84 ainsi qu’une nouvelle adaptation des Âmes mortes de Gogol ; il a donné à la place du village de Küstendorf, qu’il avait construit pour le tournage de La Vie est un miracle, qui est devenu un lieu touristique et où il organise un festival de cinéma, le nom de « Nikita Mikhalkov »85.

Vladimir Machkov, devenu en 2018 le directeur artistique du théâtre Oleg-Tabakov, fait aujourd’hui partie du « Groupe d’action visant à promouvoir Vladimir Poutine à la présidence du pays », est coprésident de son équipe de campagne86 et voyage en Russie et en Crimée pour rencontrer les électeurs87... S’il tourne moins qu’avant au cinéma, on l’a vu l’an dernier dans Le Défi. Konstantin Lavronenko, l’acteur de deux films d’Andreï Zviaguintsev, Le Retour et Le Bannissement (pour lequel il a obtenu le seul prix d’interprétation à Cannes décerné à un acteur russe de l’histoire du festival) a lui aussi pris fait et cause pour l’Opération spéciale88.

Et puis il y a tous ceux, et ils sont nombreux, qui louvoient, qui se sont prononcés contre la guerre et qui, pour des raisons jamais évoquées, sont aujourd’hui du côté poutinien et exécutent ce qu’on leur demande (concerts, déclarations, etc.). Victimes de chantage ? Volonté de continuer sa carrière ? Besoin d’argent ?...89

 

Françoise Navailh : Et vous, que faites-vous depuis que vous avez pris votre retraite d’Unifrance ?

Joël Chapron : Je suis débordé ! Je présente des films d’Europe de l’Est, URSS et Russie incluses, dans toute la France, je collabore avec l’institut hongrois de Paris pour présenter des cycles du patrimoine hongrois, je continue de faire des bonus DVD (dont, en 2023, La Femme de Tchaïkovski de Kirill Serebrennikov, Guerre et paix de Sergueï Bondartchouk et bientôt Les Tziganes montent au ciel d’Emil Lotianou), je suis toujours actif aux festivals de Cannes et Lumière à Lyon et participe à des conférences internationales sur les cinématographies d’Europe de l’Est. Enfin, à mes heures perdues (!), je mène une étude sur les films d’Europe de l’Est à Cannes depuis l’origine du festival et, malgré la guerre, je sous-titre encore des films en langue russe et traduis toujours quelques scénarios.

 

La biographie de Joël Chapron : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jo%C3%ABl_Chapron

Livres, articles et interviews de Joël Chapron répertoriés sur kinoglaz.fr


4 Kinobusiness segodnja, n° 50 (1029), 22 décembre 2023, p.4.

7 Kinobusiness segodnja, n° 2 (365), février 2024.

11 Bulletin Kinoprokatchika, n° (43) 1022, 3 novembre 2023, p. 12.

12 Bulletin Kinoprokatchika, n° (41) 1020 du 20 octobre 2023, p. 8.

13 Kinobusiness segodnja, n° 2 (365), février 2024

15 Bulletin Kinoprokatchika, n° (03) 1033 week-end du 21 janvier 2024, p. 9.

23 Bulletin Kinoprokatchika, n° (03) 1033 du 26 janvier 2024, pp. 8-12.

24 Bulletin Kinoprokatchika, n° (01) 1031 du 12 janvier 2024, p. 37.

26 Bilan CNC 2022, p. 58.

28 Bulletin Kinoprokatchika, n° (06) 1036 du 16 février 2024, p. 14.

31 Bulletin Kinoprokatchika, n° (47) 1026 du 1er décembre 2023, p. 8.

32 L’Obs, n° 1083 du 2 novembre 2023, p. 71.

35 Bulletin Kinoprokatchika, n° (51) 1030 du 29 décembre 2023, p. 41.

36 Les chiffres cités sont issus de différents numéros de Bulletin Kinoprokatchika tout au long de l’année.

38 Bulletin Kinoprokatchika, n° (21) 1000 du 2 juin 2023, pp. 9-14.

39 Bulletin Kinoprokatchika, n° (02) 1032 du 19 janvier 2024, p. 19.

41 Bulletin Kinoprokatchika, n° (06) 1036 du 16 février 2024, p. 20.

43 Bulletin Kinoprokatchika, n° (03) 1033 du 26 janvier 2024, p. 21.

46 Bilan Unifrance 2014.

48 Bilan Unifrance 2007.

54 Tous les résultats sont issus du Film français n°4112 du 26 janvier 2024.

56 Bulletin Kinoprokatchika, n° (42) 1021, 27 octobre 2023, pp. 7-11.

60 Ce prix, initialement décerné par la Guilde des critiques de cinéma, a fait l’objet à l’intérieur de la Guilde d’un conflit en 2021 (https://tass.ru/kultura/11115435). Il est désormais remis par des critiques de cinéma russes hors de la Guilde : https://www.kinometro.ru/news/show/name/belyislon2023_winners_24012024