Biographie et autres articles et interviews de Joël Chapron
CINEMA RUSSE EN 2005 : PRODUCTION, DISTRIBUTION, EXPORTATION
L'année de tous les changements
Joël Chapron et le cinéma russe
Joël Chapron, vous êtes chargé d'études à Unifrance pour les pays d'Europe centrale et orientale et en particulier pour la Russie. Dans ce cadre, votre fonction est essentiellement de promouvoir le cinéma français dans ces pays. Mais il suffit d'interroger les milieux cinématographiques russes qui vous connaissent très bien pour comprendre que vous jouez un rôle primordial dans la diffusion du cinéma russe en France. Pouvez-vous nous expliquer comment vous jouez ce rôle ?
J'ai la chance d'être à la fois sur le côté artistique via le festival de Cannes et sur l'industrie via Unifrance. Par le biais d'Unifrance, je sais comment fonctionne la production, la distribution, l'exploitation, les réseaux de salles, comment travaillent les majors américaines, comment travaillent les distributeurs moscovites pour envoyer les films au Kazakhstan, etc., c'est le côté purement industriel. Parallèlement, comme je vois presque tous les films de l’ex-URSS pour Cannes, je suis également l’évolution artistique de ces cinématographies, et me forge donc un avis sur les tendances du cinéma russe d’aujourd'hui, du cinéma kazakh, etc. Donc c'est à la fois Cannes et Unifrance qui font que j'ai cette connaissance-là du cinéma russe, à quoi il faut ajouter que j’ai travaillé sur plusieurs coproductions entre la France et la Russie depuis 1990.
Comment travaillez-vous pour le festival de Cannes ?
Pour le festival de Cannes, je suis le « correspondant étranger » pour le cinéma d'Europe centrale et orientale. En fait, je dis moi-même que je fais un travail de rabatteur : je dresse une liste de pratiquement toute la production russe, soit environ 80 longs-métrages avec tous mes commentaires. Sur les 80, j'en vois chaque année entre 40 et 50 et je fais mes commentaires même sur les films les plus mauvais. Même les professionnels russes me disent que je vois plus de films qu’eux car Cannes est un miroir aux alouettes qui attire tout le monde. Chacun me propose donc son film, au-delà même de ceux soutenus par l’État ; je vois ainsi des films qui ne sont pas du tout soutenus par le Goskino [aujourd’hui Département cinéma de l'Agence Fédérale de la Culture et du Cinéma, NDLR] et dont parfois ils n'ont même jamais entendu parler. Je remets donc ma liste complète à Thierry Frémaux, le directeur artistique du festival de Cannes, avec tous mes commentaires, de sorte qu’il ait une vision précise de ce qui se fait sur cette région du monde cette année. Puis je fais venir une dizaine de films (de 5 à 15 selon les années) que je montre aux différentes sections du festival quand j'estime que ces films ont un potentiel. Mon travail est uniquement « positif », n’étant pas sélectionneur, je ne refuse rien. Si je vois des films qui ne me plaisent pas, libre au producteur ou au réalisateur d'envoyer son film à Cannes. Mais quand un film arrive avec ma recommandation, il est vu par le comité entier avec sans doute un a priori favorable. Il vaut mieux partir avec une recommandation qu'arriver dans le flot continu des quelque mille cinq cents films qu'ils auront vus en trois mois. Disons que la légitimité de mon travail tient au fait que Cannes refuse bien sûr bon nombre de films que je recommande, mais n’a pour le moment jamais sélectionné un film que je n’ai pas recommandé : mes goûts doivent donc correspondre à ceux des « décideurs ».
Le cinéma dans les anciennes républiques de l’URSS
Que se passe-t-il aujourd'hui dans les pays de l'ancienne Union soviétique ?
On ne peut pas généraliser. Dans le Caucase, il ne se passe pratiquement rien, un film géorgien tous les deux-trois ans – même si cette année un film géorgien a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes, Tbilissi-Tbilissi de Levan Zakareichvili (déjà présent en 1992 à cette même Quinzaine avec Eux), qui n’est pas une coproduction française.... En Asie centrale, il y a une « assez grosse » production kazakhe, c'est le plus gros pays producteur de films après la Russie (5 à 6 longs-métrages par an), un film ouzbek de temps en temps, un film kirghize de temps en temps, de turkmènes je n'en ai pas vu depuis quatre ans, les films tadjiks qu'on voit là bas, et j'allais dire ici, sont ceux qui sont coproduits par la France... La partie européenne est disparate : en Moldavie, il ne se passe presque rien ; en Biélorussie, pas de production propre, cependant les studios de Minsk marchent bien mais pas pour leur propre compte. Les coûts de production y sont moindres, ils sont utilisés pour différentes productions (par exemple Valeri Todorovski les a utilisés pour L'Amant et partiellement pour Mon demi-frère Frankenstein). En Ukraine, ce sont la distribution et l’exploitation qui se développent très vite, mais pas la production. Néanmoins, à Cannes cette année, il y a un court-métrage ukrainien en compétition : Podorojny d’Igor Strembitski. Dans les pays baltes, la situation de la production cinématographique n’est guère reluisante, les studios étant souvent utilisés pour les tournages de télévision. Cannes, cette année, a sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs Seven Invisible Men du Lituanien Sharunas Bartas, grand habitué de la Croisette, produit par la France, avec le soutien du CNC.
Il y a quelques années, on a beaucoup parlé de la nouvelle vague kazakhe, qu'est-ce que vous pouvez nous en dire ?
Au milieu des années 80, Sergueï Soloviev a décidé de créer au VGIK, à Moscou, un cours pour des étudiants kazakhs. Ces liens-là ont perduré. Des metteurs en scène de qualité ont été formés : Ermek Chinarbaev, qui aujourd'hui malheureusement ne fait que du documentaire mais a fait de grands films de fiction ; Darejan Omirbaev (Tueur à gages, La Route, Kardiogramma) ; etc. Maintenant, il y a Nomades (« Kotchevniki ») qui devrait être terminé cet été, sur l'histoire des Kazakhs. La réalisation de ce film, en très grande partie financé par l’État kazakh, a été initialement confiée à Talgat Temenov (le réalisateur du Louveteau) auquel est venu prêter main forte Ivan Passer, l’un des grands noms de la Nouvelle Vague tchèque des années 60, émigré aux États-Unis, mais c'est finalement Sergueï Bodrov qui a terminé le film (qui n'était pas prêt pour Cannes) dont les droits mondiaux ont été acquis par une société française. On va bientôt reparler du cinéma kazakh, car Sergueï Bodrov a en même temps pu trouver le financement pour son propre film Mongol qui sera vraisemblablement une coproduction.
Situation économique du cinéma russe
Quelle est la situation économique du cinéma russe aujourd'hui ?
Quand on suit le cinéma russe sous l'aspect industriel et économique, on s'aperçoit que la situation change très rapidement. Ce que vous avez pu lire ou entendre il y a deux ans est aujourd'hui totalement obsolète.
Le Goskino essaie encore aujourd'hui d'être partie prenante de la plupart des films et il l'est en effet, à mon avis même si on ne connaît pas le chiffre exact, pour environ 80% des films. Le budget moyen d'un film en Russie aujourd'hui est d'environ 1 million de dollars et le Goskino donne de 250 000 à 700 000 dollars en moyenne. Aujourd'hui, contrairement à ce qui se passait encore il y a cinq ans, cette aide est réelle ; l'argent, qui est de l'argent de l'État, est donné immédiatement sous forme de subvention et donc non remboursable.
La politique du Goskino est plutôt d'aider davantage de films à hauteur moindre. En théorie, l'aide du Goskino est supposée ne pas dépasser 70% du budget du film ; en pratique, elle dépasse rarement les 50%. Il faut donc aller chercher le reste ailleurs.
Le reste de l'argent nécessaire, aujourd’hui c'est aux chaînes de télé que les producteurs vont le plus souvent le demander. Pendant des années, le cinéma russe était aussi considéré chez lui comme un cinéma d'auteur pas très intéressant. Après la perestroïka, tout le monde s'est jeté sur les films américains et plus généralement sur les films étrangers, et le cinéma russe a eu du mal à reconquérir son propre public dans ses propres salles. Pendant des années, dans le Top 10 des films de l’année, il n'y a pas eu un seul film russe — hormis le Barbier de Sibérie qui est l'exception qui confirme la règle. Dès lors que le cinéma russe en tant que cinéma de fiction n’intéressait pas les gens, la télévision achetait peu de films russes. Et quand elle les achetait, elle ne les payait pas très cher et ne les plaçait évidemment pas en prime-time. Plus vous constatez un engouement national, parfois nationaliste, pour les films de votre propre cinématographie qui commencent à conquérir des places dans le Top 10 des films en salle, plus la télévision va s'y intéresser, plus elle va mettre de l'argent en préachat des films. Aujourd'hui, même des films qui ne sont pas financés par la télévision sont préachetés avec une grosse somme d'argent pour un, deux ou trois passages. Cette grosse somme d'argent peut monter jusqu'à 700 000 dollars, cela dépend du film. Il y a deux ans, ce n'était même pas envisageable. Même les dirigeants des chaînes de télévision ne pouvaient pas imaginer que des films nationaux pourraient avoir un Audimat plus important que les séries télévisées nationales, qui elles fonctionnent du feu de Dieu et sont produites à moindre coût. Comme le cinéma était en recul, et comme le cinéma national en Russie était encore en plus grand recul que le cinéma international, il n’y avait aucun apport d’argent des chaînes de télévision ou presque aucun.
Maintenant, la tendance est vraiment en train de s’inverser et les chaînes de télévision se sont mises à préacheter, et surtout à financer et à produire. Vous avez des structures de production intégrées à la télévision : à la Première chaîne de télévision (ex-ORT) ; chez RTR, où Valeri Todorovski est producteur général tout en continuant à tourner lui-même des films ; le nouveau réseau de chaînes de télévision câblées, STS, se lance aussi dans la production cinématographique… Toutes ces chaînes se disent qu’il vaut mieux que le produit soit à eux, car aujourd'hui un film en salle peut rapporter beaucoup d'argent pour un investissement qui en soi n'est pas énorme. Si l'on prend le cas extrême du Gambit turc qui a dépassé les recettes de Notchnoï Dozor (plus de 17 millions de dollars), c’est un film à grand spectacle qui a dû coûter « cher » — plus de 5 millions de dollars. Même si, évidemment, après il y a un partage des recettes, qui fait que l’exploitant en garde 50 % et que de toute façon il ne déclare pas toutes ses recettes, peu importe, le fait est là : on peut aujourd'hui commencer à gagner de l'argent en salle. Si, en plus, il y a un achat à la télévision, le système peut alors vraiment commencer à fonctionner.
Le DVD et la vidéo sont tellement piratés que c'est extrêmement compliqué de voir remonter des recettes, mais ce secteur aussi est en train de se légaliser. Même les pirates ont envie de se légaliser ! Car plus un pirate est professionnel, plus il a besoin de la loi pour se protéger contre les « petits » pirates. Aujourd'hui, on estime que le marché du piratage représente 90% du marché, mais même les 5% à 10% qui restent représentent de l'argent. De plus, il y a possibilité, parce que le piratage est en train de se professionnaliser, de s'entendre avec les pirates et même de pouvoir éventuellement récupérer de l'argent.
Quant à l'exportation, c'est le point noir de l'industrie cinématographique russe aujourd'hui qui n'exporte quasiment pas. Ce qu'on voit à l'étranger, ce sont essentiellement des coproductions. Mais là aussi, c'est l'année de tous les changements. Notchnoï Dozor a été vendu à Fox-Searchlight pour le monde entier et sortira à Paris le 28 septembre sous le titre de Night Watch. Les prévisions de sortie sont de 250 copies. Si c'est le cas, ce sera la plus grosse sortie d'un film russe, en langue russe, en France. Cela va peut-être faire changer les choses.
Litchny Nomer (« Compte à rebours ») a été acheté par deux sociétés : il est censé sortir en France sous le label UIP (en salle, sinon en vidéo) et les droits mondiaux (hors France) ont été acquis par Rezo Film. La Fox a déjà acquis les deux autres Dozor. Pour Gambit turc, les négociations sont en cours avec les Américains. Pour l'instant, quand vous êtes un producteur russe, vous ne comptez pas sur l'exportation pour vous faire de l'argent, mais cela va sans doute changer.
Fréquentation des salles de cinéma en Russie
Est-ce qu'on assiste à une refréquentation des salles en Russie ?
Oui. En 1999, il y avait 14 salles de bonne qualité ; il y en a 742 maintenant sur toute la Russie. Les multiplexes ont commencé à faire leur apparition. Les propriétaires de salles sont russes, c’est de l’argent russe. On constate chaque année une augmentation du box office de 50 %, qui ne correspond pas à une augmentation de 50 % du nombre d'entrées, mais bien plus à un accroissement du prix des billets. Des gens qui payaient 1 dollar pour aller dans une salle médiocre à Novossibirsk sont aujourd'hui — s’ils le peuvent — ravis de payer 5 dollars pour aller dans une bonne salle rénovée. Il y a deux ans, il n'y avait pas de salles rénovées en dehors de Moscou. Aujourd'hui, la fréquentation des salles de cinéma est le fait d’un segment socioculturel de la population très précis. Socio, tout d’abord, car il s’agit d’une tranche d'âge qui va de 15 à 35 ans — il est rarissime de trouver des gens qui ont plus de 35 ans dans les salles de cinéma ; et culturel, parce qu’il y a aujourd'hui une tentative de redécouverte par les Russes de leurs propres films. À la différence de l'Afrique ou de l'Amérique latine, l'Union soviétique et les pays communistes se sont toujours servis du cinéma comme vecteur de propagande : pendant soixante-dix ou quatre-vingts ans, le cinéma a été le moyen de propagande et de communication de masse le plus important. Ces peuples ont donc tous été élevés avec le cinéma et c'est une habitude qui est ancrée dans les traditions des pays. Pendant une décennie, ils n'y sont plus allés parce que les salles étaient misérables, qu'elles n'étaient pas chauffées ou qu'elles étaient fermées... Mais dès lors que vous redonnez aux gens la possibilité de voir des films dans des conditions meilleures que celles dans lesquelles ils peuvent les voir quand ils sont chez eux, si vous leur offrez la possibilité de voir un film en Dolby-Digital avec du pop-corn, ou autre chose d'ailleurs, un siège confortable, un endroit sympathique avec le restaurant à côté, ils y vont — en tout cas, ceux qui ont les moyens. Certes, il faut trouver des gens qui ont les moyens, mais là encore depuis la crise financière de 1998, la Russie elle-même se transforme, et la classe moyenne qui a été la plus touchée par cette crise est en train de se reformer. Dans les grandes villes aujourd'hui, il y a des gens dont on peut penser qu'ils font partie de la classe moyenne et qui commencent à aller au cinéma comme on y va en Europe occidentale. Jusqu'à récemment, c'était une sortie VIP un peu chic, un peu « il faut se montrer ». Cette tendance continue certes d'exister : il y a, par exemple, une salle de cinéma juste à côté de la place Rouge où le billet est à 30 dollars ! Ce type de lieu, VIP, où l'on se demande s'ils viennent pour voir un film ou pour se montrer, continue d'exister mais ce n'est pas majoritaire.
Mais on peut aussi aller au cinéma pour 50 roubles, c'est-à-dire pour environ 1,5 euro ?
Oui, tout à fait. En France, vous avez des tarifs dégressifs en fonction de qui vous êtes (étudiant, retraité…) ; en Russie, vous avez des tarifs dégressifs en fonction de l'heure, du lieu et éventuellement de votre âge. Si vous allez au cinéma à 10 heures du matin un jeudi, vous paierez six fois moins que si vous y allez un samedi soir à 8 heures. C’est classique dans les pays d’Europe centrale, d’ailleurs. Cela permet aux gens qui ont moins d'argent de voir les films.
Peut-être, d’ailleurs, le renouveau du cinéma russe va-t-il permettre d'élargir le segment d'âge de la population qui va au cinéma en l'agrandissant vers le haut. Car, si Notchnoï Dozor et Boï s teniou (« Combat avec l’ombre ») sont des films pour les jeunes, Le Conseiller d'État ou Le Neuvième Régiment ne les ont pas pour cœur de cible. Vu le segment de population qui fréquente les salles aujourd'hui, je suis très curieux de voir les résultats en salle de ces deux films plus orientés vers les 35-45 ans.
D'après ce que vous nous avez dit, la télévision est en train de prendre une place de plus en plus grande dans la production cinématographique. Est-ce que cela ne risque pas d'avoir une influence sur le contenu des films ?
C'est une question presque rhétorique, parce que c’est une question que l’on se pose dans le monde entier. De toute façon, il est encore trop tôt pour savoir si cela va influer sur le côté artistique.
Pour instant, ces chaînes produisent majoritairement des films à grand spectacle et des blockbusters, car un producteur produisant un film de genre qui fonctionne a forcément envie de reproduire l’expérience. De plus, on est vraiment au tout début de la production et de la coproduction par les chaînes de télévision en Russie. Quand ils auront plus d’expérience, ils investiront peut-être aussi dans un autre type de cinéma
Je n’exclus pas que demain, peut-être après-demain, la Première chaîne se mette à investir dans le cinéma d’auteur, même dans le cinéma d’auteur plutôt pointu.
Si on fait un parallèle avec le cinéma français, Comme une image ou 5x2 sont à la fois des films d’auteur et des films grand public. Pour l'instant, ce type de film n’existe presque pas. Parce que quand vous avez un film d’auteur grand public, comme par exemple Un chauffeur pour Vera, il n'y a pas de spectateurs en salles de cinéma en nombre suffisant pour aller le voir. Ce film a plutôt pas mal marché, mais pas outre mesure. Il est franchement très bien fait, mais ne correspond pas vraiment aujourd’hui aux critères des gens qui vont au cinéma. C’est un prime-time formidable pour la télévision, parce que c’est une histoire russe, c’est bien fait, c’est bien filmé, c’est beau, mais pour les salles de cinéma, le film est plus compliqué à positionner. Le positionnement à l’étranger est, quant à lui, encore plus compliqué, parce que ce type de film ne correspond ni au cinéma d’auteur avec lequel nous Occidentaux avons grandi (Tarkovski, Sokourov, Zviaguintsev…), ni aux grosses productions comme Le Neuvième Régiment, Le Gambit turc, Notchnoï Dozor, etc. C’est un grand spectacle, une grosse reconstitution historique, un très beau décor, le tout ayant coûté beaucoup d’argent, mais ce film reste quand même du cinéma d’auteur et cette espèce d’entre-deux fait que le film, comme disent les Russes, n'est «ni touda, ni siouda» (« ni ici, ni là-bas »). Par ailleurs, au début des années 90, personne ne se souciait du spectateur : on faisait du cinéma d’auteur expérimental de recherche et on laissait le spectateur aller voir Indiana Jones, Demolition Man, etc. Il y a maintenant, de la part des producteurs et de nombreux réalisateurs, une vraie prise de conscience et un retour vers ce que pourrait attendre le spectateur.
Production de films de débutants et recherche de nouveaux talents
Des producteurs comme Sergueï Selyanov (STV) et Rouben Dichdichian (Central Partnership) consacrent une partie de leur budget pour produire des premiers films, des films de débutants. Forment-ils une tendance ?
Oui, tout à fait. Parce qu'ils estiment tous les deux que c’est en produisant des premiers films que l’on peut arriver à découvrir une nouvelle génération de cinéastes. Selyanov sait très exactement combien il peut investir dans tel ou tel film en fonction du nom du metteur en scène et des acteurs et combien il peut espérer recevoir. Igor Tolstounov (Profit), lui aussi, est en train de produire deux premiers films, Elena Iatsoura également… Presque tous les producteurs dignes de ce nom se tournent vers les nouveaux noms, cela fait partie d’une vraie stratégie.
Il y a quelques années vous avez parlé du manque de scénaristes…
Oui, producteurs et metteurs en scène continuent de se plaindre du manque de scénaristes. Le Gambit turc comme Le Conseiller d'État, ce sont d'abord des romans de Boris Akounine (traduits en France, d’ailleurs), et Notchnoï Dozor, un roman de Loukianenko. Ils vont donc puiser dans les œuvres littéraires. Pour être très honnête, les Russes ne sont pas les seuls à se plaindre du manque de bons scénaristes…
Distribution et promotion des films russes
Les producteurs russes envisagent-ils quand même des recettes sur les ventes à l’étranger ?
Non, à l’heure actuelle, ils font leur budget sans y penser, mais nous sommes début 2005, le pays change à une telle vitesse, le cinéma change à une telle vitesse, que je n’exclus pas qu'en décembre 2005 les producteurs commencent à mettre un chiffre en face de la case des recettes à l’exportation, mais pour l'instant, non. De plus, il n’existe qu’une seule société russe d’exportation digne de ce nom, Intercinema, que dirige Raïssa Fomina, présente sur tous les marchés des films du monde entier et qui fait un travail exceptionnel. Cela est d’autant plus difficile que, lors de coproductions internationales, le mandat de ventes internationales est généralement confié au producteur étranger… Le succès mondial du Retour, au-delà même de l’indéniable qualité du film et de son Lion d’or à Venise, revient en partie au travail que cette société a fourni.
On a parlé du budget consacré à la production. Comment évolue le budget consacré à la distribution?
La distribution en Russie est un peu aidée par le Goskino. Assez peu finalement car l’essentiel de l’aide est au niveau de la production. Même si beaucoup de films sont aidés au niveau la distribution, les budgets restent peu importants, sachant en plus que sortir un film aujourd’hui en Russie coûte de plus en plus cher... Le support publicitaire qui fonctionne le mieux est la télévision, mais une demi-minute à la télévision coûte très cher et donc le budget publicitaire peut aujourd’hui équivaloir à 100 % du budget du film. Et le Goskino n’a pas les moyens de suivre.
Donc c’est essentiellement les producteurs eux-mêmes qui doivent trouver des sponsors, des investisseurs… Ils sont en train de se diriger vers un système que nous connaissons déjà en Occident quand vous avez le sponsoring de France Inter ou d’Europe 1, voire d’une marque de voitures ou de parfums… C’est essentiellement de l’argent privé qui vient en soutien de la distribution.
En ce qui concerne la promotion internationale, il y a aujourd’hui des semaines du cinéma russe qui sont organisées un peu partout, mais je pense que ce n’est pas en organisant les semaines du cinéma russe que l'on arrivera à développer la présence du cinéma russe dans les salles commerciales. Je pense que faire des semaines culturelles aujourd’hui est dépassé pour la Russie. Vous pouvez faire une semaine culturelle, admettons, de cinéma péruvien… Il y a une vraie raison : on ne connaît absolument pas le cinéma péruvien, et je suis sûr que ce pays produit des films, mais avant qu’un distributeur s’y intéresse, ça va prendre des années, donc on va faire des semaines culturelles.
Je ne pense pas qu'il faille faire des semaines culturelles de cinéma russe : on n’en est plus là, les gens le connaissent, on le voit dans les salles, dans les festivals internationaux. Donc c’est une forme de promotion qui pour moi doit être différente, qui doit passer par le type de promotion que fait Unifrance avec le cinéma français à l'étranger, notamment dans les pays comme la Russie, à savoir un soutien aux distributeurs. Mes interlocuteurs à Moscou sont les distributeurs. Et quand un distributeur achète un film, mon but à moi c'est de l’aider, lui, dans son travail de promotion. Parce que ce qui m’ennuie le plus dans les semaines du cinéma russe, c’est que, si vous n’êtes pas là, si c’est votre semaine de vacances, vous avez perdu un an de cinéma russe. Alors que si un film est acheté par un distributeur, il va rester au minimum, dans le pire des cas quatre semaines à l’affiche, dans le meilleur des cas un an. Donc pour moi, l’avenir du cinéma russe passe par la distribution commerciale et c’est avec la distribution commerciale qu’il faut travailler.
À une semaine culturelle, je préfère le festival de Honfleur : il y a ce que les Russes appellent « prinimaiouchtchaïa storona », c’est la partie qui accueille et qui essaie de faire venir des films. Pour avoir pratiqué Honfleur, une fois comme membre du jury et cette année pour présenter les films, je le connais bien. Il y a une sélection qui est faite par Françoise Schnerb qui va à Moscou une ou deux fois par an, qui récupère des cassettes, des DVD... La sélection, qui est faite à Honfleur, c’est sa sélection, on ne lui impose rien.
Aujourd’hui, certes, la plupart des films russes sont visibles non pas par les spectateurs, mais par les distributeurs étrangers. Les distributeurs français ou mondiaux font le tour des marchés, qui sont à Cannes, à Berlin, à Los Angeles, à Milan etc. ; il y en a plusieurs dans le monde. Ce sont des marchés fermés pour les spectateurs, mais, franchement, les films, vous les trouvez. Ils sont projetés, il y a des stands du cinéma russe, le Goskino a son stand, etc.
Quand on sait ce que coûtent ces semaines du cinéma russe, je trouve qu’il serait plus profitable à tout le monde, et y compris aux spectateurs français, que cet argent soit mis de manière plus importante dans la tentative de développer la promotion commerciale du cinéma russe. « Promotion commerciale du cinéma russe » et non « promotion du cinéma russe commercial » – ce qui est évidemment une nuance capitale.
Mon but, c’est que le cinéma russe ne vienne pas une semaine en France, mais qu’il y soit installé ; qu’il n'y ait pas seulement deux films russes, deux coproductions qui sortent par an, mais qu'il y en ait d'abord huit, dont quatre qui ne soient pas coproduits. Je pense que le Goskino a un travail important à faire dans cette direction.
Promotion du cinéma russe en France
À votre avis, comment faut-il faire la promotion d’un film russe en France. Quel est l’intérêt des gens d' ici à regarder Notchnoï Dozor ?
Je n'en sais rien. Je n’ai pas de réponse à cette question et j’attends le 28 septembre (date de la sortie de Notchnoï Dozor en France) avec impatience. Notre problème aujourd'hui en France, c'est que l'on a une image du cinéma russe et une seule qui est une image qu'on a héritée du cinéma dissident avec lequel nous avons été « élevés » — je ne parle évidemment pas de Quand passent les cigognes, La Ballade du soldat..., c'était une génération antérieure. Pendant les années 70-80, on n'a vu que des films dissidents, les films que le Goskino de l'époque laissait sortir : Tarkovski, Paradjanov, Panfilov, etc., des films qui, en Russie, étaient toujours à la marge. De sorte que pour nous aujourd'hui le cinéma russe est un cinéma d'auteur. Or aujourd'hui, c'est de moins en moins un cinéma d'auteur, comme marque de fabrique (brand comme ils disent en russe s’appropriant le terme anglais) : c'est un cinéma de plus en plus divers.
Il y a heureusement encore un cinéma d'auteur. Kira Mouratova continue de tourner — son dernier film, L’Accordeur (« Nastroïchtchik »), était en compétition cet automne à Venise ; Alexeï Guerman est en train de finir son film ; Marlen Khoutsiev tourne lui aussi… Parmi les jeunes, il y a aussi du cinéma d'auteur : Alexeï Fedortchenko (Les Premiers sur la lune), Alexeï Guerman Jr. (Harpastum), mais il y a aussi de nouvelles tendances et je trouve que Pobeg (« La Fuite ») d’Egor Kontchalovski ou Le Gambit turc et des films comme ça ont leur place dans le cinéma russe — au même titre que Taxi 3, qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, a sa place dans le cinéma français.
L’image du cinéma soviétique et du cinéma russe ici, celle d'un cinéma d’auteur parfois difficile, il faudrait parvenir à la casser.
Mais beaucoup de gens, russophiles, russophones ou russisants, trouvent que cette image ne doit pas être cassée parce qu'avoir cette image-là c’est s'approprier le cinéma russe, et donc avoir quelque chose que les autres n’ont pas ; ils ont vu des films russes que n'ont pas vus les autres. Moi, je ne suis absolument pas d’accord avec cette position-là : parce que j’ai la chance de voir 50 films russes par an et que, en dehors même de la qualité, ce sont des films qui sont extrêmement divers, je ne vois pas au nom de quoi on devrait se priver de la diversité.
Quand on a en France plus de 200 films par an, qui vont du cinéma quasi expérimental d’Eugène Green à Taxi 3, et que vous avez au milieu et François Ozon, et Agnès Jaoui, et Olivier Assayas d’un côté, et Francis Veber de l’autre et toute la comédie et les films d’action, pourquoi ne pas essayer de promouvoir cette diversité à l’extérieur ?
On a réussi à faire ça avec les exportateurs français en Russie et aujourd’hui on y sort environ 45 films par an. La Russie est devenue aujourd’hui le premier acheteur de films français au monde. Et on est passé de 40 000 spectateurs en 1999 à 5 millions l’année dernière à force de travail et de volonté à vouloir casser l'image que le cinéma français avait en Union soviétique et en Russie au nom de la diversité. On me l’a beaucoup reproché en Russie aussi. Car l’image du cinéma français, c’était l’image des films de cape et d’épée avec Jean Marais, Gérard Philipe, des films légers, des films policiers avec Delon, Belmondo, ainsi que les comédies qui sont parties de Louis de Funès en passant par Pierre Richard pour arriver aux films de Francis Veber. Essayer de sortir de cet étroit sentier a été extrêmement compliqué.
45 films qui sortent par an en Russie (soyons honnête, surtout à Moscou, seule une moitié sort en province), si vous décomptez l’été, c’est un film par semaine. Aujourd’hui, à Moscou, vous avez et François Ozon, et Agnès Jaoui, et Olivier Assayas et Francis Veber et Taxi 3 et Marina De Van et Siegfried — qui même en France sont considérés comme des films d’auteur difficiles.
Même si les Russes ont moins de films en quantité et même si la qualité n’est pas forcément au rendez-vous, cette diversité existe. Et cantonner le cinéma russe à cette image de cinéma d’auteur, un peu fermé, un peu tristounet, je trouve ça dommage. Le cinéma russe, ce n’est pas que ça. Quand Zviaguintsev — que j’adore et j’adore Le Retour et j’ai beaucoup contribué à faire en sorte que le film fonctionne ici — a fait Le Retour, c’est un boulevard qui s'est ouvert devant lui. Parce qu’il est dans la lignée de films « dissidents », dans la lignée de Tarkovski, Sokourov et qu’il creuse un peu plus ce sillon. Mais élargir ce sillon est extrêmement compliqué.
Donc, pour revenir à votre question, j’attends le 28 septembre pour savoir si les spectateurs de films russes vont aller voir le film qu’ils vont considérer, a priori, comme un film non russe ; et si les spectateurs de films d’action vont aller voir un film russe. Parce que « action » et « russe » pour l'instant dans l’esprit français sont des mots antinomiques. En linguistique, on appelle ça des oxymores : « la lumière noire » de Victor Hugo…
Pour revenir sur la formulation, que j’utilise beaucoup ces derniers temps, celle de casser l’image, il est clair que ce n’est pas facile : tant que vous n’avez pas un film qui arrive à faire quatre cent mille spectateurs d’un coup et qui ne ressemble pas aux films précédents, c’est extrêmement compliqué. Il faut un succès populaire pour casser une image. Goodbye Lenin a plus fait progresser le cinéma allemand chez les spectateurs français que bien d’autres films…
Le phénomène « Notchnoï Dozor / Night Watch »
Mais est-ce que Notchnoï Dozor va jouer ce rôle de film à succès ?
De toute façon, il n’est pas tout seul. Maintenant il y en a un, après il y en aura deux, trois… S’il y a quatre ou cinq films de ce type qui sortent, il y a peut-être possibilité que ça change. Moi, je croise les doigts, mais j’ai plutôt envie que ça change, de toute façon. Non pas, comprenez-moi bien, au détriment de Sokourov, Zviaguintsev, etc. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de films qui sont intéressants et, honnêtement, les distributeurs français sont plutôt alertés. Parce que s'il y a un énorme succès populaire en Russie, ça fait un article dans « Variety », la bible américaine de l’industrie cinématographique mondiale, dans « Screen International », que tous les distributeurs français lisent… Ils essaient donc de le voir, sur les marchés, se font envoyer des cassettes, etc. Aujourd’hui la plupart des distributeurs français que je connais ont vu Notchnoï Dozor. Ça les alerte. Le premier Notchnoï Dozor, c’est la Fox qui en a pris les droits. Peut-être les Français ne prendront-ils pas le deuxième blockbuster russe, ni le troisième, mais un jour ils vont aussi s’y mettre. Et je pense que, grâce à un ou deux succès, la situation va changer.
Que diriez vous aux Français qui, avant d'avoir vu Notchnoï Dozor, pensent qu'il s’agit plus d’un film américain que russe ?
D’abord je ne trouve pas que ce soit un film américain. Je ne peux pas dire que c’est un film russe, car là aussi j’ai beaucoup de mal à dire ce qui est russe et ce qui ne l’est pas. En tout cas, je ne trouve pas que le film soit fait comme un film américain. En revanche, ce qui est sûr, c'est que ce cinéma-là recourt à des moyens techniques et technologiques qui ne font pas partie de l’histoire récente du cinéma russe, à des formes de narration rapide qui ne font pas non plus partie de l’histoire récente du cinéma russe et qui justement devraient pouvoir peut-être correspondre davantage à ce qu'un spectateur français, non russophile, peut attendre d'une cinématographie qui n’est pas la cinématographie américaine. Notchnoï Dozor reste un film de genre comme Le Gambit turc est un film de genre, et un film de genre a des lois de montage, de dynamisme, de rapidité.
À partir du moment où les Russes, comme les Français, comme les Allemands, se mettent à faire des films de genre et qu’ils respectent les lois du film de genre, ces films-là peuvent être vus par le monde entier. Et à partir du moment où ils ne sont pas des remakes et des copies conformes du cinéma américain, ils ont une spécificité nationale, ou en tout cas autre, qui fait que je trouve qu’il est important de voir que des films de genre peuvent être faits en dehors des États-Unis.
Le cinéma russe et la critique française
Et que pensez-vous du rôle que pourraient jouer certains milieux critiques, je pense aux « Cahiers du cinéma » et aux universitaires ?
Les journalistes qui s’intéressent au cinéma russe, quand ils vont voir débarquer Notchnoï Dozor, Compte à rebours, Le Gambit turc, Le Conseiller d’État, etc., vont peut-être pousser des cris d’orfraie... et je trouverais ça dommage. Un article intelligemment fait sur ces films-là devrait être en théorie en deux parties, à mon sens. Une partie sur ce qu'ils apportent de nouveau au cinéma russe contemporain et une partie sur la critique artistique pure. Que les journalistes et les critiques n’aiment pas tel ou tel film, c’est bien leur droit. Mais critiquer négativement le film et s’arrêter là me paraît être extrêmement partial, car on a un peu tendance, notamment pour les films de genre, à les critiquer quand ils ne sont pas américains. On a parfois l'impression que la critique s’acharne sur un film de genre allemand ou russe, alors que, pour un film américain, c'est comme s'ils avaient déjà baissé les bras…
Pour moi, Notchnoï Dozor, c’est comme La Petite Vera (le film de Vassili Pitchoul de 1988). On aime, on n’aime pas, on trouve le film bien ou pas bien, on ne peut pas en tout cas ne pas parler de ce film et ne pas le mentionner : c'est un jalon dans le cinéma russe. Cela n’a presque rien à voir avec la qualité artistique : il y a simplement un avant La Petite Vera et un après La Petite Vera. De même, il y aura un avant Notchnoï Dozor et un après Notchnoï Dozor. Que, ensuite, on n’aime pas où le metteur en scène place sa caméra, les couleurs du ciel qu’il retouche, le jeu des acteurs, etc., libre à chacun et aux critiques de le dire, mais il faut arriver à faire une analyse plus fine que « j’aime »/« je n’aime pas ». De plus, dans Le Gambit turc, franchement, il y a notamment des scènes de bataille que peu de cinéastes dans le monde sont capables, même avec ordinateur, de restituer de la sorte
Publicité par placement de produits
Le placement de produits est très présent dans le film Notchnoï Dozor. À votre avis, c’est de la provocation ou c’est un placement de produits « sans gêne » ?
Je ne sais pas. C’est la première fois qu'un film de cette ampleur-là avec un tel budget a un tel placement de produits ; ce devait être un gros investissement financier. Peut-être la limite a-t-elle été dépassée...
Timour Bekmambetov, venant du milieu publicitaire, doit être bien conscient de ce qu’il fait…
Évidemment, si on fait un plan où la caméra passe sur une marque, c’est une chose ; faire un gros plan sur cette marque, c’est autre chose. Effectivement, dans Notchnoï Dozor, comme je l’ai dit, peut-être ont-ils dépassé les limites, mais là encore, je pense que c’est une expérience. C’est la première fois que ce type de film se fait avec ce type de budget-là, et ce type de placement de produits aussi. Je pense que l’on va revenir à des choses plus normales. Le cinéma russe n’a pas fini de se trouver, il se cherche…
ANNEXE : Liste de films 2004-2005 portés à notre attention par Joël Chapron