Biographie, articles et interviews de Joël Chapron


"La Russie semble avoir enfin décidé de prendre en main l’exportation de ses films."

Interview de Joël Chapron,

responsable à Unifrance des pays d'Europe centrale et orientale et «correspondant étranger» du Festival de Cannes par Elena Kvassova-Duffort et Jacques Simon (Kinoglaz), Paris, le 30 avril 2012.

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Commençons par le bilan de l’année « russe » passée. Nous avons compté 3 films qui sont sortis en France en 2011. Pour le moment, nous avons recensé 3 films qui sont sortis ou vont sortir en 2012 : Portrait au crépuscule, Elena et Faust (sortie le 20 juin 2012).
Avez-vous déjà des chiffres pour les deux premiers ?


Pour revenir sur la fin de l’année 2011, la Twentieth Century Fox a sorti Alien Girl en décembre. C’est une sortie « technique », c’est le même principe que L’Éclair noir il y a deux ans qu’avait sorti Universal (1 700 spectateurs). Il n’y a eu aucune projection de presse, aucun dossier de presse et aucune campagne d’affichage. Les chiffres sont pitoyables (moins de 300 entrées !). Mais cela ne concerne pas que le cinéma russe : il y a beaucoup de sorties techniques. Pour différentes raisons, des distributeurs se retrouvent obligés de sortir des films auxquels ils ne croient pas ou plus : c’est dû au fait que, par contrat, le film doit avoir une sortie salle, fût-elle ridicule ou quasi inexistante. Cela fait partie du problème qu’on a en France d’encombrement des salles de cinéma. Alien Girl est venu encombrer quelque temps, pas longtemps, quelques écrans – pas beaucoup – éventuellement même au détriment des films qui pourraient être plus intéressants, parce que le distributeur a été obligé de le sortir. Donc les chiffres ne sont pas pertinents parce que, pour moi, ce n’est même pas une sortie.


Est-ce que vous savez si Alien Girl a eu un certain succès en Amérique, par exemple ?

Pas que je sache, non plus. Le film semble y être sorti en décembre 2010, mais est absent des listes de box office... Ce type de films, les films de genre, peuvent, en revanche, avoir une autre vie : sur DVD, en VOD, ils marchent plutôt bien. Je sais que les Américains ont remonté le film pour en faire vraiment un thriller et un film d’action, ils ont gommé tout ce qui n’est pas action. Alors que la version russe balance entre une espèce de peinture dramatique d’une certaine société mafieuse russe et de l’action.

Le vrai succès de 2011 est à mettre au crédit du Vilain Petit Canard de Garri Bardine. C’est le film russe de 2011 qui a fait le plus d’entrées en France (plus de 98 000 !) et le DVD vient juste de sortir. Le film a eu, au départ, du mal à trouver un distributeur : c’est finalement KMBO qui l’a sorti et ils ont fait un excellent travail, notamment en direction des enfants ; ils ont accompagné la sortie de petits fascicules avec des explications pour les enfants. C’était vraiment une belle sortie, avec très peu de copies sous-titrées et un vrai doublage.

Le troisième et dernier titre de 2011 était Sibérie, mon amour qui a fini sa carrière à 4 200 entrées.


Parmi les succès, il y avait eu aussi Le Dernier Voyage de Tanya.

C’était en 2010, ça fait un an et demi, mais, effectivement, sa carrière s’est prolongée sur 2011 : le film a rassemblé au total plus de 58 000 spectateurs. Depuis, le plus gros succès, c’est Elena qui marche très bien et qui vient de dépasser les 135 000 entrées (En Russie le film a eu 97 000 spectateurs). Sa carrière n’est pas terminée : le film peut arriver au final à 150 000 spectateurs ; c’est vraiment le succès de l’année. Neuf semaines après sa sortie, il est toujours dans le top 40 des meilleures entrées en France – c’est même le seul film qui soit dans ce classement depuis si longtemps ! Aucun film russe, dans mon souvenir, n’y est resté aussi longtemps. Cela montre bien qu’il fait une carrière sur la durée.
Je pense que Pyramide, le distributeur, est très content du résultat parce que je ne suis pas sûr qu’ils espéraient faire autant. Le Retour avait été un gros succès public (184 000 entrées), Le Bannissement avait été un échec public (il avait fini sa carrière à 18 000 entrées) et je pense que Pyramide espérait qu’Elena attire environ 90 000 spectateurs. Or ils sont déjà 135 000 !

Portrait au crépuscule n’est pas un franc succès commercial (12 000 entrées), mais il a eu une vraie presse, des articles plutôt élogieux. Rezo, le distributeur et mandataire des ventes internationales du film, a fait une assez grosse campagne. Chaque fois que le film est vu, il emporte plutôt l’adhésion des spectateurs. Mais le problème récurrent reste le même : comment fait-on venir le spectateur dans une salle pour voir ça ? Une fois que le spectateur est devant le film, généralement il l’aime, mais arriver à le faire entrer pour lui montrer le film est compliqué.

Il ne faut pas oublier, non plus, la sortie du film de Iouli Karassik, La Mouette. Il était présenté comme une reprise, alors que, de fait, ce film de 1972 n’était jamais sorti en France ! Donc il s’agit bien d’une vraie sortie. Le film a attiré près de 2 000 spectateurs.

Nous attendons aussi Faust de Sokourov le 20 juin prochain. Le film est certes russe, mais en langue allemande. Le Lion d’or de Venise devrait, je l’espère, l’aider à attirer un public plus large que pour ses précédents films.

Il va y avoir aussi, fin octobre 2012, le film de Sergueï Loznitsa, Dans la brume, qui est un film beaucoup plus accessible que My Joy (qui avait fini sa carrière un peu au-dessus de 7 000 entrées) ; il est très compréhensible, on est vraiment dans une histoire extrêmement linéaire. Mais, compte tenu de son contenu, je pense qu’il fera moins d’entrées qu’Elena. Grâce à sa sélection cannoise, il peut avoir quand même un joli succès.


Comment Elena a-t-il été positionné ? Comme un film de Zviaguintsev, un film russe, un film participant de Cannes ?

Sur l’affiche, il y a tout. Il est effectivement écrit qu’il a été à Cannes, qu’il a eu le prix du jury Un certain regard et que Zviaguintsev est l’auteur est du Retour. C’est difficile à positionner un film, publicitairement parlant. Faire venir le spectateur dans la salle à partir d’une image est extrêmement compliqué. Mais ce film traite d’une histoire simple, compréhensible par tout le monde – ce qui n’est pas le cas du Bannissement qui avait été assez encensé par la critique, mais qui était plus difficile d’accès.

Portrait au crépuscule a eu aussi de très bons articles, mais cela n’a pas suffi. Je pense que, quand les gens lisent le synopsis de ce film, cela ne leur plaît pas forcément. Certains spectateurs qui ont dû voir ce film et l’ont aimé ont peut-être dit à leurs amis : « C’est très bien, mais franchement, c’est très dur. Je ne te le conseille pas vraiment. »


Les distributeurs prévoient quand même en gros leurs résultats ? Elena est sorti dans 56 salles, ce qui est assez gros pour un film russe. Portrait au crépuscule avait beaucoup moins de copies (17).

Il y a forcément un ratio : on peut se dire que, plus il y a de copies, plus il y a de spectateurs. Mais plus il y a de copies, plus il y a d’investissement financier dans la publicité et le matériel et plus le risque est grand. À quantité de copies presque égale, 12 de Mikhalkov a fait près de deux fois plus d’entrées (8 200) que Sibérie, monamour de Slava Ross.

Il faut noter que Soleil trompeur 2, bien qu’en compétition à Cannes en 2010, n’est jamais sorti en salle – et ne sortira probablement pas. Le film a coûté très cher, il faudrait faire une sortie de grande ampleur, mais le distributeur ne s’y risque pas, car le film a été fraîchement accueilli partout. Il préfère donc ne pas le sortir du tout plutôt que de prendre un risque financier supplémentaire.

Les 17 copies de Portrait au crépuscule ont rapidement disparu de Paris. Or, Paris étant le centre névralgique de ce cinéma d’auteur-là, si les copies disparaissent, c’est rarement pour aller en province : c’est donc qu’elles disparaissent tout court. Alors que, pour Elena, dans le rapport Paris-province en nombre de spectateurs, il y a 1 spectateur à Paris pour 3 en province. Pour Portrait au crépuscule, cela doit être 1 pour 1, ou 1 pour 1,2.


Y a-t-il d’autres sorties russes prévues, hormis le film de Loznitsa ?

Non, je n’ai pas d’autres prévisions de sorties pour l’année. S’il n’y en a pas d’autres, cela ferait 4 films cette année, ce qui n’est pas beaucoup. Il y en eut 7 en 2010 (si on considère que My Joy était russe – ce qu’il n’était ni dans le mode de production, ni dans la nationalité du réalisateur, ni dans les lieux de tournage, mais uniquement dans la langue et le sujet) et 3 en 2011.


Est-ce que vous voyez des changements dans la question d’aide aux distributeurs qui sortent les films russes en France ? Comme vous l’avez très bien remarqué il y a quelque temps, en Russie nous avons deux unions de cinéastes, deux Académies qui attribuent deux prix cinématographiques nationaux. Maintenant il faut y ajouter deux organismes chargés de promotion du cinéma russe à l’étranger – Fonds du soutien au cinéma et Roskino (ancien Sovexportfilm)

La Russie semble avoir enfin décidé de prendre en main l’exportation de ses films. La situation est donc censée changer, mais cela prend toujours un peu de temps. D’après les dires d’Ekaterina Mtsitouridzé (Roskino), il y a eu une assez grosse aide financière pour Faust au festival de Venise. Elle a ensuite fait une conférence de presse pour annoncer qu’elle voulait mettre en place un système de soutien financier aux sorties étrangères de films russes, qui soit, je crois, égal à la moitié du prix de vente du film, c’est-à-dire que, si les Russes vendent un film 50 000 euros à un distributeur français ou italien, Roskino offrirait 25 000 euros de campagne publicitaire au distributeur étranger. C’est ce que j’ai compris du mécanisme et, pour l’instant, ce n’est pas mis en place. À ma connaissance, Roskino n’est intervenu pour l’instant sur le territoire français aucune fois.

En revanche, le Fonds du cinéma a aidé Portrait au crépuscule à Venise et il devait octroyer une aide au moment de la sortie ici, mais je ne sais pas si cela a été fait. Le Fonds du cinéma, dans le cadre de l’Académie franco-russe, a aidé Le Vilain Petit Canard, mais l’aide financière n’a été perçue que trois mois après la décision. Ce qui est à mettre au crédit du Fonds et de Roskino, c’est qu’effectivement il y a une réelle volonté de donner de l’argent. Mais c’est extrêmement compliqué pour l’un comme pour l’autre de donner de l’argent à une société étrangère. Donc la logique voudrait, pour des raisons bureaucratiques, qu’ils donnent de l’argent au producteur du film russe qui, lui, le reverserait ensuite au distributeur. Que devient exactement cet argent, qu’en est-il des taxes de transfert financier : je ne sais pas.

Il me paraît effectivement essentiel de faire cela ; ensuite, il faut trouver un bon mécanisme, octroyer une somme adéquate et trouver les moyens de contrôler la finalité du soutien.

La France a un système analogue : on soutient les distributeurs étrangers du monde entier suivant des mécanismes relativement simples. Il y a un comité au CNC (constitué uniquement de professionnels) qui statue sur une sortie, qui décide, par exemple, d’aider un distributeur à hauteur de 20 000 euros ; il y a, dès lors, une lettre d’engagement du CNC qui ne débloque pas l’argent, mais qui garantit au distributeur qu’il peut compter sur 20 000 euros quand il rendra les comptes. Comme le comité statue au vu du descriptif de la campagne publicitaire, si le distributeur a décidé de faire 20 000 affiches, 3 000 spots radio, etc., et qu’il envoie les factures correspondantes, le CNC lui donne, a posteriori, les 20 000 euros. S’il envoie des factures qui ne correspondent pas à cela, le CNC lui donne moins ou rien. Ce système fait que le distributeur sait, en amont de la sortie, s’il peut compter sur une aide financière ou non.


Je n’ai pas l’impression non plus que le Fonds et Roskino ont déjà partagé les champs d’activité. Pour l’instant, le distributeur français ne sait pas à qui s’adresser.

Effectivement. Il y a, de plus, d’autres formes d’aide que le Fonds a mises en place pour la diffusion des films, en dehors même du fait qu’il puisse y avoir un distributeur ou pas. Il y a une vraie prise de conscience ; on a été plusieurs à leur répéter qu’il était plus que temps qu’ils s’aident eux-mêmes… Aujourd’hui, ils mettent en place une aide financière au distributeur, une aide financière pour une meilleure diffusion, ils organisent Moscow Business Square dans le cadre du festival de Moscou, vont mettre sur pied des « screenings sur la place Rouge » en octobre 2012 (à Kinotavr, ça existe déjà) : tout ça devient de plus en plus organisé. Mtsitouridzé voudrait faire des screenings à l’étranger, emporter dix films aux États-Unis et les montrer aux distributeurs américains ; puis faire de même, avec les mêmes films ou d’autres, en France pour les montrer aux distributeurs français. Je pense que ce sont là de très bonnes idées. Après, il faut les mettre en place et ça va prendre du temps. Ça ne va pas marcher tout de suite, mais c’est bien qu’ils commencent à se demander comment ils peuvent s’aider eux-mêmes. Je pense qu’il y aura des décisions importantes qui vont être prises lorsque que le nouveau gouvernement russe sera nommé, et cela risque de changer les choses dans l’équilibre entre Roskino et le Fonds du cinéma en fonction du nouveau ministre de la Culture et de la nouvelle organisation.

Tout peut encore changer : la Russie va continuer de nous étonner ! Du temps où les archives s’ouvraient avec la perestroïka, les Russes avaient coutume de dire : « Chez nous, même le passé est imprévisible. Peut-être va-t-on découvrir qu’on a perdu la bataille de Borodino ! » Alors si même le passé est imprévisible, du futur je ne parle même pas.


Et c’est justement la question que nous continuons à nous poser : est-ce que la censure en Russie continue à exister, est-ce que la mainmise de l’État sur le cinéma se renforce en ce moment, est-ce que l’idéologie prend de plus en plus d’importance ?

Je pense que oui, ça prend de plus en plus d‘importance aujourd’hui, après une phase d’absence idéologique dans les années 90. Je pense qu’il y a une reprise effectivement d’une espèce d’idéologie post-soviétique : de grandeur du pays, de défense du pays, de patriotisme, voire de nationalisme chez certains. Je ne pense pas, en revanche, que ce soit une mainmise précise de l’État avec des directives concrètes.

Il y en a de très concrètes pour les films de commande, c’est-à-dire commandés par l’État. Mais, s’il n’y avait que cela, ce serait au moins clair. Je pense que ça va beaucoup plus loin. L’idéologie est très insidieuse et ne concerne pas uniquement les films de commande. Et si on n’en a pas la preuve en regardant les films, on le voit en lisant les critiques. Parce que les Russes trouvent dans certains films des éléments qu’eux seuls jugent antipatriotiques. Cela sous-entend qu’il y a une résurgence du patriotisme et du nationalisme telle que, même dans les films qui nous semblent anodins et divertissants, on peut effectivement trouver des élans de patriotisme et de nationalisme. J’ai coutume de leur raconter que quand Entre les murs a eu la Palme d’Or à Cannes, le film qui donne quand même une image assez désastreuse de l’école française, toute la France était contente. On ne se pose pas la question de savoir si c’est un film « antifrançais » ou non. C’est quoi, un film antifrançais ? Qu’est-ce qui les pousse à penser que c’est antirusse ? Ils n’arrivent pas à dépasser cela.


Il semble pourtant que le problème du cinéma russe soit encore plus profond. Le public russe ne regarde plus son cinéma. Et même les films commandés comme Le 8 Août, qui pourtant avait tout pour devenir un succès auprès du public, n’a pas eu les résultats que les producteurs espéraient. D’après des chiffres récents [publiés par la société Nevafilm Research], il y a maintenant en Russie 2 726 écrans, ce qui représente 12 % de plus que l’année dernière ; en revanche, le nombre des billets vendus n’a augmenté que de 0,18 %, c'est-à-dire que l’augmentation des recettes est due surtout à l’augmentation du prix du billet.

Tout à fait. Et grâce aux films en 3D, pour lesquels le billet est plus cher. Et comme il y a de plus en plus de salles 3D et de films qui sortent en 3D, il y a forcément un prix du billet moyen qui est supérieur au prix du billet de l’année précédente. Il y a un ralentissement de la croissance du nombre de spectateurs, et pas seulement pour les films russes, y compris pour les films américains et les films français. L’augmentation du nombre de spectateurs est bien inférieure à l’augmentation du nombre de fauteuils en Russie. Ce que je n’ai pas comme chiffres réels, c’est la part d’augmentation qui est due aux villes qui depuis deux ans se retrouvent avec un cinéma alors qu’elles n’en avaient plus depuis vingt ans. Parce que je pense que, compte tenu de la situation économique, des villes comme Moscou, Saint-Pétersbourg, Ekaterinbourg et peut-être Nijni-Novgorod ont sans doute atteint un seuil de spectateurs aujourd’hui à peu près maximal. Est-ce qu’il y a une reprise de la fréquentation dans les villes nouvellement équipées parce que les gens étaient privés de salles de cinéma de bonne qualité pendant vingt ans ? Ou, à l’inverse, est-ce que finalement le loisir cinéma même dans les villes qui en étaient privées n’est plus aujourd’hui aussi important qu’il l’a été ? Je continue de penser – et je ne suis pas le seul – que le pays est encore sous-équipé en termes d’écrans. Ils espéraient avoir 5 000 salles et ils pensent que c’est tout à fait envisageable dans un pays comme la Russie, mais notamment en couvrant des villes de 100 000 ou 150 000 habitants. Je pense que c’est tout à fait possible.

Après, comment faire revenir des gens dans les salles de cinéma ? C’est là toute la difficulté de la chose. Quand on prend le box-office annuel en Russie, on s’aperçoit qu’il y a une énorme concentration sur les dix premiers titres, beaucoup plus importante qu’en France, par exemple. Le problème principal est celui de l’éducation du spectateur à l’image. Aujourd’hui, la quasi-totalité des spectateurs qui vont voir des films en salle, hormis ceux qui vont au « 35 mm », au « Pionier », à « Dom Kino » à Saint-Pétersbourg, etc., sont des gens qui n’ont pas eu d’éducation à l’image et qui ne vont voir que des blockbusters programmés comme tels, avec en plus la conviction qu’un blockbuster américain qui s’appellerait Spy est forcément mieux qu’un blockbuster russe qui s’appelle Chpion/L’Espion et que dans les films de genre – et ce sont des films de genre – les Américains sont meilleurs qu’eux.


Dans ce cas, j’ai une question toute simple. Pourquoi alors en France les gens vont voir les films français tels que Intouchables qui font des records dans le box-office ? Pourquoi le cinéma reste-t-il en France un divertissement pour tout âge et non en Russie ?

En fait, je ne pense pas que la question soit « en France et en Russie ». C’est plutôt : pourquoi en Russie la situation est-elle différente de la quasi-totalité des autres pays ?


Donc vous pensez que la situation en France est la même que partout dans le monde, sauf en Russie ?

Non, je pense qu’il y a une petite exception française. Néanmoins, le succès d’Intouchables – n° 1 en Allemagne, n° 1 en Suisse, n° 1 en Italie, n° 1 en Espagne – dépasse de toutes façons le cadre même de la cinéphilie française. C’est que le public trouve dans ce film des choses qui lui parlent, comme on dit. C’est vrai que j’attends avec impatience les résultats d’Intouchables en Russie : je pense que le film ne va guère marcher, mais on n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise ! Le distributeur d’Intouchables, Cascade, sort le film sur 200 copies, ce qui est à la fois beaucoup et pas beaucoup, parce que lui-même, je pense, ne sait pas, comment positionner ce film par rapport au spectateur classique russe. Donc il y a un problème d’éducation à l’image, il y a un problème qui est dû au fait que pendant quasiment quinze ans il n’y a pas eu de cinéma en salle, il y en avait à Moscou et Saint-Pétersbourg mais très peu dans le pays et, aujourd’hui, il faut reconquérir ce public-là. Je pense que c’est aussi doublé d’un problème qui est spécifiquement russe, à savoir que du temps de l’Union soviétique il n’y avait pas de films réalistes. La réalité au cinéma était travestie, ce qu’on voyait au cinéma ne correspondait pas à la réalité vécue au quotidien par les spectateurs. Et donc aujourd’hui quand les Russes vont au cinéma pour voir un film, il y a une distance par rapport à réalité montrée, parce que, par habitude, ils pensent que c’est une fausse réalité.


Donc même un film qui parle de la réalité des autres sera perçu comme faux ?

Oui. D’où le succès en Russie d’Astérix, Men In Black, Transformers, Avengers, Night Watch, etc.


Mais ce n’est pas plutôt dû au profil du public russe, le public très jeune, de 16 à 25 ans ? Comment alors faire venir en salle des spectateurs de plus de 30 ans ? Parce que l’éducation de spectateurs, ce n’est pas pour demain !

Non, c’est effectivement un vrai souci. Le producteur d’Elena, Alexandre Rodnianski, dit que les salles de cinéma sont loin d’être conviviales : les gens téléphonent, boivent, mangent, font du bruit, parlent, s’insultent… En France, on trouve normal d’emmener ses enfants au cinéma. Mais en Russie on ne trouve pas cela normal, parce qu’on a peur que le gamin se retrouve à côté de gens qui parlent, qui téléphonent et qui boivent.


On a lu récemment les chiffres disant que 39 % des spectateurs ne vont pas au cinéma par manque de temps, et 19 % se plaignent de billets trop chers – ce qui est vrai, à mon avis. On entend aussi d’autres opinions, notamment celle de Konstantin Ernst, qui dit que l’augmentation du nombre de salles dans le pays n’a pas beaucoup de sens, car le futur appartient aux autres formes de consommation des films, notamment VOD. Il me semble pourtant que cela pourrait être vrai pour certaines couches de bobos moscovites qui peuvent se permettre de payer cher pour commander un film le jour de sa sortie à la maison.

Je ne suis pas d’accord avec Ernst quand il dit cela pour une raison presque philosophique. Je pense que, le cinéma, c’est effectivement ce qu’on a appelé le « voir ensemble » et, à partir du moment où vous êtes chez vous, vous ne pouvez pas « voir ensemble ».

Je continue de penser que, à partir du moment où vous offrez aux gens des possibilités techniques de confort et de convivialité qu’ils n’ont pas chez eux, vous continuerez d’attirer les spectateurs dans les salles de cinéma. J’aime bien être chez moi, mais, quand je vais au cinéma, l’écran est plus grand, le son est meilleur, dans certaines salles parisiennes je suis mieux installé que sur mon canapé, personne ne me dérange. Il se trouve qu’en France on a une culture de cinéma qui fait que le téléphone ne sonne pas et qu’on n’est pas très souvent dérangé par les gens qui parlent. Cela arrive, mais reste une exception et les autres spectateurs se font un plaisir de leur rappeler de se taire. Donc dès lors que vous offrez un ensemble de circonstances techniques et de convivialité de bonne qualité, les gens retournent au cinéma. Même les jeunes, je pense, préfèrent voir leur blockbuster américain sur un grand écran dans une salle de cinéma – je ne parle pas du prix du billet – plutôt que chez eux.

En revanche, ce qu’il ne faut pas négliger dans un pays qui est grand comme la Russie, c’est que, dès lors que vous avez des espaces de 500 km où il n’y a pas de cinéma, il est clair que regarder le cinéma chez soi en VOD ou sur DVD est la seule possibilité.

Là où vous avez raison, c’est que pour la VOD il y a 1% qui paye et 99% qui sont en piratage. Pour l’instant je suis assez sceptique sur la légalité de la VOD. Il y a un petit côté bobo comme vous dites, mais c’est vrai que les gens qui ont de l’argent n’ont pas non plus envie d’aller au cinéma pour la même raison que les parents n’ont pas envie d’y emmener les petits enfants.

Il y a un type de fréquentation qui permet aux gens qui ont un certain niveau culturel et intellectuel de se retrouver dans un lieu dont ils savent que c’est un lieu convivial, qu’ils ne vont pas se faire agresser, qu’il y a une librairie au-dessus, un café, un restaurant et tout ça fait qu’on leur donne cette convivialité et ces qualités techniques qui sont capitales pour eux. Sinon ils restent chez eux.

Ça va prendre des années à changer cela. Il faudrait presque faire la police à l’intérieur des salles de cinéma. Le premier qui laisse sonner son téléphone – dehors. Le premier qui crie – dehors, le premier qui mange – dehors. C’est franchement compliqué à changer, ces mentalités-là. Je sais qu’il y a des salles en Russie qui réfléchissent à des spots publicitaires pour tenter de les changer…


Le prix moyen du cinéma en Russie semble plus élevé qu’en France par comparaison au salaire moyen. Y a-t-il des formules analogues aux cartes UGC qui permettent de réduire le coût des billets ?

En effet, le prix moyen du billet en Russie est plus cher qu’en France. Mais il n’y a pas de cartes type UGC ou Gaumont. Au départ, ces cartes ont été inventées par des sociétés qui avaient un réseau important de salles auquel se sont rattachées ensuite d’autres salles. En Russie, il n’y a pas un seul circuit de salles qui soit suffisamment important pour proposer dans une ville donnée un choix suffisant de salles. En outre, en Russie il serait impossible actuellement de lier à un réseau de salles d’autres salles indépendantes à cause du problème de la billetterie qui n’est toujours pas réglé. Beaucoup de salles aujourd’hui ne transmettent pas leurs résultats tous les jours. Or l’usage d’une carte suppose une transparence totale sur la billetterie. La société titulaire des cartes doit savoir exactement combien de fois la carte a été utilisée pour voir tel ou tel film. C’est actuellement impossible en Russie.

Il y a en France d’autres moyens de baisser le prix, par exemple par des prix réduits pour les retraités, les étudiants, les enfants, les familles nombreuses, etc. En Russie, de telles réductions existent, mais, actuellement, les prix inférieurs sont possibles surtout en fonction des horaires et des places (qui en Russie sont numérotées). Pour le même film, le même jour et dans la même salle, l’échelle des prix peut alors aller de 1 à 9 (soit de 100 à 900 roubles), ce qui n’existe pas en France.

Les réductions à la française sont difficiles à mettre en place en Russie, vraisemblablement pour des raisons bureaucratiques. Donc le prix moyen du billet en Russie est plus cher, mais on peut quand même voir des films pour un coût beaucoup plus bas.


Mais comment, alors, le cinéma russe va-t-il survivre ? Il y avait la question de protection du cinéma russe avec notamment la possibilité des quotas, des taxes sur les chaînes de télévision... Qu’en pensez-vous ? Pourquoi êtes-vous contre les quotas ?

Contrairement à ce que l’on peut entendre ici ou là, il n’y a pas de quotas en France, il n’y en a jamais eu depuis soixante-dix ans, sauf au sortir de la guerre, de 1946 à 1950. Aucun des pays européens n’impose de quotas. Je trouve anormal que les producteurs et distributeurs russes veuillent imposer des quotas quand ils ont 14% de part de marché nationale et qu’ils ne le voulaient pas il y a quelques années quand le cinéma russe oscillait de 21 à 25%. La Russie produit entre 60 et 80 films par an, on n’est pas dans le cas de la Slovénie qui fait 2 ou 3 longs-métrages par an. Dans ce cas-là, on pourrait comprendre que le pays impose des quotas pour que ses films soient vus. Mais, pour un pays qui produit de 60 à 80 films par an, imposer des quotas signifie qu’on n’est pas capable d’attirer le public sur ses propres œuvres, quelles qu’elles soient, et qu’on veut obliger les salles et les spectateurs à voir les films nationaux quand même. De plus, si on impose des quotas, les distributeurs donneront encore davantage la préférence aux blockbusters russes à succès au détriment des films d’auteur comme Portrait au crépuscule ou Elena.
Si un distributeur qui actuellement montre des films comme Astérix ou Harry Potter se voit contraint de montrer pour un quart du temps des films russes, il choisira des blockbusters russes et non des films d’auteur. C’est stupide de penser que les quotas vont développer le cinéma russe dans son ensemble.

En revanche, comme je le dis dans l’interview pour Kinometro , tous les pays ont une panoplie d’incitations. En France, ce n’est pas une incitation sur la nationalité du film, mais sur le type de film. Par exemple, une salle qui passe un certain nombre de films art et essai reçoit une aide financière du CNC. C’est le principe d’Europa Cinéma : vous passez un minimum de films européens dans une salle (nombre de séances et nombre de films) et vous recevez une somme d’argent. On pourrait envisager d’autres formes d’incitations pour la Russie. Par exemple, un distributeur qui passerait 25% de films russes ne paierait pas de TVA ou bien recevrait 1 million de roubles pour l’année.

Quand il y a eu des quotas en France après la guerre, c’était uniquement dû au fait que les Américains, pour aider à la reconstruction de l’Europe,avaient exigé la libération des écrans en Occident (le cinéma américain avait été interdit en France pendant l’occupation allemande) et que, pour protéger le cinéma français, la France a institué ce système des quotas jusqu’en 1950. Ensuite, on a mis en place le Fonds de soutien du CNC qui a prélevé de l’argent sur TOUS les billets d’entrée au cinéma et depuis cela fonctionne ainsi. On constate qu’un système qui consiste à interdire quelque chose ne marche pas, qu’il faut au contraire trouver des incitations. C’est ainsi qu’on pourrait inciter à montrer des films patriotiques, des films kazakhs, des films russes, etc., mais il ne faut pas interdire à ceux qui ne voudraient montrer que des blockbusters américains de le faire.


Les chaînes de télévision russes achètent moins de films. Quelle perspective voyez-vous pour le développement de l’industrie russe du cinéma ? Qu’est-ce qui va se passer côté public ? Que devient le spectateur ?

Je n’ai pas de réponse à cette question. Le fait qu’il y ait une désaffection du film de cinéma sur les chaînes de télévision est un phénomène mondial et pas russe seulement. On est confronté à ce problème en France aussi. Il y a dix ou quinze ans, c’était le cinéma qui faisait les plus grosses audiences. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les plus grosses audiences sont faites par les talk-shows, les séries américaines ou françaises et plus du tout le cinéma. Ce n’est donc pas lié à la Russie.


Que devient le spectateur de cinéma en Russie ?

C’est une très bonne question. J’ose espérer que la situation va se développer dans le bon sens. Au cours des dernières années, on a vu plus de salles de cinéma, plus de petites salles. Mais les Russes ne sont pas organisés comme chez nous. En France, par exemple, vous n’avez pas le droit d’ouvrir un multiplexe de but en blanc sans autorisation.


Mais en Russie les multiplexes dans les centres commerciaux marchent très bien ?

Oui, bien sûr, sauf que les centres commerciaux — il y en a de plus en plus — se font concurrence à eux-mêmes et il y a des moments où c’est nuisible à l’ensemble de la filière industrielle. Quand on veut ouvrir un multiplexe en France, on en a pour un an de tractations avec la préfecture, le Conseil général, la municipalité pour analyser ce que cela va impliquer sur la vie des gens (trafic routier, concurrence déloyale par rapport aux salles existantes, proximité de boîtes de nuit…). En Russie, si vous avez un terrain vous pouvez ouvrir un multiplexe ou une boîte de nuit ou une patinoire sans demander l’avis à qui que ce soit. D’où une concurrence sauvage qui se développe au détriment du développement de la filière cinématographique.
En France, il existe, pour le cinéma, un cadre très précis, parfois contraignant, mis en place par le CNC il y a soixante-cinq ans et qui s’est adapté aux mutations économiques, technologiques, sociologiques et industrielles. En Russie, il n’y a pas de cadre.


On pourrait parler maintenant des nouveaux films et de la sélection de Cannes.

Je suis très déçu qu’à Cannes il n’y ait pas plus de films russes ; certes, sur la cinquantaine de films que j’ai vus cette année, la quantité de films qui me paraissaient « cannables », comme on dit, était moins importante que d’habitude. Le Loznitsa est néanmoins le meilleur film russe que j’ai vu cette année ; c’était, à mon sens, le seul film qui pouvait être présent dans la compétition. En revanche, je suis déçu qu’il n’y ait pas d’autres films dans les autres sections du festival. Bien entendu, je ne peux pas comparer les films russes aux films d’autres nationalités qui ont été sélectionnés et que je n’ai pas vus. Néanmoins, il y avait au moins deux films dont je trouvais qu’ils avaient tout à fait leur place à Cannes (pas en compétition). C’est en particulier le cas du film de Renata Litvinova (Le Dernier Conte de Rita) : visuellement c’est magnifique, cela rappelle Khamdamov, c’est à la fois intelligent dans l’écriture et cinématographiquement intéressant. Un autre film m’a vraiment beaucoup plu : c’est le film de Pavel Rouminov, Ya budu ryadom. Ce film fait deux heures quarante, mais on ne les voit pas passer. Il est question de le réduire de quasiment une heure, ce qui voudrait dire changer l’histoire et qui me semblerait vraiment dommage, ce serait un autre film. Pour Cannes, ils l’ont vu trop tard, début avril, la sélection était déjà quasiment terminée. C’est un film avec Maria Chalaeva (qu’on a vue dans Roussalka)

Un film m’a beaucoup intéressé, Pour Marx… (Za Marksa…), qui est un premier film de Svetlana Baskova. Il raconte l’histoire de la création d’un syndicat libre dans une usine C’est la première fois qu’un cinéaste russe aborde ce thème-là et tout ce qui a trait à la création du syndicat est fondamentalement intéressant. Le côté social est très bien fait, même si d’autres aspects du film me déplaisent.

J’ai bien aimé aussi L’Adultère, le dernier film de Kirill Serebrennikov, dont je trouve malheureusement la fin répétitive. Le principe du film est que l’adultère est un cycle sans fin, ce que le spectateur comprend bien avant la fin.

Il y a aussi un court métrage de 2 minutes formidable de Grigori Dobryguine, Only You.

Parmi les autres films nouveaux, il y a Le Tigre blanc de Karen Chakhnazarov, qui est déjà sous-titré en français, ce qui lui permettra, même s’il n’est pas sélectionné à Cannes, Locarno ou Montréal d’être vu dans différents festivals français. Il vient de sortir en Russie. Le DVD sortira aussi avec les sous-titres français. L’investissement, en fait pas très élevé, dans les sous-titres est en définitive bien rentabilisé.

Enfin, le fameux film quasi légendaire d’Alexeï Guerman dont je parle chaque année dans cette interview, Chronique du carnage d’Arkanar, devrait enfin voir le jour fin 2012. C’est lui-même qui l’a annoncé dans une interview toute récente. On le verra donc sans doute à Cannes l’an prochain !

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