Honfleur : rendez-vous avec le cinéma russe

Sur les bords de La Manche, s'est déroulé le XXème festival de cinéma russe de Honfleur.

par Larissa Malioukova

Traduction, par Kinoglaz.fr,
de l'article paru dans Novaya Gazeta le 30 novembre 2012



Critique de cinéma, responsable de la rubrique cinéma du journal national Novaya Gazeta, Larissa Malioukova est programmatrice du plus important festival du cinéma d'animation de Russie, qui se déroule à Souzdal.
C'est elle qui a préparé le programme de films d'animation présenté au Festival de cinéma russe de Honfleur en 2012. Elle donne, dans cet article, ses impressions sur le festival qu'elle a visité pour la première fois.


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Honfleur est dans le département du Calvados, célèbre dans le monde entier. Mais ce n'est pas de brandy conservé dans des tonneaux de chêne dont il est question ici, ni de peinture, bien qu’ici, dans ces environs du Havre si pittoresques, aient séjourné Corot, Monet, Seurat, Renoir, Cézanne, en quête d’inspiration.

Il y a encore une vingtaine d’années, ici on ne savait rien et ne voulait rien savoir du cinéma russe. Et voilà sous nos yeux un spectacle incroyable : une foule de français d'allure bien bourgeoise, un jour de semaine, se presse à l'entrée d'un cinéma. Quarante minutes d'attente...Et à peu près la moitié d'entre eux pourront entrer dans cet ancien grenier à sel transformé par la mairie en salle de cinéma et de spectacle. Les autres attendront patiemment la séance suivante. Et tout cela avec l'envie de voir puis de commenter quoi selon vous ? On n'en croit pas ses yeux : des films russes. Ces mêmes films qui chez nous sont dédaignés par nos compatriotes, méprisés par les distributeurs, démolis dans les blogs. Et ce n’est pas qu’on ait fait venir à Honfleur des films en exclusivité inconnus en Russie. Dans la compétition, on trouve Récits de Mihail Segal, Voilà ce qui m'est arrivé de Viktor Chamirov, Je serai tout près de Pavel Rouminov, La journée d’un prof de Sergueï Mokritski, Kokoko d'Advotia Smirnova, L'Admiratrice de Vitali Melnikov, la coproduction Quatre jours en mai d'Achim Von Borris. Plus des films en train de sortir en France : Faust d'Alexandre Sokourov et La Horde d'Andreï Prochkine. Il y a aussi un programme de débuts avec un prix en espèces qu’a emporté en Russie le débutant de quarante neuf ans Gueorgui Paradjanov. Son film-souvenir, Ils sont tous partis, nostalgie de son enfance dans le Tbilissi d'après guerre [NDLR ce film primé, était le premier long métrage de fiction du réalisateur et avait donc sa place dans le programme des débuts]

Je dois reconnaître que, pendant ces quelques jours, je me suis continuellement demandé pourquoi les Français s'intéressaient au cinéma russe. A ces 25 films de fiction, ces documentaires et films d'animation, à ces vieux films de Riazanov, Chakhnazarov....
Bon, il y a les russophones, les descendants d'émigrants de la première vague, il y a ceux qui étudient la langue de leurs ancêtres, enfin les russophiles amoureux de Dostoïevski et Tolstoï. Mais les autres ?
Par exemple, Béatrice venue pendant son jour de congé, voir Récits et très déconcertée par les astucieux entrelacs de la nouvelle du film sur la corruption présentée comme un « Mouvement perpétuel », envahissant tout le pays depuis le mécanicien jusqu'au président. Et précisément « tous liés par la même chaîne ». Mais comment Béatrice explique-t-elle tout cela ? Elle vient au festival depuis déjà plusieurs années. Elle aime le cinéma russe pour la possibilité qu'il donne « de penser et ressentir » et aussi (!) pour l'absence d'effets spéciaux qui la fatiguent.
Je discute avec Monsieur Claude, il vient spécialement de Bretagne avec sa femme à la fois pour passer quelques jours de vacances et voir des films russes. Il considère que par l’esprit , l'atmosphère et l'humour, le cinéma russe est proche du cinéma français. Monsieur Claude est un patriote et ne va pas voir le cinéma américain.
Sylvie est biologiste, a une trentaine d'années et aime le cinéma russe depuis déjà un certain temps. Je lui demande quel est son film préféré. C'est « Le Champ sauvage » de Mikhail Kalatozichvili. Elle se souvient du réalisateur qui est reparti de Honfleur il y a quatre ans avec le Grand Prix du festival. En apprenant sa mort soudaine, Sylvie est sincèrement émue. Elle redemande plusieurs fois si vraiment il n'est plus ; d'ailleurs, elle avait auparavant appris le décès des deux scénaristes de « Champ sauvage », Lutsik et Samoriadov. Alors elle dit en soupirant : « Les gens talentueux ont une constitution trop fragile, il faut les ménager. En effet. Mais nous n’y arrivons pas.

La productrice Mei-Chen Chalais, veuve du célèbre scénariste et acteur français François Chalais, offre depuis déjà plusieurs années, à ses propres frais, un prix au meilleur scénariste russe (!). Cette année furent récompensées Anna Parmas et Advotia Smirnova pour le film «Kokoko » qui a particulièrement plu aux Français qui ont bien saisi son humour.
Robert Hossein, star du théâtre et cinéma français, un peu vieilli, mais encore vif, roi de la série télévisée célèbre en URSS consacrée à Angélique, parle, oh miracle !, le russe et apprécie beaucoup les femmes russes (des nouveaux films, celui qui a eu sa préférence, c'est la comédie triste de Chamirov faite dans l'esprit et la tonalité de « Ironie du sort ».

Il semble que j'ai compris la raison de l'amour pour le cinéma russe des Français qui viennent à Honfleur de Bourgogne, de Bretagne, d’Orléans, de Caen et même de Paris. On les a simplement familiarisés avec ce cinéma. Au cours de nombreuses années, vers la fin de l'automne, le public français se rassemble dans l'ancien grenier à sel semblable à un grand bateau en bois renversé situé à côté d’ un petit port d'où la mer s'est retirée. Ils regardent du cinéma russe nouveau et ancien. Ils le connaissent bien. Ils ont déjà leurs acteurs et réalisateurs préférés. Ils n'aiment pas nos politiciens, mais en revanche, ils nous comprennent mieux que les autres étrangers.
A Honfleur, j'ai rencontré une vieille connaissance, Jacques Simon, créateur du site www.kinoglaz.fr, consacré au cinéma russe et soviétique. En trois langues (français, russe et anglais), il donne des informations sur 8000 films et 15000 personnalités du cinéma. Le site, tout comme le festival, est fait chaque jour par des passionnés.

En dépit des contraintes de la crise, le festival de cinéma russe continue. Il n'est que partiellement financé par le Ministère de la Culture russe, la mairie de Honfleur, différentes instances du département du Calvados donnent des subventions. Le maire, Monsieur Michel Lamarre aime raconter comment un jour qu'il dînait dans l'un des 90 restaurants de la ville de Honfleur, à une table voisine buvait tristement un groupe de Russes. Pour des Russes, ils étaient trop calmes et trop inquiets . Au moment du café ils ont fait connaissance avec le maire et ont expliqué que leur festival de cinéma russe était « chassé de chez lui », c'est à dire de la ville de Saint Raphaël sur la fameuse Côte d'Azur. C'est ainsi que le « cinéma russe » est venu s'installer dans un grenier à sel de Normandie construit, semble t-il, par les mêmes marins que l'église de bois Sainte Catherine, qui se trouve tout près.
Ainsi le festival est parti pour une croisière de plusieurs années. Son programme est fixé ici par les Français et notamment par Madame Françoise Schnerb, l'actuelle présidente du festival. Dame d'apparence réservée, qui a fait, on ne sait pourquoi, de son amour pour le cinéma russe, non pas un hobby mais l'affaire de sa vie et qui a réussi à regrouper autour d'elle toute une équipe d'enthousiastes. Quand on lui demande ce que lui est notre Hécube cinématographique, elle répond sans hésitation « Voyez-vous, ce n'est pas si simple, parfois on se sent découragé. Mais quand on fait quelque chose que l'on aime, cela donne du courage. J'aime vraiment le cinéma russe et je partage avec mes compatriotes la possibilité de voir des films qui m'ont plu. Bien sûr on pourrait discuter des choix opérés par le festival (il semble que les sélectionneurs soient surtout sensibles au côté émotionnel des films). Mais je n'en ai pas envie. Merci Madame Schnerb !

A une séance du matin, se présente une énorme foule de jeunes enfants. Pour voir des films d'animation soviétiques. Mais d'abord un clown « motive » les enfants en leur montrant un morceau de pellicule : « Sur elle sont inscrits des souvenirs. Et maintenant je vais aller dans la cabine de projection, et nous allons ensemble recevoir une « information magique » importante sur l'amitié. Les musiciens accordent leurs instruments et sous la musique jouée en direct de Balakirev, Tchaïkovski, Prokofiev et Khatchatourian, des enfants français regardent des chefs d'oeuvre soviétiques : « La Patinoire », « La Moufle », des dessins animés contemporains : «La Loi de la conservation », « Fantaisie de Noël ».
J'interroge une institutrice : « Oh non, ce n'est ni un jour férié ni un jour de vacances. C'est simplement une leçon d'initiation à l'art. » Pour nos enfants on ne peut rien imaginer de tel. C'est pourquoi ils grandissent avec des dessins animés bons ou mauvais, mais venus de l'étranger.

Année après année, le festival de Honfleur voit son nombre de spectateurs augmenter. Année après année, on apporte la preuve qu'avec les spectateurs on peut et doit travailler. Et on en récolte les fruits.
Le programme « Panorama » du festival rassemble des films sous le thème « Nouveau regard sur l'histoire ». Une table ronde était consacrée à ce thème. Joël Chapron, sélectionneur du festival de Cannes, a brillamment montré que tous les « refroidissements » dans le régime politique de la Russie se sont immédiatement traduits en Europe par un moindre intérêt pour le cinéma russe. Que ce soit les tanks à Prague, les procès politiques, ou les décisions indécentes d'hommes politiques. Tous ces éléments défavorables au cinéma russe, gênent Madame Schnerb et ses collaborateurs dans leur promotion du cinéma russe auprès d'un large public français.

En attendant le succès du festival est plus que satisfaisant. Et comme beaucoup de spectateurs n'ont pas pu avoir de place à certaines séances, les organisateurs du festival ont annoncé un jour supplémentaire pour voir les meilleurs films du festival [NDLR : ceux qui ont obtenu un prix]. Et le maire promet pour l'année prochaine de montrer les films dans une salle supplémentaire.

Et voilà que me vient une idée : pourquoi ne pas organiser en Russie, outre une semaine de cinéma japonais, italien ou allemand, une semaine de cinéma russe. Quelque part à Poltava, Riazan, Rostov et Vologda, à Arkhangelsk et Yakoutsk, Moscou et St-Pétersbourg. Avec des billets d'entrée peu chers, des pass, avec la participation des auteurs des films, des tables rondes avec les spectateurs. Alors le spectateur russe ne méprisera plus les films qu'il n'a pas vus. Qu'en pensez-vous Madame Schnerb, cela peut-il réussir chez nous ?





Robert Hossein, l'irrésistible comte Jeoffrey de Peyrac des « Angélique »,
avec d'autres éminents membres du Jury goûtent le gâteau d'anniversaire.