Films des années 1990-2000

 

Le cinéma des années 1990-2000

Images dispersées

 

Par Françoise Navailh, historienne du cinéma

 

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Avec la fin de l'URSS et de l'idéologie officielle, les repères se brouillent. Habitués à dialoguer avec le pouvoir, les grands metteurs en scène des décennies 1970 et 1980 se taisent. Moins inhibés, d'autres se ruent sur les anciens tabous : mafia, corruption, trafics, prostitution, drogue... Un genre émerge, la tchernoukha, thriller naturaliste critiquant les tares du système passé et présent : on restitue le réel à grand renfort de crasse, d'argot et de violence. Le tout pimenté de seksoukha, scènes à tendance pornographique. Il dépeint les situations extrêmes qu'engendre un monde ensauvagé. C'est ainsi que surgit Pavel Lounguine et son Taxi Blues (1990). Le cinéma s'éparpille, se plaisant à inverser les mythes et les stéréotypes d'hier : Russie tsariste réhabilitée et bolcheviks sadiques dénoncés.

 

Séduire à nouveau le grand public

 

Mais, rapidement, le public se lasse. En 1992, sur 300 films russes sortis à Moscou, 174 ne dépassent pas les 500 entrées et seuls 12 tirent leur épingle du jeu. Entre 1991 et 1993, la fréquentation des salles dans la capitale chute de 70 %... En période de crise, on a envie de se distraire. Dans un marché déstructuré, le cinéma made in USA rafle la mise.

Cependant, l’ех-empire contre-attaque. Quelques comédies font mouche. Leonid Gaïdaï, un vétéran du comique burlesque méprisé par les intelligentsias mais adulé par le public depuis les années 1960 - et dont les films sont à redécouvrir ! -, tourne A Odessa, il fait beau, mais il pleut à Little Odessa (1992), satire des films d'espionnage bourrée de clins d'œil. Trois cents ans plus tard (1994) de Viktor Volkov se moque de la rivalité KGB-Milice, avec une référence réjouissante à Tchapaev des frères Vassiliev (1934). Plus ambitieux car plus caustique, Les Particularités de la chasse nationale (1995) d'Alexandre Rogojkine est devenu un film-culte et a donné naissance à un genre. Les travers de l'orgueil national et le glorieux passé militaire contre Napoléon sont épinglés de manière « hénaurme ».

Après la prodigieuse réussite de Moscou ne croit pas aux larmes (1979), Vladimir Menchov renoue avec le succès grâce à une blatnaïa komedia ou romantisation du Milieu, Shirly-Myrli (1995).

Pour faire pièce au cinéma d'action américain, les tâcherons multiplient les navets affligeants. Un film se distingue du lot, Antikiller (2002), signé par Egor Kontchalovski (le fils d'Andreï), fracassant et efficace.

Enfin, l'héritage d'un Sergueï Bondartchouk et de ses films à grand spectacle comme Guerre et Paix (1965-1967) perdure grâce à Nikita Mikhalkov, parangon du classicisme. Celui-ci livre sa version personnelle du stalinisme dans Soleil trompeur (1994) et propose une fresque tolstoïenne avec Le Barbier de Sibérie (1999), où ne manque aucun cliché de la « russité » : amour impossible, grand bal, uniformes, neige et vodka.

 

L'identité russe en question

 

Le destin de la Russie passée et à venir hante les Russes depuis Pierre le Grand. Plusieurs cinéastes s'attaquent à cette question, souvent en explorant le passé. L'Arche russe (2001) d'Alexandre Sokourov repose sur un lieu commun : la Russie n'est ni européenne ni asiatique, elle est autre. Mais le public d'A. Sokourov se situe paradoxalement en France et en Allemagne et non en Russie. D'autres cinéastes se penchent sur les racines paysannes du pays. Dès 1987, Andreï Kontchalovski porte un jugement pessimiste sur la Russie profonde. Dans Riaba, ma poule (1994), suite grinçante du lumineux Bonheur d'Assia (1967), il montre des gens veules préférant une vie médiocre au risque. Bien entendu, la fable déplaît à tout le monde. Son nouveau constat, La Maison des fous (2002), heurte également, car A. Kontchalovski, moraliste lucide mais un peu condescendant, n'y épargne personne.

En revanche, on trouve un certain attendrissement chez Lydia Bobrova, qui se réclame de l'écrivain-cinéaste Vassili Choukchine et de sa veine populaire. Dans ce pays-là (1997) et Baboussia (2003) sont des chroniques villageoises où, sous couvert de farce tragi-comique, est dressé un état des lieux accablant mais optimiste : la Russie est un pays déglingué que seuls l'amour et la confiance dans les autres sauveront. Sur le même thème de la Russie réelle, le film de Guennadi Sidorov Les Petites Vieilles (2003) est plus maîtrisé. Un hameau où ne survivent que des femmes âgées, dont les hommes sont absents et où l'armée, seule structure stable, pallie la déficience de l'État, puis l'arrivée d'Ouzbeks réfugiés sont les ingrédients de ce récit truculent non exempt de mélancolie. L'avenir russe sera-t-il métis ?

La « menace » d'une colonisation de l'identité russe n'est pas nouvelle. En 1995, Le Musulman de Vladimir Khotinenko narre l'histoire d'un gars revenu au pays après des années de combat puis de captivité en Afghanistan. Celui-ci bouleverse sa communauté orthodoxe par sa conversion à l'islam et ses plus hautes exigences morales.

 

Les sujets tabous de la guerre et des nouvelles valeurs

 

Le thème de la guerre ne peut être absent des écrans russes. Déboussolée, la société a besoin de se forger à nouveau des valeurs. L'évocation de la Grande Guerre patriotique permet ce ressourcement. L'Étoile (2002) de Nikolaï Lebedev, remake d'un film de 1949, propose un cinéma simple et émouvant, pudique et viril, que l'on qualifierait volontiers de fordien s'il n'était foncièrement russe.

Mais les guerres d'Afghanistan et surtout de Tchétchénie, autrement plus complexes et amères, sont traitées par allusions ; elles servent de toile de fond à une histoire qui se situe loin du champ de bataille ; ou alors elles sont évoquées de biais, comme dans Le Prisonnier du Caucase (1996) de Sergueï Bodrov. La timidité l'emporte, personne ne s'engage vraiment sur le sujet. Seul Alexeï Balabanov décide de se colleter avec la réalité, sur laquelle il pose un regard brutal (La Guerre, 2002). Le ton cocardier, les certitudes quant au bon droit russe, rappelant le simplisme d'un John Wayne ou d'un Steven Spielberg, ont indigné les critiques de Moscou et de l'étranger mais ravi les spectateurs russes. De plus, le film répond à une préoccupation latente et fort ancienne, l'absence de modèles masculins forts, dans un monde où le Bien et le Mal seraient clairement définis. Plus subtil, Le Retour (2003) d'Andreï Zviaguintsev offre une réflexion pertinente sur la figure du « père à éclipses » qui hante la société russe.

Dans un autre style, Pavel Tchoukhraï évoque aussi le passé douloureux, les familles éclatées et les pères tyrans ou usurpateurs. Le Voleur et l'Enfant (1997) analyse avec finesse l'après-1945, le quotidien dans les appartements communautaires, la vie douloureuse des femmes et des enfants.

P. Lounguine, le plus français des Russes, se livre à une fine observation de son pays dans deux films passionnants. La Noce (2000) traite des micro-changements qui surviennent dans une petite ville minière du cœur de la Russie. Un nouveau Russe (2003) propose un contrepoint plus large. Ce thriller politique ambitieux est construit sur trois temporalités. Partant d'un attentat contre un oligarque (inspiré par Boris Berezovski), l'enquête raconte la Russie entre 1988 et aujourd'hui (du désordre de la perestroïka à la reprise en main du pouvoir central).

S'il fallait ne retenir qu'un film et un cinéastes emblématiques des années 1990-2000, tout au moins aux yeux du public, il faudrait citer Le Frère (1997) d'A. Balabanov, qui a suscité une suite en 2000 (Le Frère 2). Il s'agit de films cultissimes, et la mort accidentelle de l'acteur principal (S. Bodrov Jr) a transformé le personnage en mythe pour une génération. Provincial mal dégrossi débarquant à Saint-Pétersbourg, il s'improvise justicier et rétablit l'ordre dans la ville (puis à Moscou et à Chicago). Le film renoue au passage avec quelques démons familiers, comme le racisme et l'antisémistisme. Considéré avec dégoût par l'élite, ce film est adoré par les masses populaires, car il véhicule un message simple : vive l'ordre et vive la Grande Russie !

 

Le panorama de la production de la période est donc contrasté et fragile. Il faut s'y résigner, le cinéma n'occupe plus la place qui était la sienne du temps de l'URSS. Néanmoins, presque tout le répertoire de l'ère soviétique, des années 1940 aux années 1980, passe régulièrement sur de nombreuses chaînes de télévision, entretenant une certaine mémoire, une continuité des thèmes, des sujets et des formes. Cette même télévision semble être devenue le vivier de nouveaux talents. Les chaînes misent aussi sur la culture : les adaptations de Dostoïevski, Gogol ou Boulgakov attirent un public nombreux qui découvre ses auteurs classiques. Et les metteurs en scène chevronnés, dont P. Lounguine, ne dédaignent plus ce media. Le salut viendra-t-il du petit écran ?

 

Françoise Navailh, janvier 2005

 

Nous remercions Françoise Navailh d'avoir bien voulu nous autoriser à publier ce texte paru en mars 2005 dans le livre Russie, peuples et civilisations, sous la direction de Marc Ferro et Marie-Hélène Mandrillon, aux éditions La découverte / Poche, 2005