20 ans de cinéma post-soviétique

Conférence de Joël Chapron
faite dans le cadre des 9es Rencontres du Cinéma européen à Vannes le Jeudi 1er avril 2010

Le texte qui suit est la transcription de cette conférence, d’où le caractère oral du discours.
Par ailleurs, elle fut émaillée d’extraits d’une douzaine de films, tous commentés.
Programme détaillé des 9es Rencontres du Cinéma européen à Vannes

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J’ai intitulé cette conférence « 20 ans de cinéma post-soviétique », ce qui est partiellement faux parce que je vais m’en tenir au cinéma russe post-soviétique. L’Union soviétique était composée de 15 républiques, et c’est la Russie qui était évidemment au cœur du système soviétique. C’est ce pays-là qui cinématographiquement était toujours, depuis l’origine du cinéma, le cinéma le plus en pointe par rapport aux autres républiques. Je vais donc passer sous silence le cinéma des autres républiques pour m’en tenir au cinéma russe.
Avant d’arriver à la perestroïka, parce qu’on a affaire à un pays dont la politique et le cinéma sont étroitement imbriqués, je suis obligé de faire un retour en arrière pour expliquer un petit peu d’où vient le cinéma russe post-soviétique. Il vient d’un cinéma pré-révolutionnaire, puis d’un cinéma soviétique qui court de 1917 à 1991, date de la chute définitive de l’Union soviétique.


RETOUR EN ARRIÈRE

Le cinéma arrive en Russie exactement quatre mois après la première projection publique organisée par les frères Lumière qui a eu lieu au Grand Café des Capucines de Paris, près de l’Opéra, le 28 décembre 1895.
Dès le mois de mai 1896, les opérateurs Lumière sont à Saint-Pétersbourg pour la première projection de cinéma. Ce sont les Français qui apportent le cinéma en Russie. Rien d’étonnant à cela : avant la Première Guerre mondiale, 95% des images projetées dans le monde sont issues de la France.
C’est donc le cas aussi en Russie. Tout le monde va en Russie : les frères Lumière, Pathé, Gaumont, vont s’installer là-bas. C’est un immense pays qui a en plus la chance, pour les opérateurs français, d’avoir un passé francophile qui date du début du XVIIIe siècle, avec l‘ouverture sur l’Europe de Pierre le Grand puis de Catherine II et l’influence des Lumières. Puis la Révolution française fait fuir de très nombreux aristocrates et une partie de la noblesse française vers l’État autocratique qu’est la Russie. Les aristocrates français vont en Russie enseigner le français à l’aristocratie russe, qui tout au long du XIXe siècle va parler français. Pouchkine et Tolstoï, par exemple, parlaient très bien français. Des pages entières de Guerre et Paix sont écrites dans un français absolument parfait.
Le cinéma apporté par les Français en Russie coule de source. Juste avant la Révolution russe, le cinéma est, en Russie, majoritairement français. Pathé va jusqu’à installer 7 filiales dans 7 villes de Russie, même rue Gorki - les « Champs-Élysées » moscovites - avec une grande enseigne, jusqu’à ce que la Révolution intervienne et que, dès 1917, tout le monde plie bagage.
Le cinéma passe alors entre les mains du pouvoir communiste, qui va en faire le premier vecteur de propagande du pays. À la veille de la Révolution, le pays est essentiellement analphabète et, bien évidemment, pouvoir projeter des images permet au pouvoir soviétique d’adresser des messages politiques à l’ensemble de la population par un biais extrêmement contrôlé. Quand vous fabriquez un film et que vous avez la possibilité de le projeter aux quatre coins du pays, vous pouvez avoir un seul et unique message contrôlé depuis la base, et ensuite diffusé à l’échelle nationale. Le cinéma va devenir pour le pouvoir communiste un vecteur de propagande essentiel, des salles vont être construites dans tout le pays et des systèmes de production mis en place.
Cependant, durant toutes les années 20 et malgré le communisme, une petite fenêtre privée va tout de même continuer de subsister. C’est ce qu’on appelait la NEP, la Nouvelle Politique Économique de Lénine, qui globalement durant les années 20 va laisser cette petite porte ouverte au cinéma privé et à des entreprises privées qui sont essentiellement des entreprises de distribution et de production. Cela permet de voir éclore un certain nombre de films qui vont faire les beaux jours du cinéma soviétique : Eisenstein, Lev Koulechov, Poudovkine, Vladimir Maïakovski, vont ainsi trouver, via la caméra, un nouveau mode d’expression.

Le cinéma soviétique acquiert ses lettres de noblesse à ce moment-là, mais la petite porte entrouverte va se refermer doucement. À la fin des années 20, tout au début des années 30, Staline décide véritablement de reprendre en main le pouvoir et le cinéma : le Parti communiste contrôle désormais complètement le pays.
Le contrôle du Parti va être tellement fort que, après la Seconde Guerre mondiale, Staline, paranoïaque, parce qu’il n’aura plus confiance en qui que ce soit, va aller jusqu’à lire lui-même les scénarios. Comme son emploi du temps était fort occupé par d’autres choses, il avait peu de temps pour les scénarios, ce qui a fait tomber la production à 3 films par an en 1951, puisqu’on ne mettait plus les films en production tant qu’il n’avait pas entériné les scénarios.
La politique est en effet extrêmement importante dans l’histoire du cinéma soviétique, et elle l’est doublement ; nous, les Occidentaux, avons une vision extrêmement partielle du cinéma soviétique.
Je reviens encore un peu en arrière : le Parti communiste français est très fort dans la deuxième moitié des années 40 parce que l’Union soviétique fait aussi partie des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. L’image que l’Union soviétique renvoie en 1945, 1946, 1947, est une image essentiellement positive, et le cinéma soviétique va arriver en France dès ces années-là avec une image plutôt positive, de ce pays vainqueur qui nous aura lui aussi aidés à nous délivrer du fascisme et du nazisme.
Or, au fur et à mesure des décennies, on va passer du côté positif au côté négatif, parce que l’Union soviétique va devenir progressivement un pays difficile, fermé. La Guerre froide bat son plein dès les années 50.
Mais la mort de Joseph Staline en 1953 et surtout le XXe Congrès du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique) en 1956 vont commencer à ouvrir le pays, en tout cas un petit peu, suffisamment pour que le cinéma redevienne essentiel à la fois en termes de propagande mais aussi en termes de quantité et de production.


UN DÉBUT D’OUVERTURE

Après cette période très difficile du début des années 50, on arrive à une période plus facile : sous Khrouchtchev, à la fin des années 50, le pays commence à s’ouvrir, l’Union soviétique commence à importer de plus en plus de films étrangers y compris occidentaux, de pays capitalistes donc. Khrouchtchev décide de mettre en production 150 films par an, ce qui est énorme même s’ils viennent de toutes les républiques, et le cinéma va entrer dans les plans quinquennaux avec un nombre de films imposé tant en production qu’en distribution.
Au même moment on voit apparaître des gens sur la scène internationale : Mikhaïl Kalatozov a, en 1958, au festival de Cannes la première et à ce jour unique Palme d’or - russe ou soviétique - avec Quand passent les cigognes. En 1951, 1952 déjà, des films comme le Grand Cirque de Moscou enregistraient jusqu’à 2 millions d’entrées en France, mais Quand passent les cigognes attire 5 millions de spectateurs en 1958 en France ! De tels chiffres n’existent plus pour des cinématographies qui ne sont ni américaine ni française en France.
De 1955-1956 jusqu’en 1968, le cinéma soviétique va connaître de beaux jours à la fois en termes de production chez lui et en termes de diffusion dans le monde, même si, dès 1956 et l’entrée des chars dans la ville de Budapest, un certain nombre d’Occidentaux vont commencer justement à changer leur fusil d’épaule vis-à-vis de l’URSS et à se dire que le pays n’est peut-être pas aussi positif que le laissait entendre sa sortie victorieuse de la Deuxième Guerre mondiale.
Mais c’est surtout en 1968 avec l’arrivée des chars à Prague que le pays va connaître un vrai coup d’arrêt dans l’image positive qu’il avait dans le monde entier. On va, dès 1968 et depuis lors, avoir en Occident une vision du cinéma soviétique qui n’est pas celle des habitants de l’URSS.
Il y a deux cinémas russes qui cohabitent en parallèle depuis maintenant presque cinquante ans. Nous avons vu après 1968 des films qui, pour généraliser, ont été faits, entre guillemets, par des « dissidents ». Je dis « entre guillemets » parce que bien évidemment ce ne sont pas des gens comme Soljenitsyne, qui ont fait du camp ou de la prison, même si cela est arrivé à certains, comme Paradjanov.
Néanmoins on a en Occident la possibilité d’avoir accès à des films que globalement les Soviétiques ne voient pas chez eux - par exemple dans les années 70 les films de Paradjanov comme les Chevaux de feu, ou les premiers films de Tarkovski qui apparaissent dans les années 60. Et plus on va avancer dans le temps, plus les films de Tarkovski vont être invisibles ou presque en Union soviétique. Sauf que l’Union soviétique va se servir de ces gens-là, dont les dirigeants savent très bien qu’ils sont extrêmement talentueux, pour laisser les films sortir en Occident, et donner une image fausse de la liberté accordée aux auteurs chez eux. Une image fausse parce que, évidemment, cette liberté est d’un côté, réelle : les gens comme Tarkovski, Guerman, Paradjanov, ont la possibilité de faire leur film, mais, d’un autre côté, fausse, parce qu’ils n’ont pas la possibilité d’être diffusés en URSS. Généralement, leurs films sont mis dans des placards ou sur des étagères, comme on dit en russe.
Néanmoins c’est avec cette image qu’en Occident on va construire notre image du cinéma russe. Depuis cinquante ans, on ne voit quasiment que des films d’auteur russes et on n’a quasiment plus la possibilité de voir des comédies, des films policiers, des westerns, des comédies romantiques, des films pour enfants… On en voit de temps en temps, mais c’est très rare. Alors que, pendant toutes ces années, les 150 films que Khrouchtchev a voulu mettre en production annuellement ont été fabriqués ; ils sortaient en URSS, mais les Occidentaux ne les voyaient pas.
C’est donc extrêmement difficile de parler de l’histoire du cinéma russe à un public occidental parce que les références que nous avons ne sont presque jamais celles du public soviétique. C’est assez curieux mais effectivement si on vous dit « cinéma russe » et que vous êtes cinéphile, vous allez penser, depuis les années 70, à Tarkovski, Guerman, Paradjanov par exemple (et aussi Mikhalkov, mais nous y reviendrons). Ce ne sont pas les noms que vous citeraient les Soviétiques qui eux vont vous parler de noms qui ne vous diront rien, sauf peut-être celui d’Eldar Riazanov pour les plus russophiles, dont un ou deux films sont sortis en France à la fin des années 50. Il en a aussi fait un avec Irène Jacob en 1991, la Prédiction ; c’est un réalisateur adulé en Union soviétique. Leonid Gaïdaï et Eldar Riazanov sont dans l’histoire du cinéma national un peu à l’image de ce qu’ont pu être ici Jean Girault avec la série des Gendarmes ou Claude Zidi, sauf que la différence est que Jean Girault ou Claude Zidi s’exportaient alors que Gaïdaï et Riazanov, non.
Or c’est assez curieux de voir que les noms que les Français citent à propos de leur propre cinéma sont sensiblement les mêmes que les étrangers citent à propos du cinéma français. Évidemment il y a des divergences, mais globalement, de la Nouvelle Vague à Louis de Funès, en passant par Pierre Richard et Claude Sautet, il y a des noms partagés par le monde entier. En revanche, vous citez des noms du cinéma russe et vous vous apercevez que ce ne sont pas les mêmes que les Russes citent d’emblée, d’où la difficulté de faire une seule et même histoire.
De 1960 à 1980, pratiquement 3 000 films auront été produits en Union soviétique dans un parc de salles qui s’est construit à toute vitesse. Du temps de l’Union soviétique, en URSS pour 300 millions d’habitants, il y avait 4 500 salles avec 3 milliards de spectateurs – voire, les bonnes années, 4 milliards. L’Union soviétique est un pays immense où les villes sont extrêmement éloignées les unes des autres, d’où le fait qu’il fallait impérativement tisser un réseau de salles de cinéma de manière à ce que le fameux message de propagande puisse porter ses fruits. Pour tisser un réseau de salles de cinéma, il fallait les installer là où les gens étaient, c'est-à-dire, sur les lieux d’études, les lieux de travail, les kolkhozes, les sovkhozes, les usines : tous les grands lieux d’activités, qu’ils soient professionnels, estudiantins ou scolaires avaient leur salle de cinéma. Il y avait 152 000 écrans de cinéma en Union soviétique pour seulement 4 500 salles dites commerciales, où les gens achetaient un billet. Tous les autres, 140 000 et quelques écrans, étaient uniquement destinés aux gens qui travaillaient ou étudiaient sur place. Les films sortaient sur des milliers de copies, le message passait et le cinéma avait tissé sa toile.

On arrive donc à la fin des années 70 avec une image de l’URSS qui est de plus en plus négative : les chars entrent à Prague, la course aux armements reprend de plus belle, Leonid Brejnev décide d’envahir l’Afghanistan ; on est en 1979 et le pays va au fur et à mesure se déliter. Les Jeux Olympiques de 1980 à Moscou vont être boycottés par une partie de la communauté internationale, et notamment les États-Unis. L’image de l’URSS va continuer de se dégrader, et plus elle va se dégrader, plus l’image du cinéma russe va se réduire à un sillon extrêmement étroit de cinéma dit d’auteur et de cinéma un peu dissident, un peu alternatif. Ce cinéma s’adresse à un public de cinéphiles, et l’on va totalement perdre le fil de ce que les Soviétiques voyaient, des grands films populaires que personne ou presque n’a jamais vus en dehors des frontières du bloc communiste.


LA PERESTROÏKA

L’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev va évidemment changer la donne et la perestroïka, estiment les spécialistes, a été quasiment lancée par les cinéastes. C’est au Ve congrès de l’Union des cinéastes, en mai 1986, que la révolution a lieu : Elem Klimov, grand metteur en scène, prend la direction du congrès des cinéastes. Les anciens cinéastes, les Bondartchouk (le metteur en scène de Guerre et paix) et autres Rostotski notamment, sont écartés et la place est donnée, parce qu’Elem Klimov et Mikhaïl Gorbatchev se connaissent bien, à un nouveau souffle. C’est pourquoi on peut estimer que c’est en mai 1986 que les cinéastes ont donné le coup d’envoi réel de la perestroïka, bien que Gorbatchev soit arrivé au pouvoir trois ans plus tôt.
Il y a un extrait de film que j’aurais adoré vous montrer, mais le disque n’existe pas en France, c’est le film La Petite Vera, de Vassili Pitchoul, qui est le marqueur principal de l’année 1988 (il a été fait en 1986 mais sort un peu plus tard). C’est La Petite Véra qui marque le début du nouveau cinéma russe, un cinéma extrêmement populaire avec des fondamentaux notamment sur la famille, sur l’idéologie du pays, sur la morale, qui vont voler en éclats. Ce film va être à l’origine de tout cela, avec une jeune fille aux seins nus, ce qui n’était pas arrivé depuis les années 20, et surtout une remise en question des valeurs familiales et du pays. Ce film a enregistré 57 millions de spectateurs en Russie à l’époque.
À défaut de vous montrer des images de La Petite Vera, on va vous montrer les images du film Le Garçon de courses de Karen Chakhnazarov, qui date de 1986 lui aussi, et raconte l’histoire d’un jeune coursier. On y voit le garçon sur un skateboard, et cette image même est une façon de montrer que le pays est en train de changer, le skateboard étant un marqueur clair d’appartenance occidentale et des pays capitalistes. On remarque les prises de vues avec les caméras à terre également, on a très peu vu ça dans le cinéma soviétique auparavant. Ce sont des images d’un pays qui est en train de se renouveler.
La Petite Vera et Le Garçon de courses marquent donc un renouveau dans le cinéma soviétique avec à la fois des objets qui n’existaient pas dans la société soviétique auparavant, mais aussi une certaine manière de tourner les films que l’on n’avait pas auparavant.
Karen Chakhnazarov est un metteur en scène qui a commencé sa carrière au milieu des années 1980, qui a eu un film au Festival de Cannes en compétition, L’Assassin du tsar, en 1991, sur les derniers jours des Romanov, la famille impériale, en 1918. En marge de son activité extrêmement prolifique de metteur en scène, il a pris la tête du studio Mosfilm à Moscou il y a une dizaine années et a remis à flot ce studio qui était en déshérence totale et qui aujourd’hui est redevenu le premier studio de production du pays. De 1986 à 1988, on voit apparaître un certain nombre de films qui cassent l’image du cinéma soviétique qu’on avait auparavant – comme l’Interfille de Piotr Todorovski.
Simultanément, en 1987, Le Repentir de Tenguiz Abouladzé est en compétition au Festival de Cannes. C’est Yves Montand qui est président du jury cette année-là ; Yves Montand qui est détesté par l’ensemble du gouvernement et de la direction soviétique depuis son opposition à l’invasion des chars à Prague en 1968. Les discussions entre les membres du jury, notamment entre Yves Montand et le membre du jury russe – Elem Klimov, justement - sur le film d’Abouladzé ont visiblement été épiques. Toujours est-il que ce film, même s’il est d’origine géorgienne, marque aussi quelque chose de nouveau dans l’histoire du cinéma russe récent et contemporain.


LA « LIBÉRATION » DES FILMS INTERDITS ET MUTILÉS

Le Repentir est une remise en question de l’image de Staline, et, au moment où la perestroïka commence et qu’un certain nombre de films alternatifs sont produits, une commission est créée, toujours sous l’égide d’Elem Klimov, pour, je cite, « libérer » des films. En 1987, les gens qui sont dans cette commission font le tour de tous les placards et de toutes les étagères des studios de cinéma soviétiques pour aller chercher tout ce qui a été interdit par le pouvoir soviétique. Il y a des films qui ont été interdits, des morceaux de films qui ont été interdits, quelques scènes, des musiques qui ont été interdites. Tout ou presque va être retrouvé. C’est la différence entre les dictatures de gauche et les dictatures de droite : dans les dictatures de gauche, on ne prend pas la responsabilité de détruire, on garde « au cas où ». Tout est remonté, on sort, on ressort les films. Le film emblématique de l’époque s’appelle La Commissaire d’Alexandre Askoldov. C’est un film de 1967 avec Rolan Bykov, film qui avait été fini, dont on avait fabriqué les génériques, mais qui avait été totalement interdit et n’était jamais sorti.
De la même manière, d’autres films sortent, comme ceux d’Alexeï Guerman qui avaient été parfois amputés, ou des films d’Irakli Kvirikadzé, metteur en scène d’origine géorgienne qui avait fait Le Nageur dans les années 80. Il y avait une scène que le Goskino, le ministère du Cinéma de l’URSS, lui avait demandé de couper, donc le film était sorti sans la scène. Mais le réalisateur avait gardé la scène intacte dans une boîte en fer au fond de son réfrigérateur, en se disant que, peut- être, un jour il pourrait la remonter. Et sa mère pestait contre le fait qu’elle ne pouvait pas mettre beaucoup de bocaux de cornichons à la place… Un jour, il a pu sortir la scène du frigo et l’a remontée à l’intérieur du film.
82 films ont été libérés à ce moment- là, et ils ont provoqué un effet choc en Occident, parce qu’ils avaient été faits globalement par des gens extrêmement talentueux. Par exemple, le film Andreï Roublev de Tarkovski était certes sorti en Union soviétique à l’époque, en 1971, mais il était sorti amputé. Tarkovski est mort en 1986 au moment même de la « libération » de ses films, il n’a donc pas pu retravailler dessus, mais sa femme et des spécialistes de son œuvre ont ajouté des scènes qu’il avait tournées et qui avaient été amputées, notamment des scènes d’icônes peintes par Andreï Roublev lui-même.
Donc tout à coup en Occident on découvre un pays de génies avec la sortie de ces 82 films, tous meilleurs les uns que les autres, qui ont en fait tous été tournés sur une période d’une quarantaine d’années. Depuis l’Occident, on a donc l’impression qu’il se passe quelque chose dans le cinéma russe, alors que c’est presque le moment où il se passe le moins de choses, même si dans le même temps, à la fin des années 80, des films sont produits. Mais, artistiquement parlant, la valeur de ces 82 films est autrement plus forte. L’Occident a donc une vision tronquée du cinéma russe de l’époque.
En 1987, encore une fois, la Géorgie est à l’honneur avec Nana Djordjadzé qui remporte la Caméra d’or au Festival de Cannes avec Robinsonade ou Mon grand-père anglais - le film est sorti sous les deux titres. Ce film, comme le Repentir, la Ville zéro de Karen Chakhnazarov (sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 1989) et quelques autres, va contribuer à remettre le cinéma soviétique un peu à l’ordre du jour dans les grands festivals internationaux.
Il faut se souvenir que ce n’est que depuis la fin des années 70 que le festival de Cannes fait sa sélection. Sur ses 35 premières années d’existence, c’étaient les pays qui envoyaient les films pour les représenter, ce n’était pas le festival qui les choisissait et il n’avait pas son mot à dire sur les films au programme. Au début des années 80, les discussions entre le Goskino (le ministère du Cinéma russe) et le festival de Cannes vont être extrêmement houleuses parce que le festival de Cannes prend totalement en main sa sélection. Heureusement, à partir de la perestroïka, tout devient possible, et les films que l’URSS envoie sont visionnés et, en partie, sélectionnés au festival de Cannes.


LA FIN DE L’URSS ET LES PRÉMISSES DU NOUVEAU CINÉMA RUSSE

Les années 80 voient le pays s’effondrer progressivement, et l’effondrement va s’accélérer à la toute fin de la décennie avec la véritable mort de l’Union soviétique en 1990 et 1991 : en 1990, la Lituanie déclare son indépendance, et le 23 décembre 1991, l’Union soviétique n’existe plus à l’issue des accords d’Alma-Alta.
En 1990, un metteur en scène de 55 ans, Vitali Kanevski, vient à Cannes quasiment en stop avec le film Bouge pas, meurs et ressuscite. Il a fait des années de camp et de prison, et il arrive avec un film qui va faire le tour du monde et qui va montrer un aspect du cinéma russe qui n’était évidemment pas montré auparavant, avec des appartements communautaires quasi insalubres et la difficulté de vivre en URSS. C’est un film extrêmement noir avec des enfants qui ne sont pas « mal élevés » mais pas élevés du tout, avec tout ce que les Soviétiques ne voulaient pas montrer auparavant.
Cette tendance aux films noirs, aux films extrêmement crus et réalistes, va même acquérir un nom en russe, ça s’appelle « tchernoukha » qui signifie « film noir », mais pas au sens où on l’entend ici, où un film noir est un film policier avec Humphrey Bogart. Il s’agit de films profondément réalistes et extrêmement durs, et toute une série de films de ce genre vont sortir dans ces années-là.

Parallèlement, en 1990, Pavel Lounguine arrive avec un premier film au Festival de Cannes, Taxi Blues, qui est en compétition. C’est un tout premier film qui va acquérir une vraie notoriété en obtenant le Prix de la mise en scène (il faut noter que c’est Alexeï Guerman qui est membre du jury cette année-là). Ce film raconte l’histoire de la rencontre d’un chauffeur de taxi (interprété par Piotr Zaïtchenko) et d’un jazzman (Piotr Mamonov). On voit une vraie scission entre deux modes de vie totalement différents : le chauffeur de taxi a été élevé dans une sorte de morale soviétique et le jazzman, lui, mène une vie parallèle avec une idéologie plus libertaire, plus libérale. Ce film, en même temps que Bouge pas, meurs et ressuscite, va vraiment marquer l’année 1990.
Le Festival de Cannes, cette année-là, était d’autant plus intéressant qu’on avait à la fois Taxi Blues, Bouge pas, meurs et ressuscite (le premier était en compétition officielle, l’autre en sélection parallèle, mais ils concouraient tous deux pour la Caméra d’Or – le prix du meilleur premier film), et un film de Gleb Panfilov qui s’appelait La Mère, adaptation de La Mère de Gorki avec Inna Tchourikova, qui était un film beaucoup plus classique. C’était vraiment intéressant d’avoir sur une même sélection des films qui représentaient trois modes d’expression extrêmement différents du cinéma russe.
À la fin des années 80 arrive également Alexandre Sokourov, le cinéaste russe qui a sorti le plus de films en France depuis vingt ans. C’est un metteur en scène extrêmement talentueux, disciple de Tarkovski, qui fait un cinéma très personnel, très lent, en plans-séquences. Très présent dans les festivals internationaux, il va creuser sans le vouloir le sillon du cinéma d’auteur qui a réduit l’image du cinéma russe dans son ensemble.
La fin des années 80 est difficile, le pays, comme je le disais, se délite, et la fameuse mafia russe dont on parle tant a le pouvoir globalement. Les années Boris Eltsine sont extrêmement chaotiques, mais sont aussi des années de foisonnement artistique qui parfois peut rappeler le foisonnement artistique qu’il pouvait y avoir dans les années 20. Chacun essaie des choses dans différents domaines, les artistes essaient de faire des choses qui étaient auparavant interdites, même si la majeure partie de ce que l’on invente à ce moment-là n’est pas d’un grand intérêt.


LA CRISE DE L’INDUSTRIE CINÉMATOGRAPHIQUE

Néanmoins, on a affaire à un pays changeant et où il est très difficile de se retrouver dans le domaine du cinéma. Dans un pays où plus rien n’est sous contrôle ou presque, le ministère du Cinéma russe ne sait même pas combien de films sont tournés ni où sont tournés les films. Ainsi en 1993, la désorganisation est telle que, sur les 101 films étrangers sortis en Russie, 99 sont achetés par des sociétés différentes, c'est-à-dire qu’il n’y a pas plus de 3 sociétés qui ont acheté 2 films, donc sur 101 films qui sortent, 99 sociétés en achètent chacune 1. Cela donne une idée de l’état de dislocation, de morcellement de la société russe, le cinéma étant souvent le reflet d’une société, y compris l’industrie cinématographique. 101 films achetés par 99 sociétés différentes, ça n’existe dans aucun pays du monde. Non pas qu’il faille impérativement avoir une sorte de concentration, mais simplement, pour que le système de distribution fonctionne, il doit être un minimum centralisé, du moins ordonné, ce qui n’était absolument pas le cas.
Les années 1990-1993 sont donc des années noires pour le cinéma russe, d’abord parce que les fameux 4 milliards de spectateurs qu’on avait au temps de l’URSS sont en train de fondre comme neige au soleil. En 1990, on a encore 2,7 milliards de spectateurs ; en 1991, on passe à 2,2 milliards ; en 1992, à 774 millions ; en 1993, à 253 millions et chaque année, on va perdre 100 millions de spectateurs jusqu’en 1997, où l’on n’a plus que 36 millions de spectateurs en salle pour un pays, la Russie seule, qui compte 144 millions d’habitants.
Vous parler de la distribution et de l’exploitation, c’est sans doute faire une petite digression par rapport à l’objet de cette conférence, néanmoins tout est lié : l’artistique ne peut pas être indépendant de l’industrie cinématographique. Quand on a affaire au cinéma, on a affaire à une industrie, le cinéma est un des arts les plus chers qui soient à mettre en œuvre avec l’architecture, beaucoup plus cher que la musique ou la littérature. Donc fatalement vous êtes obligés de connaître le contexte économique et le contexte politique pour avoir une approche artistique du cinéma, sinon vous ne comprenez pas pourquoi des films peuvent être chers et d’autres peuvent ne pas être chers, qui est derrière cela, si c’est l’État ou des entreprises privées. Pour avoir une idée d’un cinéma, vous devez avoir une idée de ce qui se fait dans l’industrie cinématographique : où en sont les studios, où en sont les producteurs, où en sont les distributeurs, où en est l’exploitation.
Au début des années 90, une sorte de mafia se met en place dans tous les secteurs de l’économie. Le cinéma va être le lieu où se focalise l’attention d’un certain nombre de mafieux qui veulent blanchir de l’argent - ce qui est très facile au cinéma - et qui ont l’intention affichée de mettre leur petite copine à l’écran et d’écrire un scénario autour de leur petite copine. On va ainsi se retrouver avec une production pléthorique, avec presque 800 films dans les années 1990-1991, sur lesquels 700 ne sont pas regardables. Et de toute façon, sur les 100 regardables, il n’y en a à peu près que 50 qui sortent. C’est cela aussi, le côté un peu particulier du cinéma russe d’après la perestroïka : de 1997 à 2008, sur 1 000 films fabriqués, seuls 500 sont sortis en salle. Ce qui signifie que 1 film sur 2 ne sort pas. Que devient ce film qui ne sort pas ? Pourquoi a-t-il été mis en production ? Où est passé l’argent qui a été mis sur la table pour le fabriquer ? Personne ne le sait, en tout cas il n’y a pas eu d’études là-dessus, ce serait trop dangereux. Toujours est-il qu’à l’époque c’est évidemment bien pire qu’aujourd’hui : 800 films sont faits de manière anarchique pour des raisons aussi aberrantes les unes que les autres ; il y a même des producteurs de réfrigérateurs qui décident de faire un film sur les frigos. Il y a n’importe quoi, tout et son contraire.
L’exploitation est en chute libre, toutes les salles ferment. L’écrasante majorité des salles en Union soviétique avaient été construites dans les années 1960 : c’étaient des salles qui avaient été faites quasiment toutes sur le même modèle, des salles de 420 places essentiellement, ce qu’on appelle aujourd’hui des mono-écrans. C'est-à-dire que c’étaient des bâtiments à usage unique, construits ex nihilo, pas dans des centres commerciaux qui n’existaient pas à l’époque. Or en Occident on commence, au milieu des années 70, à passer aux miniplexes puis aux multiplexes. En Russie, on continue d’ouvrir des salles mono-écrans qui ont de plus en plus de mal à vivre, comme en France.
Du temps de l’URSS, tout appartenait à l’État et tout était géré par lui. Donc, au moment où le pays s’effondre, où il n’a plus l’argent pour entretenir ces salles, au milieu des années 80, l’État décide de s’en débarrasser pour en confier la gestion aux municipalités pour qu’elles ne soient plus à la charge de Moscou. Mais les municipalités, comme l’État dans son ensemble, n’ont plus l’argent pour les entretenir, pour payer le personnel : elles vont donc être louées avec des baux un peu « chaotiques » dans lesquels l’objet social n’est pas conservé. C’est ainsi qu’une énorme partie du parc de salles soviétiques passe entre les mains de gens qui enlèvent l’écran, les sièges et qui en font des salons d’exposition, des magasins de meubles, des parkings ou des discothèques.
L’objet social du cinéma finit par disparaître petit à petit. Sur les 2 700 salles commerciales que comptait la Russie à la fin de l’Union soviétique, cinq ans après, il n’en reste plus que 1 000 qui montrent encore du cinéma, mais là aussi de manière très erratique : de temps en temps, il y a une séance, et, s’il n’y a pas assez de monde, on fait discothèque le soir car ça rapporte plus d’argent.

Donc le cinéma en lui-même, y compris les salles de cinéma, devient de plus en plus problématique à tous les niveaux de la chaîne cinématographique. La production produit un peu tout et n’importe quoi, dans la distribution chacun essaie de sortir un film mais n’a pas les clefs du système pour pouvoir le montrer comme il se doit, l’exploitation est en train de dépérir.
Les studios de cinéma (Mosfilm, Lenfilm, le studio Gorki, le studio de Sverdlovsk…) sont eux aussi en déshérence totale avec l’absence de soutien financier de l’État. La seule chose qui peut arriver à les sauver, c’est qu’au moment où l’Union soviétique disparaît on va essayer de mettre en place un système de droits d’auteur, notamment sur les films soviétiques. C’est ainsi que les studios de cinéma qui ont produit des films du temps de l’Union soviétique deviennent détenteurs des droits. Mosfilm se retrouve avec un catalogue de droits énorme, qui va d’Eisenstein à Tarkovski, Lenfilm a dans son catalogue de droits les films d’Alexeï Guerman et des grands films des metteurs en scène pétersbourgeois, etc.
La télévision est en pleine explosion : au fil des ans, les chaînes sont créées les unes après les autres, y compris des chaînes privées, câblées et satellitaires. Les catalogues de droits de films sur des milliers de films valent donc beaucoup d’argent, mais le seul président de studio à avoir eu l’intelligence, la patience de rester détenteur du catalogue de droits est Karen Chakhnazarov, le président de Mosfilm, qui a toujours refusé de céder le catalogue de droits en étant sûr que c’était grâce à ce catalogue que Mosfilm pourrait survivre. En vendant les droits des films à des éditeurs de DVD, à des chaînes de télévision, en prime time, etc., l’argent reviendrait dans les caisses de Mosfilm, ce qui permettrait au studio de s’auto-gérer, de s’auto-financer, puisqu’on ne pouvait plus compter sur l’argent de l’État. Les autres studios de cinéma, ceux de Gorki, Lenfilm, ou de Sverdlovsk, ont eu des directions un peu plus légères, un peu moins regardantes, et les catalogues, la plupart du temps, ont été vendus souvent pour des sommes relativement dérisoires, quelques millions de dollars, et les dirigeants qui avaient bradé les catalogues sont partis avec la caisse. Donc les studios n’ont pas profité de la manne financière que pouvaient apporter ces catalogues, à part Mosfilm, et ils ont eu beaucoup de mal à se relever, parce que, n’étant plus aidés par l’État, ils ne pouvaient plus compter que sur eux-mêmes. Or, si vous n’arrivez pas à amortir ce que vous avez investi, vous ne pouvez pas vous auto-financer.


LES GRANDS NOMS DES ANNÉES 90

Bien qu’il fût déjà connu et qu’il eût tourné plusieurs films considérés comme des films phares des années 70 et 80 Esclave de l’amour, Partition inachevée pour piano mécanique, Quelques jours de la vie d’Oblomov, Cinq soirées), un grand cinéaste, sans doute celui qu’on connaît le mieux en France, Nikita Mikhalkov, acquiert, à la fin des années 80 une vraie notoriété internationale. Il vient d’une famille aristocratique, tant par le père que par la mère ; son frère, qui a été le co-scénariste d’Andreï Tarkovski, est lui aussi un très grand metteur en scène : Andrei Konchalovsky, multiprimé à Cannes, comme Nikita Mikhalkov. Ce dernier a fait toute une partie de sa carrière en URSS et, au moment où le pays s’ouvre, arrive grâce à sa notoriété et son talent à trouver des partenaires à l’étranger. Dès 1985, il se lie d’amitié avec Marcello Mastroianni qui va jouer dans Les Yeux noirs, avec Marthe Keller et Elena Safonova, un film librement inspiré de Tchékhov. En 1987 – l’année même du Repentir ! -, le film est au Festival de Cannes, en compétition contre celui de son frère Andrei Konchalovsky, qui est parti aux États-Unis et est sélectionné au Festival avec un film américain, Le Bayou. Chacun va en repartir avec un prix : Nikita Mikhalkov qui obtient le Prix d’interprétation masculine pour Marcello Mastroianni, et Andrei Konchalovsky, dont l’actrice américaine, Barbara Hershey, remporte le Prix d’interprétation féminine.
Après 1987, Mikhalkov part tourner un film en Mongolie, Urga, qui gagne le Lion d’or du Festival de Venise en 1991, pour ensuite s’atteler à un film auquel il tient, qui sera le plus grand succès russe de la première moitié des années 90 en Russie : Soleil trompeur. Dans ce film de 1994, Nikita Mikhalkov lui-même joue le rôle d’un général soviétique des années 30, et Oleg Menchikov joue celui d’un colonel du NKVD (le KGB de l’époque) qui vient l’arrêter, alors même que ce dernier, quand ils étaient adolescents, était amoureux de celle qui entre-temps est devenue la femme du général. Ce film va avoir un impact historique, cinématographiquement parlant : il va lancer la carrière d’Oleg Menchikov, qui va devenir la star du cinéma russe, et va faire de Nikita Mikhalkov, après son Lion d’or à Venise, la figure phare du cinéma russe d’après la perestroïka. En 1994, le film est en compétition au Festival de Cannes (une fois encore contre son frère qui concourt avec son premier film russe après ses années américaines, Riaba ma poule), et il a même été question qu’il ait la Palme d’or. Il repartira avec le Grand Prix du jury seulement, mais à Hollywood le printemps suivant il remportera l’Oscar du meilleur film étranger.
La carrière d’Oleg Menchikov va, après ce film, avoir une suite internationale puisque c’est notamment en voyant Soleil trompeur que Régis Wargnier va le choisir pour interpréter le personnage principal d’ Est-Ouest avec Catherine Deneuve et Sandrine Bonnaire, grande fresque romanesque franco-soviétique tournée en 1998 en Ukraine.
En 1994 sort Soleil trompeur, alors que la Russie commence tout doucement à se sortir des années difficiles, chaotiques. Mais éclate, en décembre de la même année, la première guerre de Tchétchénie - qui n’est pas totalement terminée, quoi qu’en dise le pouvoir russe. Cette guerre va avoir un impact aussi sur le cinéma dans la mesure où la guerre va revenir, non pas au premier plan, mais au centre des préoccupations d’un certain nombre de metteurs en scène russes. Avec cette guerre de Tchétchénie, la guerre en Afghanistan, la Deuxième Guerre mondiale, la fin des années 90 va voir revenir la guerre comme thème important du cinéma russe. Et c’est d’autant plus intéressant que la guerre, et notamment la Deuxième Guerre mondiale - qu’ils n’appellent pas comme ça en russe, mais qu’ils nomment « la Grande Guerre patriotique » -, a servi de toile de fond à un certain nombre de scénarios dans les années 50-60, jusques et y compris les années 70 : Quand passent les cigognes, par exemple, traite aussi de la Deuxième Guerre mondiale.
La guerre, sans doute parce que des générations ultérieures avaient moins besoin de s’y référer, sans doute aussi parce que beaucoup de choses avaient déjà étés dites et que la censure et le pouvoir empêchaient qu’on en parlât différemment du discours imposé, avait fini par reculer un peu dans la thématique de la cinématographie russe. Or, dans les années 90, elle va réapparaître sous différentes formes, sous différentes guerres, essentiellement ces trois-là : la Tchétchénie, ou le Caucase dans son ensemble, l’Afghanistan, dont certes les Soviétiques sont partis, mais qui a marqué difficilement, dramatiquement l’histoire récente de la Russie, et la Deuxième Guerre mondiale qu’on va retrouver comme thème récurrent.
(Je suis, entre autres activités, « correspondant étranger » pour le Festival de Cannes des films de l’ex-URSS et fais pour ce dernier un certain nombre de recommandations. Je viens de voir, comme chaque année, une cinquantaine de longs-métrages russes. Sur ces 50, il y en a 5 ou 6, soit un sur 10, qui traitent de la Deuxième Guerre mondiale. Aujourd’hui, vous n’avez pas cela en France. C’est intéressant de voir une grande quantité de films car cela vous permet de dégager des lignes thématiques pour savoir quelles sont les préoccupations à la fois des artistes, mais aussi de la société.) En 1997, sort en Russie un film d’Alexeï Balabanov, Brat, qui signifie « le frère ». Le film n’est jamais sorti en salle en France, donc il n’y a pas de titre officiel en français ; en revanche, il a été diffusé sur Arte sous le titre Brat. Ce film-là a beaucoup marqué les esprits pour deux raisons : la première, parce qu’il mettait en scène un très jeune acteur, Serguei Bodrov Jr - son père Sergueï Bodrov, est un metteur en scène russe extrêmement connu -, qui va devenir une sorte d’emblème de la nouvelle jeunesse russe cette année-là. Le film raconte l’histoire d’un jeune homme qui revient d’une guerre dans le Caucase, dont on n’a pas l’impression qu’il ait été particulièrement meurtri, a fortiori dans sa chair. Mais on va s’apercevoir, au fur et à mesure, que la violence qu’il a en lui, il l’a sans doute acquise là-bas, sur le terrain, et c’est difficile pour lui de se réintégrer dans la société. Sa guerre, il la finit à Saint-Pétersbourg où il est recruté pour régler des comptes. On est en pleine mafia et on va se servir de ces gens, qui sont allés en Afghanistan, au Caucase, et qui ont beaucoup de mal à se sortir de ces guerres-là. Ce sont des histoires réelles : les gens qui travaillent dans les sociétés de sécurité en Russie viennent de là. Officiellement, ces guerres n’en sont pas, mais elles laissent des traces dans la société, et la violence contenue dans un certain nombre de films en est issue. Encore aujourd’hui, en 2010, vingt ans après que les Russes sont partis d’Afghanistan, je vois des films avec des jeunes qui ont servi dans l’armée, soit dans le Caucase, soit en Afghanistan : le thème de la guerre est donc resté très prégnant dans le cinéma russe.
Extrait du film : on voit à l’écran Sergueï Bodrov Jr qui vient juste d’achever un homme. Lui va bien, et il explique tranquillement à son voisin terrorisé qu’il va bien et qu’il ne s’inquiète surtout pas. Le fait que lui, qui a enduré la guerre déjà, ait ce comportement extrêmement tranquille va totalement à l’encontre de ce que tout le système soviétique a toujours mis en place à l’intérieur du cinéma, où la guerre est quelque chose d’affreux, où quand on tue quelqu’un, on va en souffrir soi-même, même si on a tué pour se défendre. Or là, on a quelqu’un à l’écran qui vient de tuer quelqu’un, et qui rit.
Ce sont des choses qui vont beaucoup marquer la société russe parce qu’on est en train de montrer que, finalement, l’État russe envoie sa jeunesse tuer des gens, les jeunes reviennent et ça ne leur fait rien. C’est une approche humaine de la société qui va à l’encontre de toute l’idéologie soviétique, et même d’une idéologie religieuse, qui va à l’encontre de toute morale. Pourtant, l’histoire de ce garçon est une histoire relativement courante et effectivement les gens qui ont fait ces guerres-là reviennent et travaillent dans des sociétés de sécurité, ils sont les exécutants des basses œuvres de certaines personnes ou sociétés - mafieuses ou pas, d’ailleurs - et ont un rapport à la violence qui est très particulier.
La même année, en 1997, sort un film de Sergueï Bodrov Senior, présenté à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Le Prisonnier du Caucase met en scène deux nouveaux héros du star system : Oleg Menchikov, qu’on a vu dans Soleil trompeur de Nikita Mikhalkov, et Sergueï Bodrov Jr, son fils. Oleg Menchikov y joue le rôle d’un capitaine de l’armée, qui est le chef du jeune troufion interprété par Sergueï Bodrov Jr. Le Prisonnier du Caucase, produit entièrement sur des fonds privés, raconte l’histoire de deux soldats russes qui sont pris en otage par des Tchétchènes pendant la guerre. On les met officiellement dans un trou creusé dans la terre, dont les parois sont suffisamment lisses et hautes pour qu’ils ne puissent pas s’en extraire, et ils vont rester là otages d’un village tchétchène, dont tous les habitants sont au courant qu’on retient deux militaires russes pour éventuellement les échanger.
Ce film aussi va faire le tour du monde : de festival en festival, il va être projeté dans une quarantaine de pays, mais le succès cinématographique de Quand passent les cigognes et ses 5 millions de spectateurs sont évidemment très loin… Soleil trompeur reste, aujourd’hui encore, le plus grand succès des films russes d’après la perestroïka : il a fini sa carrière en France avec 530 000 spectateurs, ce qui est honorable, mais rapporté aux millions de spectateurs de certains films américains ou même français, il reste très en deçà de ce qu’on pourrait espérer être un grand succès. (Le vrai premier grand succès du cinéma russe est aussi dû à Nikita Mikhalkov : c’est Le Barbier de Sibérie - près de 1 million d’entrées en France. Mais, petite précision : ce film est en langue anglaise et, évidemment, la langue fait partie intégrante de la perception qu’on a d’une cinématographie. Quand on regarde les chiffres, un film en langue anglaise ne peut pas être jugé à la même aune qu’un film en langue russe.)
Donc, en 1997, on a ces deux films-là, avec, en commun, Sergueï Bodrov Jr, lequel devient une mégastar en Russie. En 1998, Régis Wargnier va tourner en Ukraine un film que j’appellerais un « co-film ». Il existe des coproductions, mais ce film va bien au-delà de la coproduction : Est-Ouest va être le film du rapprochement franco-russe. C’est un film avec des acteurs russes, Sergueï Bodrov Jr et Oleg Menchikov, des acteurs français, Catherine Deneuve et Sandrine Bonnaire, un chef-décorateur russe, un chef-décorateur français, un chef-costumier russe et un français, de l’argent russe, de l’argent français, deux scénaristes russes et deux français. La pré-production a duré un an, j’ai travaillé comme ce que les Américains appellent line producer du film et j’ai traduit toutes les versions du scénario dans les deux sens - en un an, il y en a eu sept. Ce film va devenir effectivement un des films emblématiques à la fois du cinéma russe et du cinéma français ; c’est lui qui ira représenter la France aux oscars en 2000, mais il ne l’obtiendra pas.


LA FIN DES ANNÉES 90

En 1997-1998, le Fonds d’aide aux metteurs en scènes d’Europe centrale et orientale du Centre National de la Cinématographie (CNC), également appelé « Fonds ECO », qui avait été créé sur l’initiative de Jack Lang en 1990 et qui concernait donc tout le bloc ex-communiste et grâce auquel de nombreux films ont pu être faits, ferme ses portes. Les liens qui avaient été tissés entre les metteurs en scène russes notamment et la production française vont donc commencer un petit peu à se distendre ; néanmoins, la France garde une excellente image auprès des cinéastes russes, parce que seule la France a été à la pointe de l’aide et du soutien, y compris financier, qu’on a pu apporter aux films russes. D’Alexeï Guerman et Nikita Mikhalkov à Andrei Konchalovsky, en passant par Kira Mouratova et bien d’autres, tout le cinéma russe intéressant qui s’est fait dans les années 90, et qui a fait le tour des festivals étrangers, était co-financé à 90% par la France. C’est un point important à souligner parce que les Russes eux-mêmes peuvent vous dire que, dans les années 90, si la France n’avait pas été là, les films projetés à l’étranger dans les festivals n’auraient pas été d’aussi bonne qualité et n’auraient pas été aussi bien promus – voire n’auraient même pas vu le jour.
1998, c’est l’année de la grande crise économique en Russie, l’effondrement total. La Russie est en cessation de paiement le 17 août 1998, et, dans le cinéma, c’est l’année du creux le plus important, avec seulement 36 millions de spectateurs contre 4 milliards de spectateurs, vingt ans auparavant très exactement. On est au plus bas, les pronostics à l’époque sont plutôt pessimistes ; on se demande si les chiffres pour le cinéma vont continuer de baisser. Mais, si l’on s’intéresse à l’histoire du cinéma russe et de la Russie, on sait que c’est un pays inattendu et qu’il est donc difficile de pronostiquer quoi que ce soit. Finalement le pays va se relever doucement ; mais on traverse là des années extrêmement difficiles. À l’époque, je travaillais déjà chez Unifrance et, fin 1997, on a sorti en Russie Le Cinquième Élément de Luc Besson. Cette sortie était considérée comme une des plus grosses sorties de l’année, alors que le film n’est sorti que sur 6 copies pour tout le pays (pour comparer avec la situation actuelle, il faut savoir qu’Avatar est sorti sur 1 200 copies).
Il y a un film que j’aurais aimé vous montrer, mais malheureusement le dézonage des DVD fait que ce n’est pas possible ; en tout cas, gardez-le en tête. C’est un film qui s’appelle Khroustaliov, ma voiture ! d’Alexeï Guerman, un metteur en scène adulé par les cinéphiles du monde entier, mais dont les films sont assez peu connus ; il en a, de plus, fait très peu. C’est un des metteurs en scène les plus difficiles – je sais de quoi je parle, ayant travaillé un an avec lui -, mais c’est sans doute un des metteurs en scène les plus talentueux qui soit dans le monde aujourd’hui, un homme qui a aujourd’hui 72 ans, et qui fait environ un film tous les 12 ans. Il est en train d’en finir un ; je pensais qu’on l’aurait pour Cannes 2008, puis 2009, puis 2010. Ce sera peut-être pour Cannes 2011. J’ai eu la chance de voir le film « fini » il y a exactement 20 mois, mais il n’est pas terminé. En fait, j’ai vu un montage image terminé, mais il est toujours en train de travailler sur le son : cela fait un an et demi qu’il y travaille. Alexeï Guerman tourne Khroustaliov, ma voiture !, (Khroustaliov est un nom de famille), notamment grâce à la France et un coproducteur français. Khroustaliov, ma voiture ! est un film important, car Alexeï Guerman y pensait depuis de nombreuses années, mais il n’avait jamais pu le faire. Vous allez comprendre pourquoi.
Il y a une date importante dans l’histoire de l’Union soviétique : c’est le 5 mars 1953, date à laquelle la mort de Staline a été officiellement annoncée. Pourquoi le 5 mars, alors qu’on sait aujourd’hui qu’il est sans doute mort le 2 ou 3 ? Parce que les Soviétiques ont toujours eu du mal à savoir ce qu’ils devaient faire d’une nouvelle importante. On l’annonce, on ne l’annonce pas ? On le dit, on ne le dit pas ? Quand Staline est mort, son corps a été placé dans le mausolée de Lénine au côté de ce dernier. De 1953 à 1961, le corps de Staline était exposé là, et, sur le mausolée, il y avait marqué « Lénine-Staline ». La déstalinisation, qui a commencé en 1956 au XXe congrès du Parti avec Khrouchtchev, prend du temps, le temps que ça entre totalement dans les mœurs… Une nuit de 1961, ils ont fermé la place Rouge, ont sorti Staline mais ont laissé Lénine, et l’ont enterré juste derrière le mausolée avec les autres dirigeants et personnalités marquantes du régime soviétique. Le lendemain, on a fait comme si de rien n’était. Il n’y a jamais eu une ligne dans aucun journal ! Une totale négation de la réalité !
Bref, si je vous raconte tout ça, c’est pour le contexte historique du film. Donc, le 3 mars 1953 Staline meurt. On ne sait pas comment on fait, on ne sait pas comment on l’annonce, il faut préparer la population, il faut se préparer soi-même : tout ça va prendre quarante-huit heures. Néanmoins, quand Staline meurt dans sa datcha, il y a un médecin qui est à son chevet et, au moment où il rend son dernier souffle, recueille ses dernières paroles. Ce médecin, qui fait partie de la nomenklatura soviétique, a été appelé au chevet du Guide suprême par Beria, l’ordonnateur des basses œuvres de la police stalinienne. Dès la mort constatée, Beria sort de la datcha et hèle son chauffeur : « Khroustaliov, ma voiture ! ». Pour Alexeï Guerman, ce sont les premières paroles de l’ère post-stalinienne qui commençait.
Le film raconte les dernières journées qui ont précédé la mort de Staline et c’est aussi un film sur l’histoire familiale de ce médecin qui est respecté, craint, voire adulé par le personnel féminin de l’hôpital où il exerce, et que Beria, le chef de la police de Staline, fait venir auprès de Staline pour voir s’il en a encore pour longtemps ou pas. On voit ce bel homme, directeur d’hôpital, avec sa femme, dans un immense appartement, avec son chauffeur, des voitures luisantes… Or Staline, au moment où il rend son dernier souffle, lui dit quelque chose à l’oreille et Beria, paranoïaque encore plus que Staline, va faire immédiatement arrêter le médecin au cas où il aurait un secret. Ce médecin va être violé, torturé et envoyé dans un camp où il va rester pendant des années jusqu’à ce qu’il puisse en sortir lors d’une amnistie dans les années soixante.
En fait, c’est une histoire inventée par Alexeï Guerman, mais sans doute pas totalement. Guerman vient d’une famille dont le père, Iouri Guerman, était un écrivain soviétique extrêmement important et reconnu, qui faisait partie de la nomenklatura, et qui avait dîné avec Staline plusieurs fois – à Saint-Pétersbourg, il y a toujours une plaque sur un bâtiment du XVIIIe siècle sur le Champ-de-Mars avec le nom de Iouri Guerman, juste sous les fenêtres de l’appartement familial. Iouri Guerman, juste avant la mort de Staline, a bien senti que le vent tournait et qu’il risquait d’être lui aussi victime de la Terreur, même s’il faisait partie du cercle des intimes. Alexeï, qui est né en 1938, se souvient très bien d’une nuit, en 1952 ou 1953, alors qu’il était adolescent, où ils ont passé la nuit entière, sa mère, son père et lui, assis sur les valises en attendant que le KGB vienne les chercher. Mais le KGB n’est pas venu. Ils ont alors défait les valises et repris une vie normale. Alexeï Guerman, cinquante ans plus tard, s’est demandé ce qui leur serait arrivé s’ils étaient venus les chercher, et il a écrit son film sur cette histoire.


LE TOURNANT DES ANNÉES 2000

À la fin des années 1990, Eltsine va petit à petit laisser le pouvoir à Vladimir Poutine, et le pays va être repris en main au fur et à mesure des années. On va commencer à avoir une reprise économique, et qui dit reprise économique dit reprise cinématographique. Les premières salles de cinéma bien équipées vont commencer à se construire et s’ouvrir aux quatre coins du pays, sachant qu’en 1998, sur les quelque 1 000 salles, on estime qu’il y en avait 17 seulement qui étaient équipées aux standards internationaux (d’où les 6 copies seulement du Cinquième Élément).
De 2000 à 2004, la fréquentation du cinéma va considérablement augmenter : en 5 ans, le nombre d’entrées augmente de 79%, et le chiffre d’affaires des salles de cinéma augmente de 698%. Pourquoi les entrées augmentent-elles seulement de 79% quand le chiffre d’affaires augmente de 698% ? Certes, le nombre de spectateurs est en hausse, mais les nouvelles salles qui ouvrent sont bien plus chères que les anciennes, et le prix du billet n’est pas du tout le même. D’où le fait qu’à nombre de spectateurs égal, les recettes qui rentrent dans la caisse ne sont pas les mêmes. Si l’on prend une période un peu plus longue, de 1997 à 2005, les recettes, ont crû de 5 716 % !
Ces deux années, 1997 et 2005, sont représentatives de l’évolution de l’implication du cinéma dans la société. En 1997, le premier gros succès national en Russie n’est pas un film russe, mais américain évidemment, comme partout : c’est Men In Black, qui finit sa carrière à 500 000 dollars de recettes en Russie, ce qui est ridiculement bas. Or en 2005, donc 8 ans après, il y a 94 films qui dépassent 1 million de dollars de recettes. Cette différence n’est simplement pas due à la qualité des films mais à leur promotion, à leur visibilité, à leur mise à disposition sur le marché.
Le Barbier de Sibérie de Nikita Mikhalkov ouvre le Festival de Cannes en 1999. Comme on l’a vu précédemment, c’est le plus gros succès d’un film russe, fût-il en anglais, en France. En Russie, Nikita Mikhalkov fait du Barbier de Sibérie une sorte d’œuvre d’utilité publique puisqu’il va faire le tour du pays avec. À l’époque, les salles sont encore peu nombreuses à être bien équipées, donc il va lui-même aller présenter le film dans tout le pays pour montrer que le cinéma russe n’est pas mort mais qu’il a encore de belles choses à proposer. En faisant cela, il contribue lui-même à la promotion de son propre film, mais l’équipe qui l’accompagne garde sous clé la copie du film jusqu’à la projection étroitement surveillée, tentant par ce biais d’endiguer le piratage, nouveau fléau du cinéma russe.
Au début des années 2000, voyons des extraits de deux films qui datent de 2002 et qui n’ont aucun rapport : commençons par Baboussia de Lidia Bobrova, une réalisatrice de Saint-Pétersbourg qui est apparue au début des années 90. Elle fut primée au Festival de Locarno pour un film qui s’appelait Oh ! Vous, mes oies ! Après le succès critique de ce film, Lidia Bobrova a trouvé pour Baboussia un coproducteur en France en la personne de Jean Bréhat. C’est un film intéressant, et la carrière de Lidia Bobrova est intéressante aussi, notamment parce que la réalisatrice est une femme qui vient de la campagne. Or il y a assez peu de gens du cinéma qui sont eux-mêmes issus du fin fond de la campagne et qui a fortiori montrent la vraie vie de cette campagne au cinéma. Elle montre la vie au fond d’un bled perdu de la campagne de Russie ; c’est l’histoire d’une grand-mère, Baboussia, que son gendre vient chercher pour l’amener dans un bourg. De même que je vous parlais des collisions qu’il pouvait y avoir entre le chauffeur de taxi et le jazzman de Taxi Blues, on a dans Baboussia une collision frontale entre une représentante de la « société campagnarde » qui se retrouve transplantée dans une ville ; ce n’est même pas Moscou, juste une petite ville. Or la grand-mère a des habitudes, des principes et une morale qui ne sont évidemment pas ceux de cette petite ville : elle fait partie des gens de la terre, et elle va avoir beaucoup de difficulté à s’intégrer au sein de cette famille. Cette famille va elle-même avoir un mal fou à cohabiter avec la grand-mère ; on a l’impression que c’est une extra-terrestre qui débarque chez eux. C’est la collision de ces deux visions de la société qui est particulièrement intéressante.
C’est aussi très rare de voir des réalisateurs russes s’intéresser d’aussi près aujourd’hui à la dure réalité de la vie à la campagne. Du temps de l’Union soviétique, il y a eu des films dont l’action se passait à la campagne, mais ils étaient tellement idéologiquement marqués qu’il n’était pas question de montrer que les habitants n’avaient pas l’électricité, ou qu’ils étaient victimes de privations. Quand c’était montré, ce n’était évidemment pas appuyé, alors que là on voit bien évidemment que la vie dans la campagne russe est très difficile.
Le deuxième film de la même année 2002 n’a strictement aucun rapport avec Baboussia, si ce n’est qu’on a affaire à deux metteurs en scène pétersbourgeois. C’est un film d’Alexandre Sokourov, qui a creusé son sillon à l’intérieur du cinéma d’auteur. L’Arche russe est un film très particulier, pas seulement dans l’histoire du cinéma russe, mais dans l’histoire du cinéma mondial. Sokourov est presque un « chercheur en cinéma ». C’est quelqu’un qui tente énormément de choses et qui a décidé de faire un voyage exploratoire à l’intérieur de l’Histoire de la Russie en traversant les salles du musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg en plan unique, c'est-à-dire sans coupe pendant 1h30. C’est donc presque un voyage initiatique à l’intérieur de la Russie, mais en plus c’est un exercice technique absolument hallucinant. Il y a eu trois mois de répétition pour un plan unique, et le résultat que l’on voit est le film en tournage réel : le tournage a duré ce que dure le film. Pendant tout le tournage de ce film, Alexandre Sokourov a décidé de traverser 34 salles du musée de l’Ermitage, de mettre environ 250 figurants dans les salles, habillés avec les costumes d’époque de chacune des salles visitées, pour finir par une scène de bal grandiose à l’image des salles de bal qui existaient au XIXe siècle, avec un orchestre dirigé par Valeri Guerguiev, qui est le grand chef d’orchestre pétersbourgeois du théâtre Mariinski, qui se produit au Metropolitan Opera de New York, à Londres, à Rotterdam… et qui est à l’écran. Pour ce tournage exceptionnel, il a bien évidemment fallu demander l’autorisation du directeur de l’Ermitage, Mikhaïl Piotrovski, lequel est le fils de l’ancien conservateur de l’Ermitage, qui lui-même était le fils du précédent. C’est une charge qui se passe donc presque de génération en génération. Or son père avait accueilli, contraint et forcé, le tournage de Guerre et paix de Sergueï Bondartchouk, parce que le Kremlin avait décidé qu’il y aurait des scènes qui seraient tournées à l’Ermitage et ce tournage a laissé des traces physiques sur un certain nombre de choses. C’est pourquoi son père avait dit à Mikhaïl, au moment où il a pris la charge de l’Ermitage, « never ever » comme disent les Anglais, autrement dit de ne jamais accepter aucune équipe de cinéma, que c’étaient des sauvages ! Mais Alexandre Sokourov est un vrai artiste, quelqu’un de raffiné, et il s’était lui-même lié d’amitié avec le directeur de l’Ermitage, qui, contrairement à ce que lui avait dit son père, a fait une exception pour ce film. Le musée de l’Ermitage étant fermé le mardi, il fallait impérativement que le tournage ait lieu un mardi. Les répétitions ont eu lieu quasiment toutes les nuits pendant 2 mois auparavant, il fallait répéter notamment les mouvements de foule et les mouvements de caméra. Alexandre Sokourov est allé chercher un chef-opérateur en Allemagne avec une caméra créée spécialement pour le film, une caméra de 80 kilos sur les épaules de l’opérateur, avec l’équipe qui suit derrière. Il y a un making-off du film qui montre bien les préparatifs, et la répétition, y compris le tournage. Pour l’anecdote, ils ont commencé à tourner et, au bout de 20 minutes, ont été obligés d’arrêter car il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas. Ils ont donc recommencé depuis le début et la deuxième prise fut la bonne. Cette deuxième prise est donc une prise unique, et c’est même la prise unique du Palais d’Hiver de l’Ermitage ! La caméra ne cesse d’être en mouvement, elle va traverser toutes ces salles, accompagnée par un acteur qui va être le guide à l’intérieur de ce voyage onirique, à l’intérieur du musée de l’Ermitage, à l’intérieur de l’Histoire de la Russie. C’est un acteur connu en Russie qui s’appelle Sergueï Dreiden. De temps en temps, il est dans le champ, de temps en temps il en sort, ce qui est très compliqué sur 1h30 ; généralement à chaque scène suffit sa peine, mais là il n’y a pas de scènes puisque chaque salle est un plan différent. Grâce à M. Piotrovski, Sokourov a donc eu accès au vrai mobilier de l’Ermitage, sauf pour une scène dans une des grandes salles à manger du Palais de l’Ermitage : la seule interdiction qu’a faite Mikhaïl Piotrovski était de toucher à la vaisselle de Catherine II. Ils ont donc embauché un service de sécurité où il y avait un garde pour 2 assiettes ; on les voit dans le film, habillés en laquais du XVIIIe siècle, debout devant la table, droits comme des « i », pour interdire aux membres de l’équipe technique et aux acteurs de s’approcher à plus d’un mètre des assiettes. On peut dire que les plans ne sont pas vraiment tournés caméra à l’épaule, c’est plutôt une vraie carcasse que le chef opérateur a sur lui et qui lui permet de se mouvoir avec un système hydraulique : à chaque fois qu’il fait un pas, le système hydraulique vient compenser les soubresauts de manière à ce que le mouvement soit extrêmement fluide. Le nombre de costumes, de figurants est unique ; c’est un tournage absolument unique, c’est une prise unique. Le film était en compétition au Festival de Cannes, mais n’a pas eu de Prix : sans doute le jury a-t-il estimé qu’il avait affaire à un exercice, à une œuvre tellement hors norme, qu’il a visiblement eu beaucoup mal à lui attribuer un quelconque prix. Mais si l’on aime la Russie, l’histoire russe, c’est un film à voir parce qu’il offre véritablement un excellent voyage à l’intérieur du Palais de l’Ermitage, mais aussi un excellent voyage à l’intérieur de l’Histoire de la Russie, qui court sur quasiment deux siècles et demi : on croise des marins du Potemkine, des laquais du XVIIIe siècle, des tsars et la famille impériale… Toute la vaisselle est la vaisselle d’origine, unique, du Palais de l’Ermitage, mise à disposition de manière totalement exceptionnelle pour ce film et pour ce tournage.


LE RETOUR ET NIGHT WATCH

On est en 2002 et on avance doucement mais sûrement. En 2003 apparaît sur les écrans mondiaux Le Retour, le film phare des années 2000 et, je pèse mes mots, le meilleur film russe de ces 10 dernières années. C'est un premier film d'un metteur en scène totalement inconnu à l'époque où il est sorti, Andreï Zviaguintsev, avec des acteurs inconnus, le chef-opérateur Mikhaïl Kritchman est à l’époque inconnu. Le film est un petit chef-d'œuvre parce que vous pouvez emmener un adolescent le voir, ou avoir écrit pendant 12 ans dans « les Cahiers du cinéma », vous y trouverez toujours votre compte : ce film est presque tout public bien qu'il soit extrêmement dur ; il n'est pas pour enfants mais dès lors qu’on commence à avoir un intellect qui fonctionne, c'est à voir. Le film est sorti en France en novembre 2003, deux mois après sa présentation au Festival de Venise où il a eu le Lion d'or, le prix principal, et c'est rarissime que ce soit un premier film qui l'obtienne. Andreï Zviaguintsev avait fait de la télévision auparavant, mais c'est là son premier long-métrage, et le film a été produit pour 405 000 dollars à l'époque, c'est-à-dire rien, mais il a été vendu dans 65 pays, et c’est aujourd'hui le film d'auteur russe qui a fait le plus d'entrées en France (190 000 entrées sur 65 copies à l'époque). On peut en trouver le DVD facilement en France, et je ne dirais pas que ce film est à marquer d'une pierre blanche parce que, dans l'histoire du cinéma russe, comme je vous le disais, entre Tarkovski, Sokourov, Guerman, etc., un film d'auteur russe n'est pas si novateur pour nous. Mais un film d'auteur de qualité est toujours un bon signe, et nul doute que le fait que ce premier film ait eu autant de retentissement a donné confiance à la fois au metteur en scène débutant, mais aussi au producteur pour investir de l'argent dans des jeunes gens qui n'avaient pas acquis de notoriété auparavant. À partir de ce moment-là, on va voir apparaître toute une série de premiers films très intéressants, notamment Koktebel de Boris Khlebnikov et Alexeï Popogrebski, qui a été présenté au Festival de Cannes et qui a fait le tour du monde.
(Ne serait-ce qu'en 2010, sur les 50 films que j'ai vus ces deux derniers mois, il y a au moins 12 ou 15 premiers films qui sont globalement les meilleurs parmi ceux que j'ai vus cette année. Il y a quelques exceptions, j'ai vu aussi des films de metteurs en scène un peu plus confirmés, mais en moyenne, en statistiques, les premiers films sont souvent plus intéressants que ceux des metteurs en scène confirmés.)
En 2003, Le Retour sort donc : compte tenu du sujet, du fait qu’il s’agisse d’un film d’auteur mis en scène par un inconnu, avec des acteurs inconnus, tourné dans une langue qui n’est ni le français ni l’anglais, il aurait dû ne sortir que sur quelques copies, or son Lion d'or vénitien lui donne une certaine notoriété, et il fait le tour du monde.
La même année, la Première Chaîne de télévision russe, sur l'initiative de son président Konstantin Ernst, décide que le cinéma russe doit revenir sur le devant de la scène en Russie. Pour cela, il met au service d'un film les moyens promotionnels d'une chaîne de télévision qui est l'équivalent de TF1, et sort le 8 juillet 2004 Night Watch (c'est sous ce titre que le film est sorti en France) de Timour Bekmambetov, un film de science-fiction ou, comme on les appelle en anglais, de "fantasy", un film dont la chaîne décide qu'elle va en faire son cheval de bataille pour attirer les jeunes en salle pour voir un film national. C'est une décision qu'a prise le président de la Première Chaîne, ce n'est pas une décision qui vient du Kremlin, ce n'est pas une commande idéologique à l'époque, mais c'est le moyen, que le président de la Première Chaîne a entre les mains, de mettre la publicité de cette chaîne à la disposition d'un seul film pour dire : « Nous aussi sommes capables de faire des films qui attirent les jeunes en salle, il n'y a pas que les Américains qui savent le faire ». Il va mettre à contribution la force de frappe de sa chaîne sur ce film, qui n'a pas grand-chose à voir avec ce qu'on connaît du cinéma russe. Parce que le producteur Konstantin Ernst connaît tous les arcanes de l'économie du cinéma, et parce que la Première Chaîne de télévision est la première consommatrice de films américains, en particulier en prime time, il prend l'avion et va à Los Angeles montrer des images du film à Jim Giannopoulos, le président de la major américaine 20th Century Fox. Il parvient à convaincre la Fox de prendre le film sous son aile et de le promouvoir comme si c'était un film de la Fox, c'est-à-dire comme un film américain à grand spectacle. Ce film devient donc un film de la Fox et, comme tous les films de la Fox, va sortir dans le monde entier, puisque lorsqu’une major américaine décide de mettre un film sur les écrans, toutes les filiales sont obligées de travailler sur ce film, la filiale française de la Fox y compris, et tous les pays du monde vont devoir sortir Night Watch comme un blockbuster américain. C'est une tentative très intéressante pour savoir si un film formaté pour être un blockbuster pour les jeunes, mais qui n'est pas un film américain, peut avoir un retentissement mondial. Il a eu le retentissement en Russie, étant donné que c'est le plus gros succès de 2004 et qu’aucun film, de la perestroïka jusqu’à sa sortie, n'a eu autant de succès en salle. La publicité que la Première Chaîne a faite sur son antenne et les campagnes d'affichages qui disaient : « Si tu aimes ton pays, va voir Night Watch » font que le film sort sur 315 copies, alors qu’il n’y a en 2004 que 516 écrans de standard international - c'est-à-dire que plus d'un écran sur deux est occupé par un seul film. (Quand on a, en France, des discussions pour savoir si des films comme Avatar monopolisent les écrans, on est loin du compte. En comparaison, en France aujourd'hui il y a 5 500 écrans qui fonctionnent ; Avatar sort sur 1 100 copies : ce qui revient à monopoliser 1 écran sur 5. C'est beaucoup, bien sûr, mais bien moins que pour Night Watch en Russie.) Il y a donc une monopolisation des écrans : tout le monde va voir le film en Russie. À l'export, sur les territoires étrangers, le film marche moyennement : en France, c'est globalement un échec ; en Espagne, qui est un pays plus réceptif à ce genre cinématographique, c'est globalement un succès, ce qui signifie que ce type de film peut avoir des résonances différentes en fonction du public qui le reçoit.
Night Watch a aussi prouvé que la Russie disposait d'un grand nombre de talents techniques qu'on ne lui connaissait pas, qui sont essentiellement dus à l'informatique. Le réalisateur de Night Watch, Timour Bekmambetov, avait fait en 1993 La Valse de Peshawar, puis avait travaillé pour la télévision en faisant des vidéos et des clips. C'est là qu'il s'est fait la main, notamment avec un certain nombre de logiciels informatiques et il s'était intéressé aux effets spéciaux. Timour Bekmambetov est d'origine kazakhe ; aujourd'hui, il vit essentiellement entre Moscou et Los Angeles. Pour faire les effets spéciaux de Night Watch, dont certains sont absolument somptueux, il a réuni une équipe assez particulière de gens en Russie dont il savait qu'ils étaient particulièrement bons pour fabriquer virtuellement des effets, avec chacun leur spécialité : effets d'eau, de fumée, de battements d'ailes des oiseaux… Il a ainsi mis en réseau quarante personnes, et, à chaque fois qu'il avait un plan informatique d'effet spécial à faire, il donnait au designer les grandes lignes de ce qu'il voulait, le premier designer mettait alors un oiseau sur un fond bleu, par exemple, ça partait par Internet chez le deuxième designer qui, lui, ajoutait des ailes en mouvement, puis chez un troisième qui faisait bouger les ailes, puis un quatrième mettait des gouttes d'eau qui tombaient derrière, etc., et cela sur toute la Russie, au Kazakhstan, en Sibérie… Le réalisateur validait chaque étape et les effets spéciaux se sont faits comme ça, sans aucune aide américaine ou occidentale, avec un réseau de copains, chacun spécialisé dans un secteur des effets spéciaux.


LES NOUVEAUX BLOCKBUSTERS

Ce film aura eu un mérite : celui de montrer que, effectivement, des films à grand budget et à grand spectacle, quand ils sont nationaux, peuvent fonctionner en Russie. Donc l'État va décider de mettre plus d'argent en production, les autres chaînes de télévision vont se dire qu'il n'y a pas que la Première Chaîne qui peut faire ça mais qu’elles aussi le peuvent, le star-system va se remettre en place. Certes, il y avait déjà un star-system avec Bodrov et Menchikov, mais ça restait quand même un star-system limité : leur notoriété, à l’époque, équivalait à celle, par exemple, de Fanny Ardant en France. Or l'acteur principal de Night Watch, Konstantin Khabenski, devient le Tom Cruise national. C'est important aussi que chaque pays puisse remettre en selle son propre star-system, parce qu'on sait que la fréquentation cinématographique se fait surtout sur le nom des acteurs, et non sur celui des metteurs en scène.
Parallèlement, le nombre de salles est en pleine croissance : dans ces années-là, de 2004 à 2008, une salle de cinéma ouvre chaque jour en Russie. La situation est donc toute nouvelle : pour la première fois depuis vingt ans, on a affaire à un cinéma dont la production se reprend en main. Non pas idéologiquement parce qu'il n'y a pas forcément de message idéologique derrière ; ou, si c'est idéologique, c'est en se disant : « Notre cinéma est capable d'attirer à nouveau notre public pour voir nos films », alors que le cinéma russe globalement ne parvenait à s’octroyer que 4 à 5% de part de marché depuis la fin de la perestroïka, au profit bien évidemment du cinéma américain, mais aussi du cinéma français et d'autres cinématographies.
Le cinéma russe était donc relativement peu apprécié par les Russes, mais grâce à Night Watch, un certain nombre d'autres films à grand spectacle vont voir le jour, notamment Le Neuvième Escadron, qui est lui aussi un film de grosse production, dont l'action se passe en Afghanistan. C'est la première fois qu'on a affaire à un film de guerre à gros budget en Russie depuis la perestroïka ; tous les films qui traitaient de la guerre, comme Le Prisonnier du Caucase, étaient des films d'auteur.
Le Neuvième Escadron est un film de Fiodor Bondartchouk (le fils du metteur en scène Sergueï Bondartchouk, celui-là même qui avait fait Guerre et paix en 1966). Il s'agit d'un film à grand spectacle dont on pourrait se dire, sur certains plans qui sont très bien faits, qu'il s’agit d’un blockbuster américain. C’est un film qui va lui aussi attirer un très grand nombre de spectateurs. Vont dès lors apparaître un certain nombre de films essentiellement produits par les chaînes de télévision, qui y trouvent un intérêt particulier parce que, comme toutes les chaînes de télévision, comme les chaînes de télévision françaises, il y a une monopolisation des acteurs connus qu'on transpose en salle ; on peut donc attirer un public déjà acquis sur un nom d'acteur. On utilise les recettes américaines, notamment pour les effets spéciaux, sur l'aspect grand spectacle et particulièrement sur le montage. D'un côté, il y a Sokourov qui fait L'Arche russe, où il n'y a pas une coupe, et de l'autre un montage « cut » (très rapide) où il y a une coupe toutes les trois ou quatre secondes, où le rythme est totalement différent.

Depuis 2004 et Night Watch, le cinéma russe s’octroie environ 23% à 25% de part de marché sur ses écrans chaque année, alors que, de la perestroïka jusqu'à la sortie de ce film, le cinéma russe faisait globalement entre 2% et 5% de part de marché. Grâce à Night Watch et à l'arrivée des blockbusters nationaux (comme le Conseiller d’État de Filipp Iankovski ou le Gambit turc de Djanik Faïziev), le cinéma russe se renforce et devient la deuxième cinématographie la plus prisée après la cinématographie américaine. 1 spectateur sur 4 va voir un film russe, c'est beaucoup (moins qu'en France où 1 spectateur sur 3, voire sur 2 les bonnes années, va voir un film français), mais le public se concentre sur très peu de films, étant donné que la plupart de ces blockbusters n'arrivent pas à rentrer dans leurs frais et ne sont pas amortis : sur les soixante-dix ou quatre-vingts films russes qui sortent en Russie aujourd'hui, seule une petite dizaine attirent à eux seuls 90% des spectateurs nationaux. En France, la concentration des spectateurs du cinéma national est beaucoup plus large, elle se fait sur plus de films.
De 2004 à 2007, il y a à la fois des blockbusters et des films d'auteur qui se font en parallèle, y compris de grosses comédies de situation équivalentes de celles d’Éric et Ramzy en France, des comédies romantiques, des films à grand spectacle, des films spécialement faits pour le public jeune… et, heureusement, il perdure une filière de films d'auteurs.


LA FIN DES ANNÉES 2000

En 2007 sort Alexandra d'Alexandre Sokourov, film tourné en Tchétchénie, notamment avec de l'argent français et allemand. C’est le premier rôle au cinéma de Galina Vichnevskaïa, la femme du célèbre violoncelliste Rostropovitch, cantatrice elle-même et qui a aujourd'hui une école de chant. C'est l'histoire d'une grand-mère qui n'a plus de nouvelles de son petit-fils, parti dans une caserne en Tchétchénie ; elle va sur place en traversant toutes les lignes de front pour parvenir jusque dans cette caserne. Sokourov ayant décidé d'aller tourner là-bas, Vichnevskaïa, qui est l'équivalent de Maria Callas en Russie, était protégée par le KGB et se déplaçait sur le tournage dans un engin blindé. C'est un film qui a aussi été en compétition au Festival de Cannes, qui fait aussi partie des grands films d'auteur russes de ces dix dernières années. Il revient lui aussi sur le thème de la guerre, mais en l'occurrence ici il n'y a aucun accrochage avec la population locale. Au contraire, à un moment du film, Alexandra va même sortir de la caserne pour aller faire ses courses dans le village à côté et va lier connaissance avec une mère tchétchène avec laquelle elle va au marché au milieu des décombres de Grozny. C'est donc une vision très particulière d'une situation de guerre qui n'en est pas une, ce n'est pas « le Désert des Tartares » mais presque, une situation de guerre mais sans qu'il y ait la guerre.
L'autre film important de l'année 2007, c’est L'Île de Pavel Lounguine, qui clôt le festival de Venise cette année-là, et qui raconte une histoire insensée. Pavel Lounguine, le metteur en scène de Taxi Blues en 1990, a fait quasiment la totalité de sa carrière avec de l'argent français en faisant des coproductions avec la France. Mais, après l’échec de Familles à vendre, il a décidé, alors qu'il est vraiment francophile, de repartir en Russie et a trouvé un producteur pour financer ce film qui raconte l'histoire d'un soldat soviétique qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, tue son chef sur l'ordre des Allemands et qui, pour racheter sa faute, décide d'aller s'enfermer dans un monastère où il va se punir, se flageller lui-même pendant trente ans… jusqu'à ce qu'il s'aperçoive, par le plus grand des hasards, que son chef n'était pas mort et que cette autopunition n'avait donc servi à rien. La quasi-totalité du film, hormis les cinq premières minutes, se passe dans ce monastère sur une île au nord de la Russie. Durant ses trente années d’enfermement où il se punit lui-même, il fait des semi-miracles, reçoit des gens qui sont dans la plus grande détresse, des malades du cancer, des handicapés, qui viennent sur cette île en espérant trouver non seulement du réconfort mais aussi un miracle, un peu comme ceux qui voyagent à Lourdes. Lui-même se prend pour quelqu'un qui est au-delà même de ce qu'est juste un moine, il a l'impression de disposer de pouvoirs surhumains au sens littéral du terme jusqu'à ce qu'il découvre à la fin, au hasard d'une rencontre, que son ancien chef n'avait été que blessé et qu'il avait été sauvé.
Un premier film, qui a été à Cannes en 2008, Ils mourront tous sauf moi de Valeria-Gaï Guermanika, porte sur une classe de première à Moscou, où des jeunes filles découvrent la sexualité, les garçons, la musique, la drogue… Tourné par une jeune réalisatrice qui vient de ce milieu, c’est un film de fiction mais qui n'est pas loin du documentaire, un film très dur mais formidablement intéressant, extrêmement bien joué, qui fait partie de cette nouvelle tendance du cinéma russe où les jeunes sont au premier plan. La réalisatrice vient de finir le tournage d'une série de télévision, Chkola, « l'école » en russe, qui a donné lieu à des discussions sans fin à la Douma sur l’interdiction ou non de cette série qui montre une jeunesse qui n'est pas telle qu'elle devrait être. La quasi-totalité de Ils mourront tous sauf moi est tournée caméra à l'épaule ; il y a des scènes très dures, mais très bien faites, très bien filmées. C'est une vision très particulière de la société russe contemporaine, une vision quasi documentaire très intéressante.
Salle n° 6, qui va sortir le 5 mai cette année, est un film de Karen Chakhnazarov, le directeur de Mosfilm et le réalisateur du film Le Garçon de courses. Après avoir fait de nombreux films, il s'inspire ici librement de la nouvelle éponyme de Tchékhov pour l'adapter dans un asile psychiatrique d'aujourd'hui, avec des acteurs fantastiques. C'est un film qui a finalement trouvé un distributeur en France, un vrai film d'auteur, mais aussi un regard difficile, parce que, derrière cette adaptation de Tchékhov aujourd'hui dans un asile, il y a aussi potentiellement une lecture de la société russe d'aujourd'hui, avec cette question de savoir où sont les fous, s’ils sont à l'intérieur ou à l'extérieur de l'asile. Ce film est interprété par un des plus grands artistes russes contemporains, l'acteur Vladimir Iline qui était aussi dans Soleil trompeur.


Une spectatrice :
Quelqu'un a-t-il pensé à adapter Vie et destin de Vassili Grossman parmi les grands films patriotiques ?
J. Chapron :
Oui, il y a eu plusieurs tentatives d'adaptations, mais pour l'instant ça ne s'est pas fait.

Un spectateur :
Existe-t-il encore un cinéma de propagande à ce jour et, si oui, quel est son message ?
J. Chapron :
C'est une question extrêmement intéressante, car on ne peut pas dire qu'il y ait un cinéma de propagande à proprement parler aujourd'hui, mais à la demande de Vladimir Poutine et sur son initiative a été créé il y a un an et demi un comité pour le cinéma qu'il préside lui-même. Le fait que ce comité ait été créé et qu'il soit présidé par le Premier Ministre russe laisse déjà dubitatif.
En outre, cela fait deux ans que, y compris chez le ministre de la Culture, des phrases « malheureuses » sont prononcées sur le fait que la Russie est en train de manquer, je cite, de « films d'intérêt national ayant un fort potentiel idéologique, éducatif et artistique ». Le gouvernement russe estimant qu'ils étaient en manque de ces films a jugé bon de tout remettre à plat, et toutes les subventions que l'État accordait au cinéma russe depuis la fin de la perestroïka ont été suspendues le 19 mars dernier. Le comité a en effet décidé de donner tout l'argent pour le cinéma russe, quelques centaines de millions d'euros environ, à huit sociétés dont le gouvernement russe estime que ce sont les sociétés leaders sur le marché. La difficulté a déjà été de savoir qui allait être considéré comme leader sur le marché, selon quels critères, puis le nom des huit sociétés a été annoncé le 19 mars dernier. Elles ont pour tâche de gérer tout l'argent qui va leur être attribué par l'État, à la fois pour produire des films et pour inviter des producteurs indépendants à produire des films avec eux. Comme seulement dix jours se sont écoulés et que pour l'instant rien n'a été véritablement mis en place, il est encore difficile de savoir s'il va y avoir une orientation ; en tout cas, on est dans les prémisses de quelque chose qui pourrait être une reprise en main idéologique. Mais c'est trop tôt pour le dire - officiellement, on n’y est pas encore -, mais le fait qu'il n'y ait plus que huit sociétés auxquelles on attribue l'argent de l'État pourrait le laisser penser.