Cinéma du dégel

 

 

Cinéma du Dégel :

Les Filles (Devchata) de Youri Tchoulioukine /Yuri Chulyukin

 


Par Elena Kvassova-Duffort, vice-présidente de Kinoglaz.fr

 
La disparition de Staline le 5 mars 1953 et le bref affolement quant à la perspective de la vie sans « le père des peuples », ont été suivis, en Union Soviétique, par une succession rapide d’événements politiques importants, tels que l’arrestation et l’exécution de Beria, l’évincement de Malenkov et la nomination de Nikita Khrouchtchev en tant que secrétaire général à la tête du Parti Communiste. Le début du Dégel et de la déstalinisation de la société soviétique ont souvent coïncidé dans les recherches historiques avec la date du fameux rapport secret de Khrouchtchev présenté au XX congrès du Parti Communiste en 1956, lorsqu’il avait dénoncé le culte stalinien et la responsabilité personnelle de Staline dans la terreur des années précédentes.
 
Il est certainement plus difficile de déterminer la date exacte de la fin du Dégel. Comme « commencement de la fin » on aurait pu choisir la date du limogeage de Khrouchtchev en octobre 1964 et le retour au pouvoir du groupe des conservateurs, suivi du renforcement de l’impact idéologique du Parti Communiste dans tous les domaines de la vie publique. Ce pourrait être aussi le mois d’août 1968, lorsque les armées des pays du bloc soviétique, avec les chars russes en tête, sont entrés en Tchécoslovaquie.
 
Plusieurs signes annonciateurs du déclin de la courte époque de démocratisation étaient déjà visibles quelques années plus tôt. Des promesses ambitieuses formulées par Khrouchtchev, comme de «rattraper et dépasser les Etats-Unis» et de célébrer la victoire du communisme en URSS dès 1980, n’avaient aucune chance d’être tenues. La dégradation rapide et palpable de la situation économique et l’échec de plusieurs réformes khrouchtchéviennes ont nourri une opposition de plus en plus massive. Un climat de morosité s’est fait sentir bien avant le retour du conservatisme politique, suivi par les dix-huit années de pouvoir brejnévien qualifiées de période de «stagnation».
 
Dans le domaine politique, des événements tragiques comme la fusillade de la manifestation d’ouvriers à Novotcherkassk en 1962 ont compromis la sincérité des promesses de ce nouveau libéralisme et ont démontré l’ambiguïté de ses principes. Malgré les intentions d’apaiser les relations entre les Soviétiques et l’Occident, annoncées par Khrouchtchev, le durcissement de ces relations a commencé plusieurs années avant les événements de 1968 avec l'édification du mur de Berlin en 1961 et la crise de Cuba en 1962.
 
La comparaison rapide de ces dates avec les dates de l’histoire du cinéma, notamment celles des sorties des films du Dégel les plus importants montre qu’elles ne coïncident pas toujours. Le cinéma répond avec un certain retard aux événements historiques. Ainsi L’enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski est sorti en 1962, Je m’balade dans Moscou de Gueorgui Danelia en 1964, Le Bonheur d’Assia d’Andreï Kontchalovski en 1966, Pluie de juillet de Marlen Khoutsiev en 1967, Attendons jusqu’à lundi de Stanislav Rostotski en 1968. Visiblement, le Dégel dans le cinéma ne se laisse pas encadrer dans une période allant de Quand passent les cigognes, 1957, de Mikhail Kalatozov à J’ai vingt ans, 1964, de Marlen Khoutsiev ou bien La Commissaire, 1967, d’Alexandre Askoldov. Par ailleurs, on aurait pu aussi parler de différentes étapes du Dégel : un Dégel romantique de la fin des années 50 et un autre, celui des années 60, lucide et avec une note plutôt amère.
 

 
Cette période reste incontestablement bénéfique pour le cinéma dans plusieurs domaines. Si la première moitié des années 50 a été marquée par la baisse volontaire de la production (en 1951 au sommet de la période de «malokartinie » seuls 9 films ont été produits), la deuxième moitié de cette décennie a vu un développement rapide de l’industrie cinématographique et l’amélioration significative de la base technique, construction de nouveaux studios de tournage, ouverture de salles. Si en 1953 la progression n’était pas encore très significative (avec seulement 20 longs métrages), en 1961 il y a eu 132 films. Les années 60 sont aussi celles de l’épanouissement des cinématographies nationales dans les républiques de l’URSS. En 1963 plusieurs Unions locales de cinéastes ont été créées (Kazakhstan, Azerbaïdjan, Géorgie, Turkménistan, Lituanie).
 
La deuxième moitié des années 50 et les années 60 se distinguent par le fait que plusieurs générations de réalisateurs talentueux s’activent simultanément. La génération des plus âgés est représentée par ceux revenus de la guerre, nommés la génération des lieutenants (on ne peut s’empêcher de se souvenir que la génération des intellectuels de la période de stagnation brejnévienne a été appelée par Boris Grebenchtchikov, l’auteur compositeur gourou des années 80, « la génération des concierges et gardiens d’immeubles »). Parmi les réalisateurs qui ont participé à la guerre, on peut citer notamment Rostotski, Tchoukhraï et Bondartchouk. Ils sont très vite rattrapés par une autre génération de cinéastes, élèves du VGIK (Institut national du cinéma) et des Cours supérieurs de réalisateurs et de scénaristes, comme Tarkovski, Khoutsiev, Riazanov, Ilienko, Chepitko, Klimov, Choukchine
 
L’héritage des années 50 reste encore très présent. La thématique historico révolutionnaire, l’histoire récente, la guerre restent des thèmes importants dans le cinéma. Mais comme dans les célèbres Le Quarante-et-unième,1956, et Quand passent les cigognes,1957, le point de vue change, il provoque l’apparition d’un autre langage, de personnages au caractère complexe qui se permettent des doutes et parfois des larmes. Ce nouveau regard conditionne une vision des choses ouvertement tragique, car le cinéma ne montre plus des héros invincibles mais mortels. Un nouveau regard sur l’histoire, la suppression ou l’affaiblissement des anciens mythes, mais aussi la création d’une nouvelle mythologie sociale, sont les trois points qui caractérisent la nouvelle conscience de l’époque.
 
Le cinéma observe la vie contemporaine et invente de nouveaux héros. Le film 9 jours d’une année,1962, de Mikhaïl Romm, dans la lignée des célèbres débats des années 60 entre « physiciens et lyriques », représente toute une idéologie du Dégel : l’homme défie la nature et gagne. Cela aurait pu également être le cas dans les années 20 et 30, mais en 1962 cet homme a un nom, un caractère, des amis et une vie familiale. Il réfléchit, il se trompe et de temps en temps il perd ses combats. Les deux protagonistes du film interprétés par Alekseï Batalov et Innokenti Smoktounovski ont créé le type même du héros des années 60 : un intellectuel ironique, plein de doutes, celui que l’on verra en vrai, portant un pull de laine noire, aux célèbres soirées poétiques du Musée Polytechnique. Les héros du Dégel sont souvent à la recherche de leur identité, ce ne sont plus ou plus seulement leurs succès au travail, pour la plupart remarquables, qui sont la source de leur joie de vivre.
 

 
Car si Matveï Morozov, dans Cela s’est passé à Penkovo, 1957 est un individualiste assumé avec un côté anarchique, Sacha Savtchenko dans le film Le Printemps dans la rue Zaretchnaïa, 1956, est leader d’un groupe, estimé notamment, pour son travail à l’usine métallurgique. Mais il lui manque encore quelque chose : l’estime de soi. Ce manque, il va le ressentir très fortement lorsqu’il sera confronté à une nouvelle donnée de sa vie, l’amour envers une femme issue d’un autre milieu. Tous les deux, Matveï et Sacha, subissent l’influence d’une personne venue de la grande ville qui incarne depuis longtemps l’esprit de renouveau, non seulement dans l’idéologie révolutionnaire bolchevik, mais aussi conformément à la tradition « d’aller vers le peuple » de la deuxième moitié du XIX ème siècle (« hozhdenije v narod »).
 
Toutefois, cette force de renouvellement ne peut triompher sans la participation de l’intéressé, ainsi Tonia Gletchikova, la nouvelle venue et nouvelle femme dans la vie de Matveï, est impuissante sans l’aide de celui-ci, face à l’inertie et à l’hostilité du monde rural de Penkovo. Le conflit entre « l’ancien » et « le nouveau » n’est pas gagné d’avance. Déchiré entre ces deux mondes Matveï dans Cela s’est passé à Penkovo ira en prison. Le Printemps dans la rue Zaretchnaïa se termine lorsque le vent du printemps entre dans la pièce et balaie les feuilles de papier, comme s’il balayait le passé, mais on ne sait pas si les protagonistes trouveront le chemin les conduisant l'un vers l’autre et les réponses à leurs questions. Nous sommes à l’époque des fins d’histoire ouvertes et des structures dramatiques volontairement floues.
 
Un autre point important de la nouvelle mythologie sociale est son côté « aventurier », lié probablement au programme du Parti Communiste de mise en valeur des terres vierges. Ainsi le romantisme gagne les esprits et toute une génération de jeunes s’envole entre 1954 et 1960 dans les steppes du sud de la Volga, la région de l’Altaï, le Kazakhstan, pour exploiter la « tselina ». D’autres jeunes vont chercher, comme disait une chanson populaire, « le brouillard et l’odeur de la taïga » et partent en expédition de découverte ou construisent des nouvelles villes au milieu de nulle part en Sibérie Orientale.
 
Les personnages au cinéma font de même et c’est le cas de Tossia, la jeune héroïne de Les Filles une comédie romantique signée par le réalisateur Yuri Chulyukin [transcription française : Youri Tchoulioukine – Kinoglaz]. Sorti en 1962, et mise à l’écran de la nouvelle du même nom de Boris Bedny, ce film a été très bien accueilli par le public. Régulièrement rediffusé à la télévision, il fait partie des comédies les plus connues et les plus populaires en Russie aujourd’hui.
 
Le genre de la comédie a connu dans les années 60 une évolution importante avec, notamment, les comédies excentriques de Leonid Gaïdaï comme Les fabricants de gnole, 1962 ; Opération "y" et les nouvelles aventures de Chourik, 1965, les comédies satiriques comme celles d’Elem Klimov Soyez les bienvenus ou Entrée interdite aux étrangers !, 1964,ou encore Les Aventures d’un dentiste, 1965. En 1962, on a vu naître le célèbre journal satirique La Mèche (Fitile), dont les épisodes consacrés à différentes révélations ont été projetés en salle.
 

 
Les Filles est le deuxième long-métrage du réalisateur Yuri Chulyukin. Diplômé du VGIK, élève de Grigori Alexandrov et de Milkhail Tchiaoureli, il travaille d’abord à la télévision, puis à Mosfilm. En 1959 sort sa première comédie Les Irréductibles qui a pour thème la rééducation de deux jeunes ouvriers qui, malgré leurs qualités d’artistes et d’inventeurs, ne sont pas dans le droit chemin, mais ils finiront par le trouver grâce au soutien des autres jeunes ouvriers de l’usine, militants de l’Union de jeunesse soviétique communiste Komsomol.
 
Le thème de la rééducation et de la transformation d’une « brebis égarée » en membre modèle de la communauté reste populaire dans le cinéma soviétique depuis les années 30. Cette rééducation se passe d’habitude sur le lieu du travail, sorte de cathédrale dans l‘Etat athée: grande usine, mine, champs d’un kolkhoze. Le spectre de Pygmalion s’étend de l’ouvrier vétéran, image collective de toute une classe ouvrière, porteur d’une sagesse incontestable et universelle, jusqu’au secrétaire du Parti, chef d’une brigade ou dirigeant d’un kolkhoze. Ces personnages jouent rarement un rôle important dans la dramaturgie du film, mais, néanmoins, ce sont des figures omniprésentes dans les films soviétiques car, d’ordre mythologique, ils représentent, entre autre, l’image archétypale du père, important pour une génération élevée dans l’esprit de la négation du passé. Dans les années 60 cette mythologie du père qui aide ses enfants à trouver le droit chemin perd un peu de son intensité, mais reste perceptible.

 

 
Dans Les Irréductibles, la personne qui, un peu par hasard, est chargée d’éduquer les deux paresseux irréductibles, est la jeune ouvrière Nadia Berestova. Comme le demande la mythologie sociale dont on vient de parler, dans un moment difficile elle s’adresse au conseil des sages, constitué de vieux ouvriers et membres du Parti qui tranchent sur l’avenir et l’efficacité de son activité éducative. Mais les méthodes pédagogiques ont quand même évolué. Là où l’éducation classique des années 30, sous forme de convocations aux conseils administratifs ou critiques de la part des camarades, échoue, l’éducation des années 60 se fait par l’amour. Pour éveiller l’intérêt des deux irréductibles, leur jeune monitrice prétend être amoureuse d’eux, des deux à la fois, tandis qu’en vérité son cœur bat pour le sportif brigadier, militant du Komsomol. Et malgré la découverte du mensonge et la déception des deux jeunes, cela marche.
 
L’univers de Les Filles est un monde encore plus passionné, où le sentiment amoureux est la raison ultime à toutes sortes d’agissements. Dans ce film, on discute des sentiments constamment et avec une sincérité presque impudique. Cependant l’érotisme de certains épisodes, qui, s’il était nourri de notre riche imaginaire de début de 21 siècle, aurait pu être débordant, trouve en 1962 son expression à l’écran dans un seul baiser à l’air plutôt amical qu’amoureux. Aujourd’hui, il nous serait difficile de comprendre le caractère de Tossia, jeune femme partant seule au bout du monde pour travailler, mais parfaitement inexpérimentée, voire infantile dans le domaine relationnel.
 
L’histoire se passe quelque part dans le Grand Nord, au milieu de la taïga, où la neige profonde est indispensable au paysage et où la coupe industrielle du bois représente encore un rêve des années 60, la victoire définitive de l’homme sur la nature. La vie d’une petite colonie de jeunes gens tourne autour de la compétition acharnée de brigades de bûcherons et leurs records mesurés en volumes de bois coupé. Cet esprit de compétition dépasse fortement le domaine du travail et pénètre dans leur vie privée sans pour autant se transformer en véritable animosité. Tossia, qui d’après Boris Bedny n’a que 17 ans, se rend dans cette colonie pour être cuisinière, car, trop petite, physiquement elle serait incapable de couper le bois. Elle est logée dans une maisonnette en bois avec quatre autres filles, parmi lesquelles elle se fait trois nouvelles amies et une ennemie, la plus belle fille de la colonie, Anfissa. Elle rencontre aussi le bel Ilya Kovriguine, joué par Nikolaï Rybnikov, héros du travail, brigadier et coureur de jupons redouté qui sort justement avec Anfissa. La naissance d’un amour improbable entre Tossia et Ilya, l’évolution de leur relation très mouvementée forment la dramaturgie du film.
 
Un gars bien, issu d’un milieu populaire, avec un caractère parfois difficile, mais un bon fond, c’est l’image qui a collé à la peau de l’acteur Nikolaï Rybnikov depuis le film Le Printemps dans la rue Zaretchnaïa. Contrairement à l’acteur Viatcheslav Tikhonov, dont Matveï dans le film Cela s’est passé à Penkovo, troublait par sa beauté romantique et son comportement étrange, Nikolaï Rybnikov, lui, jouait quelqu’un de proche par son physique et sa façon d’agir.
 

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Le talent de Rybnikov a été découvert dans le film La Parenté étrangère ,1955, de Mikhail Chveitser, un drame en milieu rural, l’histoire d‘un couple dans lequel il a formé avec l’actrice Nonna Mordioukova un duo impressionnant. L’acteur est devenu véritablement une star en Union Soviétique après le succès des films Le Printemps dans la rue Zaretchnaïa de Félix Mironer et Marlen Khoutsiev et La Hauteur, 1957, d’Aleksandr Zarkhi. Dans les rôles de Sacha Savtchenko et Kolia Pasetchnik, Rybnikov a trouvé son créneau de faux mauvais garçon de milieu ouvrier, insouciant, mais pur et sincère. Lorsque en 1961 l’acteur se voit proposer de jouer Ilya, rôle construit sur l’exploitation du même schéma, personne ne croit qu’il pourra apporter quelque chose de neuf. Mais finalement le problème ne se pose plus, car le personnage de Rybnikov s’efface au profit du personnage de Tossia jouée par un petit bout de femme, l’actrice Nadejda Roumiantseva. Les relations entre les deux acteurs sont difficiles car Rybnikov, conscient de son statut de star, aurait préféré voir dans le rôle de Tossia sa femme Alla Larionova. Mais Nadejda Roumiantseva n’est pas du genre à se laisser intimide et, dans ce sens, le rôle de la taquine Tossia lui va comme un gant, en plus elle a déjà fait ses preuves dans Les Irréductibles. Finalement Rybnikov se résigne mais les conflits courants entre les deux interprètes pigmentent le tournage.
                 
Appelée le clown en jupe, Roumiantseva a souvent été comparée à l’Italienne Giulietta Masina, sans avoir jamais bénéficié d’une notoriété comparable à celle-ci, ni de la chance d’avoir épousé un réalisateur célèbre. Lors du Festival de Mar del Plata (4º Festival Cinematográfico Internacional Mar del Plata) en 1962 en Argentine, elle est sacrée meilleure actrice pour son rôle dans Les Filles, mais, le fait de vivre et de travailler en Union Soviétique, fait d’elle, comme de la plupart des actrices et acteurs russes, une inconnue en Occident. Petite, avec des yeux immenses qui lui mangent la moitié du visage, le personnage de Roumiantseva frappe d’abord par sa fragilité infantile. Comme beaucoup d’enfants d’après guerre, Tossia a grandi sans parents dans un orphelinat où elle a appris à vivre selon les règles du collectivisme. Ainsi le premier soir, elle déballe devant ses nouvelles compagnes le contenu de son sac à dos et est prête à partager avec elles tout ce qu’elle possède, à commencer par sa seule broche, jusqu’à ses pensées et sentiments les plus profonds. Seule au monde, elle projette le besoin d’amour protecteur et de cocon familial dont elle a été privée sur une des filles qu’elle appelle Mama Vera.
 
Quand Ilya apprend à mieux la connaître, elle réveille en lui l’instinct protecteur et la tendresse d’un homme adulte vis-à-vis d’un enfant. Mais Tossia le défie, car n’ayant aucune expérience en ce qui concerne les relations entre homme et femme, elle perçoit leur confrontation comme s'il s'agissait d'une bagarre d’enfants dans son orphelinat. Pour Ilya, expert dans le domaine de la drague, qui évidemment ne voit pas de choses de la même façon, la jeune femme représente une proie facile et il fait le pari avec son copain Filia qu’elle tombera amoureuse de lui au bout d’une semaine.
 

 
Le comportement des hommes dans le film et encore plus dans la nouvelle est assez violent. Les jeunes femmes de la colonie vivent dans une structure dominée par le sexe masculin et sont fortement intimidées, c’est pourquoi, comme le sous-entend le titre du film, elles forment un front uni contre les garçons, se protègent et se consolent mutuellement . L’épisode, dans le texte de Boris Bedny, où Tossia doit se munir d’un bâton pour se protéger de Filia est très significatif dans ce sens. Dans le film, elle cherche une louche car elle a peur d’Ilya qui pourtant, rappelons-nous, est très amoureux d’elle. La violence des réactions masculines est fortement atténuée dans le film, mais elle se manifeste lorsque Ilya écrase la montre achetée pour Tossia. C’est le sort que Tossia aurait pu subir elle-même à cause de sa petite taille, mais le réalisateur préfère transformer cette idée en une scène comique où Tossia, inexpérimentée, manque de se faire écraser par un arbre.
 
Il faut dire que l’écrivain Boris Bedny connaissait très bien le monde de la coupe et de l’approvisionnement du bois, son premier diplôme, avant celui de l’Institut Littéraire, a été celui de l’Académie des technologies forestières. Le destin de cet écrivain est aussi très significatif de l’époque. Parti à la guerre il fut fait prisonnier par les Allemands. De retour en Union Soviétique, soupçonné de collaboration, il eut des difficultés à publier ses œuvres et vécu dans le Nord du pays, en République Komi.
 
La tonalité du film, conçu comme une comédie romantique, devait être beaucoup plus légère que celle de la nouvelle. Des modifications importantes ont été faites dans le scénario, permettant au spectateur de se concentrer sur les querelles amoureuses d’Ilya et Tossia, de profiter pleinement des nombreuses scènes comiques dont certaines sont entrées dans l’anthologie du cinéma soviétique et des deux célèbres chansons du film, Vieil érable et Les Filles, signées par Aleksandra Pakhmoutova.
 
C’est pourquoi, l’histoire de l’une des quatre colocataires de Tossia, Nadia et de son fiancé Ksan Ksanytch dans le film se termine autrement que dans le texte de Boris Bedny. Contrairement au film, chez Bedny, Nadia, malgré la pression exercée sur elle à cause de son âge avancé (27 ans !) ne se marie pas avec Ksan Ksanytch, encore plus âgé qu’elle et très peu romantique. Elle préfère attendre une vraie passion et refuse la solution du compromis. Le fait d’avoir coupé au montage le tout dernier épisode, montrant le refus de Nadia de se marier, a appauvri considérablement le caractère de ce personnage. Il paraît, que l’actrice Inna Makarova l’a tellement mal pris qu’elle n’a plus adressé la parole au réalisateur et n’était pas présente lors de la première du film.
 

 
Un autre changement important concerne l’histoire d’Anfissa, une fille belle et facile dans ses relations avec les hommes. Dans le texte de Boris Bedny, Anfissa est littéralement punie pour les péchés de sa vie précédente. Non seulement sa mauvaise réputation est à l’origine du conflit entre elle et son nouvel amoureux Dementiev, mais, ce qui est beaucoup plus grave, Anfissa ne peut plus avoir d’enfant. Finalement, refusant de faire souffrir l’être cher, elle quitte la colonie pour rendre à Dementiev sa liberté et le laisser rencontrer quelqu’un de plus digne de son amour. Ce thème est complètement exclu du film et le caractère de Dementiev en fait les frais, car son intérêt pour Anfissa dans le film a l’air purement sexuel. Mais là aussi, un petit changement d’accent dans le film transforme une Anfissa habituée à recevoir des hommes pour une nuit dans son bureau de télégraphiste, en une jeune femme déçue par la vie et qui ne croit plus à l’amour. Dans un des derniers épisodes nous sommes témoins de sa transformation. En retrouvant une conduite vertueuse, Anfissa retrouve aussi les bienfaits du travail physique. Soutenue par les encouragements de Tossia et entourée par ses nouvelles amies, oubliant de prendre soin de ses mains manucurées, elle met fin à sa relation avec Dementiev tandis qu’elle creuse la terre avec une grosse pelle. Fortement persuasive Tossia a fait découvrir à Anfissa son monde sans compromis, ainsi qu’à Ilya qui adopte à la fin du film le comportement d’un adolescent coincé.
 
Visiblement, pour un film dont le destin était de devenir une comédie populaire, le réalisateur Yuri Chuluykin ne voulait pas prendre de risque quant au choix des rôles de deuxième plan. Les actrices devaient rassembler dans la vie à leurs personnages, tel fut le choix de Luciena Ovtchinnikova pour le rôle de Katia. Plus tard l’actrice disait que les gens ne se souvenaient pas de son nom et l’appelaient Katia.
 
L’acteur comique Mikhaïl Pougovkine, qui a tourné par ailleurs dans six films d’un autre réalisateur de comédies, Leonid Gaïdai, a continué dans le rôle d’intendant dans la lignée des images satiriques de bureaucrates et petits fonctionnaires. La belle Anfissa est jouée par Svetlana Droujinina qui avait déjà interprété un rôle de femme belle et fière luttant pour son bonheur conjugal dans le film Cela s’est passé à Penkovo.
 
Un choix étonnant a été fait pour le rôle de Nadia joué par l’actrice Inna Makarova (le premier mari de Makarova était le réalisateur Sergueï Bondartchouk, elle est la mère de l’actrice et réalisatrice Natalia Bondartchouk,) qui était déjà connue pour ses rôles dans les films de Sergueï Guerassimov (La Jeune garde, 1948), de Vsevolod Poudovkine (Le Retour de Vassili Bortnikov / La Moisson, 1953) et d’Iossif Kheïfits (L’affaire Roumiantsev, 1956 et Très cher humain, 1958). En duo avec Nikolaï Rybnikov elle a interprète le rôle de Katia dans le film La Hauteur, 1957 d’Aleksandr Zarkhi qui fut un très grand succès populaire. Le rôle de Nadia a marqué un changement de son profil d’actrice, elle est passée de rôles de jeunes femmes pétillantes et pleines de vie à des images plus sombres et plus tragiques.
 
La coupure préméditée de toutes les lignes du scénario qui étaient susceptibles de nuire à la tonalité optimiste d’une comédie romantique a fait de certains personnages de Les Filles des figures illustratives. Il persiste néanmoins l’impression que la notion du bonheur dans le film est différente en fonction de chaque caractère individuel. Au travers de l’image collective de la jeune génération ouvrière, heureuse par définition et par principe, on perçoit quand même l’amertume de certains destins personnels, des histoires beaucoup plus compliquées que celles auxquelles voulait nous faire croire le réalisateur. Mais comme souvent le cinéma alimente nos rêves. Et qui pourrait résister à ce rêve que fait un jour Tossia dans son célèbre monologue : … Alors, je me promène, toute belle, dans la rue, et les garçons me regardent, et ils tombent, ils tombent ….et se mettent eux-mêmes en tas…
Laissez-vous aller ! Rêvez !
 

 

 

 


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