LE CINÉMA YAKOUTE EN CINQ MOTS

Alekseï Medvedev, critique de cinéma et organisateur de festivals,
explique pour la revue "Séance" les grandes lignes du cinéma de Yakoutie.


Propos recueillis par Vassilia Stepanova
et traduits par Jacques Duvernet, kinoglaz.fr
Revue СЕАНС – 78
https://seance.ru/articles/5-words/

▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪



L'ORIGINE
La naissance d'un cinéma amateur yakoute remonte aux années quatre-vingt-dix, lorsque furent fondés les studios "Sakhafilm" et que les premiers metteurs en scène yakoutes allèrent étudier à Moscou. Mais cette histoire n'est pas seulement celle de la production, c'est aussi celle de la distribution des films réalisés par des cinéastes yakoutes. Il existe à Iakoutsk une remarquable salle, "Lena", qui est le principal cinéma d'art et d'essai de la république. Son directeur adjoint, Gueorgui Nikolaïev, s'efforce depuis les années 2000 déjà de distribuer les premiers films yakoutes tournés sans grand savoir-faire ni compétence technique, mais avec beaucoup de passion et de sincérité. Ces films étaient projetés à des séances du matin et eurent du succès, même si certains d'entre eux furent tournés presque en VHS. Les premiers films dont on commença à parler datent du milieu des années 2000. L'un des principaux auteurs de cette époque est le remarquable metteur en scène Sergueï Potapov qui débuta en 2004 avec le "thriller" "Mon amour" (Любовь моя), première production des studios Almazfilms. Dans ces mêmes années fut tourné l'un des premiers films d'horreur, "Le sentier de la mort" (Тропа смерти), qui reprend en partie sur le mode parodique les recettes du "Projet Blair Witch". En quinze ans, ce petit ruisseau est devenu une grande rivière. Après des premiers films marqués encore par un certain amateurisme arrivèrent des projets de plus longue haleine comme "Les secrets de Genghis Khan" (Тайны Чингис Хаана) dont le tournage dura toute la première décennie du siècle. Grâce à ce seul film, la Yakoutie put disposer d'une base technique sérieuse et comprendre qu'il est possible de réaliser quelque chose de ses propres mains sans obligatoirement aller étudier à Moscou.

LA LANGUE Le phénomène du cinéma yakoute n'est pas dû, bien sûr, au hasard. L'apparition de toute une pléiade d'auteurs est liée à une éclosion culturelle. Des gens se sont réveillés, n'ont plus voulu oublier leur langue, cesser de l'apprendre. Dans la Yakoutie profonde, la langue yakoute n'a jamais perdu son statut de langue de communication. J'ai beaucoup d'amis yakoutes. Je vois que leurs prénoms et leurs noms brutalement russifiés jadis sont en train de changer. Svetlana devient Sardana, Natacha se transforme en Nourgouyana, Boris en Bergen. On retrouve les noms de famille traditionnels, les prénoms des grands-pères et des grands-mères, des arrière-grands-pères et arrière-grands-mères. Grâce à cela, le théâtre est aujourd'hui en pleine vigueur dans toute la république : il y a un théâtre yakoute, un théâtre russe et la tradition retrouvée de l'Olonkho, l'épopée chantée. Et c'est aussi grâce à cela que le cinéma a pu prendre un départ aussi prometteur.

L'une de mes amies yakoutes m'a raconté comment, quand elle va chez sa mère dans le Nord, là où la Lena se jette dans la mer, elle passe avec tout le village des heures à regarder le fleuve au moment de la débâcle. Et c'est, dit-elle, le plus beau film qu'elle ait vu de toute sa vie. Ce simple récit suffit à te faire comprendre ce qui constitue la culture yakoute, aujourd'hui encore, et pourquoi les Yakoutes n'ont pas perdu leurs racines. En même temps, la langue devient inévitablement un obstacle. Pendant longtemps, le cinéma yakoute n'a pratiquement pas été diffusé dans le reste de la Russie. Pourquoi ? Le producteur de "Mon meurtrier" (Мой убийца) Marianna Sieguen (autre exemple d'ailleurs de ces changements de nom de famille : on la connaissait avant comme Skrybykina et elle est devenue Rosomakha en souvenir de son arrière-arrière-arrière-grand-mère) m'a raconté que le premier problème auquel ils se sont trouvés confrontés en essayant d'organiser la distribution du film en Russie a été celui-ci : comment présenter le film ? Le nom de famille du metteur en scène, Kostas Marsan, avait l'air étranger, et le film faisait plutôt penser à un "thriller" venu d'Asie. Mais si on écrit "cinéma yakoute", tout le monde va croire que c'est une histoire de rennes. Le paradoxe est que pour avoir au moins accès au marché intérieur russe, il faut en partie gommer son identité. C'est l'un des obstacles difficiles à surmonter.

LE MONDE
Au début des années 2010 fut organisé un festival d'abord baptisé "Le cinéma de l'Arctique". Il était né de la conviction que les Yakoutes avaient quelque chose à montrer. Depuis 2013, il se déroule sous le nom de "Festival international yakoute". On y a invité des journalistes venus de médias fédéraux qui firent une première réclame efficace pour le cinéma yakoute. Tout journaliste arrivant en Yakoutie commençait par faire un reportage sur le pays et tombait immanquablement dans le piège du discours colonialiste : "Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire dans ce métier !" On tombe sur un climat rigoureux, sur une culture nationale très forte assise sur une langue originale, sur des groupes d'adolescents qui ne se distinguent en rien par leurs vêtements ou leur comportement des jeunes du même âge en Corée du sud ou à Hong-Kong - et on comprend qu'on est arrivé dans un endroit très intéressant.

J'ai été appelé à ce festival par sa directrice exécutive Irina Enguelis. Elle avait une demande claire qui m'a fait très plaisir : "Nous voulons un véritable festival international. Nous ne voulons pas jouer sur l'exotisme, sélectionner des films que personne ne connaît, faites-nous, s'il vous plaît, un vrai programme de concours". Ces personnes sont indépendantes, elles ont leur propre poids, savent très bien ce qu'elles veulent et qui elles sont. En 2016, avec mes partenaires yakoutes, j'ai tenté de formuler un nouveau concept pour ce festival. Il s'agissait désormais de l'homme enraciné dans ses traditions, mais en même temps ouvert à la nouveauté. Aujourd'hui la Yakoutie repense son bagage culturel en s'efforçant de s'inscrire dans le monde contemporain. Il y a des businessmen qui gagnent beaucoup d'argent dans les nouvelles technologies, des producteurs qui négocient pour des tournages à Hong-Kong, en Corée, en Europe. Mais comment associer le grand et le petit, concilier les ambitions internationales et l'héritage local ? Telle est pour moi la problématique du festival de cinéma yakoute.

J'aime beaucoup la conception de l'âme qu'ont les Yakoutes. Il y a pour eux trois niveaux : le monde souterrain, le monde intermédiaire et le monde des montagnes, et par conséquent trois âmes : l'âme terrestre (bouor-kout) qui est liée à la perception par les sens humains, l'âme maternelle (iyè-kout), ce que l'homme s'approprie avec sa culture, ce qu'il absorbe littéralement avec le lait maternel, avec les berceuses, et l'âme aérienne (salguine-kout) qui permet la communication entre tous les hommes, qui fait de nous non seulement des animaux, mais des représentants du genre humain. La tâche du festival de cinéma, c'est de comprendre comment ces trois âmes peuvent cohabiter à l'intérieur d'un seul homme.

L'AVENIR
Les Yakoutes ont cherché et cherchent encore à financer leurs films par eux-mêmes. Si on regarde bien le générique de nombreux films yakoutes, on voit une très longue liste de remerciements, mais ce ne sont pas les grandes compagnies qui exploitent les mines de diamant, ce sont des cafés locaux, de petites boutiques, des stations-service qui ont donné à l'équipe de tournage pour son expédition dix jerrycans d'essence. Comme dit le proverbe, la poule ne picore qu'un grain à la fois, mais à la fin elle est rassasiée. Les budgets sont très modestes. Le film de Kostas Marsan "Mon meurtrier", un authentique "polar" qui ne se distingue en rien par sa facture et sa qualité du cinéma coréen d'aujourd'hui, a été tourné pour 5 millions de roubles (environ 60 000 euros). En fonctionnant de cette manière, le cinéma yakoute pourrait même être rentable avec la seule distribution locale. Il y a eu des précédents : un film tourné pour 10 000 roubles en a rapporté 150 000, soit quinze fois la mise de départ. D'un côté c'est formidable, mais d'un autre le passage au niveau supérieur est problématique, on ne sait pas comment trouver des fonds supplémentaires. Faut-il demander à l'État ?

Le cinéma a besoin d'importants budgets. Le cinéma yakoute est différent du cinéma nigérian avec lequel il est souvent comparé. Les Yakoutes n'ont pas envie de cultiver un humour parodique ni d'exploiter une esthétique "trash", ils veulent faire un vrai cinéma et le faire bien. Aujourd'hui, cela demande de l'argent, c'est le seul moyen de passer à un niveau supérieur. Prenons Micha Loukatchevski. L'une des œuvres les plus marquantes du nouveau cinéma yakoute est son film "Une journée blanche" (Белый день) sur des passagers qui gèlent dans leur voiture sur l'autoroute, parce que personne ne s'arrête. Son projet suivant, "L'hélicoptère" (Вертолет), est d'un côté enraciné lui aussi dans la vie et la culture yakoutes, mais d'un autre côté, comme "Une journée blanche", il parle d'un sujet de société brûlant. Le héros du film se rend au chef-lieu du district pour aller chercher un hélicoptère qui pourrait sauver un enfant malade. Loukatchevski travaille sur le tournage de ce film depuis six ans déjà. Il sera encore plus difficile de trouver un financement pour son projet sur le poète yakoute Ivan Arbouta, un auteur aussi important que les poètes russes du "Siècle d'argent". Il vécut de 1913 à 1943 et mourut au Goulag. Il traduisit en yakoute Pouchkine, Lermontov, Balmont, avec lequel il a plusieurs thèmes communs. Le destin des auteurs et metteurs en scène yakoute reste difficile : ce n'est pas une belle histoire sur la façon dont ils ont conquis le monde, mais un travail de longue haleine. L'avenir suscite des sentiments mêlés. D'un côté le pessimisme. Il faut continuer à travailler, mais on ne peut pas s'attendre à des miracles dans un avenir proche. Et d'un autre côté, il est clair pour moi qu'avec un tel socle culturel, quelque chose d'important va se passer sinon maintenant, du moins d'ici vingt ou trente ans.

L'ÉTHIQUE
La politique elle aussi influe sur le cinéma. En Yakoutie, le niveau de soutien au président et à sa réforme constitutionnelle de 2020 a été presque le plus faible de toute la Russie. À Iakoutsk, il y a eu une maire, Sardana Avksentieva, qui l'a emporté sur "Russie Unie", le parti de Poutine. Mais il ne s'agit pas seulement d'opposition politique, les gens comprennent qu'ils ont leur propre agenda - et pour tous les domaines de la vie, pas seulement pour la culture. Pourquoi les films yakoutes ont-ils triomphé de façon si spectaculaire en 2020 dans les festivals russes ? Il faut évoquer ici le problème fondamental du cinéma russe qui n'est pas un problème esthétique, mais éthique. Dans la majorité des cas, les metteurs en scène russes n'ont pas le droit de filmer ce qu'ils filment, parce qu'ils n'ont rien fait pour changer quoi que ce soit dans cette vie.
Cela peut sembler naïf, mais c'est dans la lutte qu'une langue se forge, dans le renforcement des muscles moraux. C'est pour cela que dans le contexte général russe, le cinéma yakoute fait si bonne figure : les gens y ont vraiment le droit de s'exprimer. C'est en se battant pour leur identité nationale, pour leur culture nationale, pour leur droit à parler leur langue maternelle, à filmer et à regarder des histoires qui les intéressent, que les Yakoutes ont gagné ce droit-là.


*****