Jacques Simon

 

 

Koktebel de Boris KHLEBNIKOV et Alekseï POPOGREBSKI


Rêves, apparences et réalités


Jacques Simon, Kinoglaz.fr, 2012





Roadmovie à travers les grands espaces russes, voyage initiatique d’un enfant de onze ans, tête à tête père fils dans une société russe en pleine mutation où apparences, rêves et réalités s’entrechoquent, le film Koktebel, premier long métrage de Boris KHLEBNIKOV et Alekseï POPOGREBSKI, est tout cela à la fois.

Le scénario se développe autour d’une histoire simple : un père vit seul avec son fils depuis la mort de sa femme. Devenu alcoolique, il a perdu son travail et se retrouve à Moscou sans argent et sans domicile autre qu’un coin de tunnel sous une grande route. Il propose à son fils de partir à Koktebel, petite station balnéaire de Crimée (et donc d’Ukraine) située à quelque 1500 km de Moscou. Le film est l’histoire de leur voyage qu’ils doivent accomplir sans argent.

Dès le départ, on constate qu’on est en Russie et non en Union soviétique. Moscou, comme les capitales occidentales a désormais ses SDF. Un enfant orphelin de sa mère avec un père alcoolique et sans travail aurait en Union soviétique été enlevé à son père et mis dans un orphelinat. Aujourd’hui le père et l’enfant ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Handicap, ou au contraire possibilité de prendre son destin en mains ?

 
 


Koktebel : un rêve puis un objectif.

Le choix de Koktebel est riche de signification. Koktebel est une petite ville au bord de la Mer noire en Ukraine. Son nom est d’origine turque et signifie « le pays des crêtes bleues ». Elle est très connue pour deux raisons. Au début du 20e siècle la ville se situait en Russie et un poète et peintre célèbre, Maximilien Volochine [1877 – 1932] y avait une grande villa dans laquelle il invitait souvent ses amis poètes et peintres. Il existe beaucoup de poèmes et de peintures qui évoquent le charme de cette région de Crimée où se trouve Koktebel. La célèbre poétesse Marina Tsvétaeva y a séjourné plusieurs fois, elle y a même rencontré son futur mari Sergueï Efron. Comme la poésie était très populaire en Russie, la renommée de Koktebel a vite été faite. Et il existe, à la popularité de Koktebel, une autre raison plus liée au film : sur les collines proches de Koktebel les conditions étaient très favorables à des expériences sur les planeurs. C’était tellement vrai qu’après la seconde guerre mondiale les autorités ont décidé de changer le nom de la ville et l’ont appelée Planerskoe (la ville des planeurs). Après la fin de l’Union soviétique la ville a retrouvé son ancien nom. Sur certains Atlas c’est encore le nom de Planerskoe qui est écrit ce qui explique une petite scène du film.

Le père ingénieur de l’aviation et homme cultivé, connaissait bien l’histoire de cette ville. Le fils, comme le père, avait un grand intérêt pour les planeurs, les cerfs-volants et les oiseaux. Il n’en faut pas plus pour que Koktebel devienne un rêve puis un objectif incontournable.

L’imaginaire de l’enfant est souligné par la dimension fantastique que les cinéastes ajoutent au film en donnant au fils la possibilité de voir tout paysage, comme s’il était un oiseau le survolant. Possibilité qu’il va perdre d’ailleurs en même temps que ses illusions. Koktebel est aussi le support d’une complicité naissante entre le père et le fils autour du rêve commun d’une autre vie à Koktebel une première étape d’un dialogue qui va progressivement les rapprocher.

 





Apparences et réalités.

En parallèle avec les rêves, c’est une réflexion sur les conflits entre apparences et réalités que nous propose le film. Le personnage du contrôleur du train qui découvre les deux voyageurs, illégalement installés, est en apparence hostile et pourtant avec une bonté simple et instinctive, sans poser de questions, il fournira aux voyageurs, étonnés, hébergement et nourriture.

En revanche le vieil homme qui leur propose un travail et un hébergement et qui donne des bonbons à l’enfant se révèlera être un « méchant » qui tirera sur le père et le blessera. De même la femme médecin qui accueille et soigne son père avec beaucoup de gentillesse et d’efficacité, se révèlera être pour le garçon un obstacle à la poursuite de son rêve devenu déjà objectif. La rencontre menaçante, en pleine nuit, avec un chauffeur de poids lourd se révèlera être la chance suprême de l’enfant puisque, le chauffeur sans poser trop de questions, le conduit à destination.

Et à destination, il commence par tester la qualité de l’air avec une feuille de papier puis entre dans la célèbre station balnéaire où il découvre l’étrange monde des touristes au bord de la mer. Devant la porte de sa tante, la sœur de son père, qui devait l’accueillir, lui et son père, il apprend que la tante est partie pour longtemps. Une lettre avec un peu d’argent lui est remise par une voisine. Une fois de plus la réalité ne correspond pas à l’attente, une fois de plus le monde des adultes se montre bien imprévisible. L’enfant ne cherche ni pitié ni explications, il repart vers la mer et là continue à s’interroger, comme s’interroge toute une société qui après la rupture de 1992 a perdu ses anciens repères et en cherche d’autres.
 










 
Fin des illusions.

Autre déception : c’est l’un de ces oiseaux qu’il admire qui vient troubler avec insistance ses réflexions. Alors l’enfant s’apprête à se venger en étranglant l’oiseau mais sagement lui rend la liberté comme s’il avait compris que le même être pouvait à la fois être sublime et mesquin.
Il est alors rejoint par son père. Image réelle ou imaginaire, c’est au lecteur d’en juger. Nul doute que le voyage a mûri l’enfant, rapproché le père du fils et vraisemblablement donné au spectateur le sentiment que tout n’est pas pourri au royaume de l’Humanité, pour peu que l’on se fixe un idéal et qu’on regarde la réalité en face sans se laisser abuser par les apparences.


Sur la forme cinématographique.

Comment le film a-t-il pu éviter le road movie folklo-touristique et privilégier la réflexion à la découverte de paysages ou scènes pittoresques ?

Bien entendu, le jeune mais déjà talentueux chef opérateur, Sandor BERKECHI, dont Koktebel est le premier long métrage, nous montre de belles images de paysages ou d’intérieurs mais toujours au service de cette réflexion que nous proposent les réalisateurs. Pour cela il utilise très souvent le champ contre champ entre paysage ou scène d’intérieur et personnage (le plus souvent l’enfant). Selon le cas on montre d’abord longuement le visage du personnage et aussitôt on voit ce que lui-même regarde, la caméra restant à chaque fois longtemps immobile. Parfois l’ordre est changé on voit d’abord ce qui est regardé par le personnage, puis le personnage lui-même. Les longs arrêts sur l’image, la lenteur du rythme, trait souvent remarqué du cinéma russe, la minceur des dialogues, nous conduisent à nous interroger nous-mêmes sur l’évolution des personnages .

Le film apparaît, non comme un voyage continu à travers la campagne russe, mais comme une suite de scènes isolées que le spectateur regarde comme l’enfant regarde par le viseur de l’appareil une succession d’images. Pour mieux souligner cette impression de succession d’images, très souvent entre deux séquences est interposée une courte image noire.

A travers cette suite de scènes, l’enfant forme son expérience de la vie, le spectateur nourrit ses propres réflexions. Et ce n’est pas le moindre mérite de ce film que celui de donner au spectateur cette liberté de réflexion qui ne peut qu’ajouter à l’émotion qu’il procure.

La musique est particulièrement bien intégrée au film. La mélodie principale, qui revient souvent, a été choisie par les réalisateurs, elle est extraite de l’album « Children’s Songs » de Chick Corea. Les chansons de la fin ont été composées et interprétées par le chanteur russe, Sergueï Chnourov. L’intégration de la musique au film est largement due au monteur connu Ivan Lebedev qui est également musicien et ingénieur du son.

Film à petit budget, Koktebel a été tourné par deux réalisateurs, un chef opérateur, un monteur et un producteur (Roman Borissevitch) qui étaient alors des noms presque inconnus mais tous portés par l’enthousiasme de la jeunesse et une même foi en leur projet. Le film a été sélectionné dans de multiples festivals, a remporté de nombreux prix. Les deux réalisateurs, le chef opérateur, le monteur-ingénieur du son et le producteur sont tous devenus des personnalités de premier plan dans le cinéma russe d’aujourd’hui.

 





 
Le Thème Pére fils.

Le thème des relations père fils est très fréquemment abordé dans le cinéma russe. Il l’était déjà dans la littérature russe au 19ème siècle (Pères et fils de Tourguniev, Les Frères Karamazov de Dostoïevski, Taras Boulba de Gogol…). On l’a vu souvent dans le cinéma soviétique (Le Pré de Béjine d’Eisenstein, Le Père du Soldat de Tchkheidze, La Porte d’Ilich de Khoutsiev Le Fils aîné de Melnikov….). Le cinéma russe post soviétique en fournit aussi de nombreux exemples. Il se trouve que l’année où a été produit Koktebel, deux autres films célèbres ont abordé le même thème : Le Retour de Zviaguintsev et Père et fils de Sokourov. Les différences entre ces trois films sont déjà claires sur le titre. Le Retour signifie le retour du père après une absence qu’on n’explique pas dans le film et le problème posé est d’abord celui du père. L’est-il toujours après une longue absence ? Comment lui, ses enfants et son entourage perçoivent-ils cette situation. C’est la notion même de père qui est soulevée. Le titre du film de Sokourov révèle aussi sa différence essentielle avec Koktebel. C’est l’union forte, charnelle d’un père et de son fils déjà adolescent, union indestructible qu’il faut pourtant sacrifier. Dans Koktebel c’est le point de vue de l’enfant qui est privilégié, qui, armé de ses rêves, essaie de se sortir d’une situation initiale dramatique dont on peut penser qu’elle est la métaphore de la situation dramatique dans laquelle s’est trouvée la société russe à l éclatement de l’Union soviétique. A-t-elle trouvé son « Koktebel » ?