Le métier de scénariste dans le cinéma russe : crise du métier ou crise de l’industrie ?

                                                                                 

Kinoglaz publie de larges extraits de la table ronde organisée par le festival de cinéma russe Kinotavr, le 10 juin 2007.

Le texte intégral sera publié en russe dans le journal Iskusstvo kino.

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Moderation :

Intervenants (Dans l'ordre des interventions) :

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Daniil Dondurey (Rédacteur en chef du journal Iskousstvo kino).

Le thème de notre discussion est la dramaturgie russe : crise de la profession. Ou bien crise de l’industrie. D’abord je dirais que dans l’industrie cinématographique russe tout semble aller bien. On continue à montrer environ 300 films par an. La recette de cette année va atteindre quelques 600 millions USD, comme prévu. En 2009 ce sera un milliard, si le rythme va aussi vite qu’au cours des cinq dernières années. Plus de deux mille salles. Exactement 28 % de recettes proviennent des films russes. Soit 85 millions USD sur un total de 270 millions. Plus de 90 % de cet argent vient de 7 films qui on récolté plus de 70 millions. Et ce sont des films dont les critiques ne parlent pratiquement pas. Il y a donc un cinéma pour les salles, annoncé par les journaux à la demande des rédacteurs en chef et des agences de promotion, et qui sort ensuite du champ d’analyse des critiques, des programmateurs de festivals et autres professionnels du cinéma.

Nous avons déjà parlé ici de la liberté d’expression. Peut-être, ne tourne-t-on pas de films politiques mais personnellement, je ne connais pas d’exemples de scénarios vraiment actuels et de grande qualité sur la politique, écrits et non publiés. On peut évidemment parler d’autocensure, mais nous savons tous qu’ici, cette liberté est toujours possible. Les sujets politiques peuvent aussi être transformés en sujets sociaux, hors le cinéma social n’existe pratiquement pas en Russie. Pourtant, une chose est sûre, c’est qu’il n’est pas interdit.

Je voudrais attirer votre attention sur quelque chose d’important, une idéologie incompréhensible mais très répandue chez presque tous ceux qui travaillent dans le cinéma et le cinéma télévisuel.

Il existe une approche négative de la vie d’aujourd’hui, certes moins négative que celle des années 90 qui me semble d’un niveau équivalent à celle de la Deuxième guerre mondiale. Cette attitude par rapport à la vie d’aujourd’hui reste globalement tolérante, malgré des points de vue divers sur la période soviétique. Il est possible que le nouveau film de Alekseï Balabanov, (Gruz 200), avec son radicalisme, relance l’analyse de cette période. Dans un film il est dit que le pouvoir soviétique est monstrueux, ainsi que toute la vie de l’époque, et dans un autre, que la vie y était belle. Mais cela peut être une position d’esquive; il est plus facile de tourner un film sur 1984, et de ne pas dire qu’il s’agit d’aujourd’hui.

Il me semble que les professionnels sont assez sûrs d’eux. Il n’y a pas le moindre doute dans notre capacité de comprendre la réalité de la vie. Mais nous n’avons pas la même opinion à propos du pays dans lequel nous vivons, de notre façon de voir le passé, de nos attentes pour le futur : principes d’organisation, économie… Il n’y a pas d’analyse de ces thèmes dans la dramaturgie professionnelle russe, peut-être parce que tout le monde a déjà tout compris, ce n’est pas sûr. Peut être aussi parce qu’il est important de faire un cinéma commercial, de faire rentrer de l’argent ; et ce n’est pas sûr non plus parce que les huit ou neuf films qui ont fait des entrées ne parlent pas non plus de la réalité de la vie. Ils ont sans doute d’autres objectifs. Chien-loup, Zhara, Les Paragraphes, Dans l'attente d'un miracle… Il n’existe qu’une distinction très simple, c’est soit du « soap opéra» ou de l’art, soit du business ou de l’art. La vie reste largement incomprise. Nous ne discutons jamais de cela. Ainsi, on entend aussi bien à propos de Gruz 200 que c’est du cinéma monstrueux et que c’est le film le plus remarquable des quinze dernières années, et tout cela au bout d’une heure de discussion entre gens du métier. Sans des mécanismes de consolidation, il n’y a ni politique, ni discussion, ni recherche, ni assimilation.

Aujourd’hui en Russie, il est plus difficile de faire du cinéma commercial avec contenu  que du cinéma d’auteur. Et il n’y a pas de progrès considérable en ce domaine. Les problèmes n’ont été discutés, ni par les scénaristes, ni par les réalisateurs, ils n’ont pas été« digérés », personne n’a essayé de comprendre, d’imaginer, pour qui…

Évidemment, il est facile de tourner des films pour soi-même en utilisant l’argent de l’Etat, c’est très agréable, c’est une situation magnifique. Le pétrole est un très bon doping, mais ici il ne se transforme pas en résultats foudroyants, contrairement par exemple à la Roumanie où il y a déjà quatre- cinq bons réalisateurs connus.

Un autre problème de base chez nous est la disparition du public averti. Il subit une mutation. Il n’occupe plus sa place dans le cinéma, il est totalement absent dans la télévision, et même lorsque Konstantin Ernst [Directeur général de la Première chaîne TV russe - Kinoglaz] dit que Gruz 200 sera montré sur la Première chaîne, on sait que ce sera au cours de la nuit.

C’est pourquoi il me semble qu’aujourd’hui il existe des questions de compréhension en dehors de l’industrie même; il faut essayer de travailler avec tout cela au lieu de se persuader que dans le pays tout va très mal.

Je voudrais proposer aux producteurs, scénaristes et réalisateurs de participer à cette discussion. Les critiques ont déjà beaucoup pris la parole. Nous allons parler de scénario. De nombreux problèmes du cinéma russe sont liés à la question du contenu du film

Aleksandr Rodnianski (Producteur, Directeur général de la chaîne TV CTC, Directeur du festival Kinotavr).

Je vais vous faire part de quelques réflexions qui ne semblent pas si radicales que certains films du programme de Kinotavr. Mais dans notre cercle de sociétés de discussion « d’admiration mutuelle » ils peuvent provoquer une certaine réaction.

Cette division traditionnelle entre cinéma commercial et cinéma d’auteur suscite chez moi une question permanente. Le cinéma d’auteur n’est-il pas aussi un cinéma commercial ? Le cinéma commercial ne peut-il être un cinéma d’auteur ? Chez nous tout film est commercial dans le sens où il est supposé entrer dans un mode économique lors de sa production, car nous vivons bien dans un système économique. Peu importe qui produit le film, il doit avoir une rentabilité économique et donc, dans tous les cas, il peut être qualifié de commercial. La différence pour moi est ailleurs. Elle est dans le fait que le public ciblé par les films d’auteur est différent. Par conséquent leur mode de production est différent, de même la méthode, le degré et la profondeur d’analyse, le comportement sont différents. Je maintiens que l’on ne peut diviser le cinéma en cinéma commercial et cinéma d’auteur.   

Autrement dit, deux questions me semblent importantes pour le scénario. Le cinéma en tant que moyen de discussion et d’articulation de notre époque est une question essentielle : dans quelle mesure le cinéma russe d’aujourd’hui est-il en relation avec la vie que nous menons, et comment cette vie est-elle représentée par les héros dans les conflits et événements des films. Le lieu principal de la discussion, là où tout se passe pour comprendre notre époque et les héros actuels, c’est la télévision. C’est dans les nombreux talk-shows, les séries, les films de fiction qu’apparaissent les héros d’aujourd’hui, situés dans un environnement actuel.

 

La deuxième question constamment en discussion, et grâce à laquelle on commence à parler de changements positifs dans l’industrie du cinéma, est celle du mainstream. Le mainstream russe reste un paria dont on accepte l’existence et dont on dit qu’en principe il n’est pas mauvais. Mais globalement ce n’est plus qu’un jeu de circonstances. Je voudrais attirer votre attention sur le fait que la Russie est l’un des rares pays européens où aux premières places du box-office se trouvent des films nationaux. Cela signifie que le mainstream a du potentiel. Le mainstream a percé en direction du public le plus large, lequel n’est malheureusement pas si important. En effet, si l’on compare avec le public des anciens films soviétiques, soit 50, 60, 70 Millions de spectateurs, les plus grands succès du nouveau cinéma russe ne touchent que 7 à 9 Millions de spectateurs, Seul un segment du public va au cinéma : le public jeune qui considère le cinéma comme un moyen de divertissement. La responsabilité et le devoir de ceux qui font des films pour ce public est bien de répondre à ses attentes. On peut répéter indéfiniment que ce n’est pas juste, pas bien, mais c’est un fait. Le mainstream est un langage universel, permettant - et on a parlé de cela déjà à plusieurs reprises - de placer, aborder, discuter des sujets les plus sérieux, les plus importants, dans des contextes et des thèmes très actuels, avec des héros que la dramaturgie russe d’aujourd’hui est capable de faire naître.

Sinon, le mainstream américain, qui communique si facilement et de façon universelle dans le monde entier, n’aurait pas non plus existé. De même que n’auraient pas existé les apparitions peu nombreuses, mais assez réussies et de plus en plus fréquentes de cinématographies nationales. La totale discréditation du mainstream, que nous portons d’une façon ou d’une l’autre dans notre conscience professionnelle étroite, nous prive de l’utilisation d’un moyen des plus forts qui aurait pu être utilisé par les cinéastes les plus talentueux.

Je dis les plus talentueux, parce que je suis persuadé que les meilleures forces de scénario et de réalisation ne sont pas encore arrivées jusqu’au mainstream. Elles le pourraient, elles essaient, vous le voyez dans certains films, elles peuvent  conquérir ce territoire. Mais le mainstream n’est pas un domaine marginal et périphérique, où on peut tranquillement venir à partir du cinéma d’art et d’essai. C’est une histoire sérieuse avec ses propres lois de relation avec le public, des plus complexes. On ne parle pas avec ce public dans son propre langage. Il s’agit d’un métier à part dans lequel il n’y a que des cas particuliers. Il faut des personnages élaborés, sérieux et complexes, des sujets colorés et donc des personnalités douées dans ce domaine

Car on ne peut pas rester sérieux et parler de ce qui se passe dans le pays avec un retard de cinq ans. Lorsque l’on regarde les choses en face, de la façon peut-être provocatrice ou erronée qui est la mienne, on constate que ce qui se voit dans le cinéma russe actuel, dans la plupart des cas et en premier lieu dans le cinéma d’auteur, est la même vision de la vie que l’on avait il y a 5, 7 ou 10 ans. Les années 90 sont compromises, c’est un petit détail. Les valeurs de base, sur lesquelles vit la société d’aujourd’hui sont compromises. Les jeunes gens d’aujourd’hui, ont la possibilité de choisir parmi une vingtaine de chaînes de télévision concurrentes, peuvent trouver tous les livres qu’ils veulent en librairie, lire n’importe quel magazine, sur papier glacé ou non, qui s’occupe de réaliser leur propre modèle de vie, du monde, non imposé de façon didactique, mais qui leur soit propre, alors que dans les films, on leur montre, comme par le passé, avec un langage de propagande, si ce n’est de mentor, une image du monde qui leur est étrangère. Ils ne s’y reconnaissent pas. C’est un point important. Je ne dis même pas que certains genres sont absents. Les genres sont une question de personnalité d’auteurs, de leurs capacités à créer des comédies, drames, mélodrames etc. Mais le plus important c’est que l’on n’y retrouve pas la vraie vie, les vrais caractères. Mais nous parlons aussi d’autre chose, du langage qui pourrait intéresser un large public et être introduit dans le contexte actuel dans lequel le succès, l’argent, la famille, l’amour, toutes les valeurs humaines de base sont considérées différemment et nécessitent de nouvelles interprétations. Et en ce qui concerne l’expression de l’époque, nous n’arrivons pas à attirer les gens qui s’en préoccupent. Peut-être que ce sera le cas avec Le nouveau drame [festival annuel de théâtre contemporain http://www.newdramafest.ru  - Kinoglaz], peut-être que ce seront d’autres gens qui existent à côté de nous. J’ai l’impression – et c’est la chose la plus contestable que je puisse dire - que, sauf pour certains projets mainstream, le cinéma est aujourd’hui profondément marginal, il révèle un contexte qui ne touche pas et existe de façon parallèle aux intérêts principaux du grand public qui aurait besoin que l’on dialogue avec lui. 

Pavel Tchoukhraï (Réalisateur).

A mon avis, l’idée de discuter avec des scénaristes, des dramaturges, de parler des problèmes de création, est une idée tout à fait juste, sauf qu’aujourd’hui il n’y a personne avec qui on pourrait tenir ce genre de conversation. Pendant la période soviétique, chez nous, et aux États-unis (où cela existe encore aujourd’hui) – j’invite les gens bien informés à me corriger au besoin – il y avait une corporation très étroite et très sérieuse de gens qui vivaient grâce à leur métier de scénaristes. Aujourd’hui certes, nous avons énormément de gens qui écrivent des scénarios à partir desquels on réalise des films. Mais il n’y a pratiquement plus de gens qui peuvent en vivre, pour lesquels ce métier est leur vocation et leur seule source de revenus. Beaucoup se lancent dans la production de film et nous savons tous pourquoi. Peut-on combattre la corruption administrative alors qu’elle est devenue un mode de fonctionnement ? cela n’aurait pas de sens. Ici c’est la même chose. Pour moi l’idée de « tourner pour soi » n’existe pas, c’est une idée inventée. Kira Muratova ne peut pas tourner « pour elle », Tarkovski ne pouvait tourner « pour lui ». Seuls travaillent « pour eux » les gens qui hier faisaient de l’élevage de poulets et qui ont gagné assez d’argent pour le réinvestir demain. Demain ils feront autre chose. Ce sont de telles personnes qui produisent aujourd’hui la plupart des films et des scénarios.Il ne s’agit que d’un investissement financier, c’est tout. Bien sûr, si la sélection avait été plus stricte, on aurait probablement eu moins de films, et on n’aurait pas pu frimer avec les chiffres incroyables d’aujourd’hui. Mais on aurait alors de vrais films, à propos desquels on pourrait discuter. On y verrait des gens vrais que nous connaissons et non pas ces personnes qui  viennent de nulle part et disparaissent dans le nulle part.

Nous pouvons former tant de scénaristes au VGIK, leur apprendre le métier, parce qu’aujourd’hui, le plus important  c’est d’apprendre un métier. Ils sont formés à la faculté de dramaturgie et ils disparaissent ensuite. Et ceux qui prennent leur place, ce sont les autres, ceux qui pour des raisons obscures ont l’opportunité de travailler dans le cinéma. C’est pourquoi je le répète, il s’agit d’une question d’ordre économique. Si elle était résolue, on aurait depuis trente ans, comme à la période soviétique, un groupe de scénaristes reconnus. On aurait des jeunes et des moins jeunes, parce les professionnels créent une aura dans laquelle grandissent les génies ou tout simplement ceux qui maîtrisent le métier. Et nous manquons des uns comme des autres. Voilà, à mon avis, les raisons pour lesquelles nous n’avons pas de dramaturgie de qualité. Pas parce que nous ne leur avons pas tout dit ou bien parce qu’ils n’auraient pas compris l’année 1985. S’ils avaient été professionnels, ils auraient tout compris par eux-mêmes.

Sergueï Tchliants (Producteur général de Pygmalion Production, scénariste, réalisateur).

J’aurais aimé me concentrer sur le thème que vous avez évoqué. A côté de moi se tient mon ami, le réalisateur Aleksandr Veledinski, avec lequel j’ai travaillé ; nous avons fait deux films remarquables. Mais aujourd’hui, nous ne travaillons plus. Je n’aimerais pas que les gens qui financent mes projets perdent de l’argent. Je suis très prudent dans ce sens, très responsable. Et je pense que Pacha (Pavel Tchoukhrai) a raison en disant que la situation économique du cinéma est globalement mauvaise. Tout est mesuré à l’aune de cette mesure stupide qu’est le box-office, ce n’est pas juste. Il faut commencer à comprendre le système de la capitalisation des sociétés de production, l’institution telle qu’elle est. Nous travaillons avec Veledinski. Nous n’avons pas de scénario. Et ce que nous avons, ce que nous voulons faire depuis plusieurs années, nous ne pouvons pas le faire. Parce que le coût de production d’un film nous mène très loin dans la zone à risque : cinq cent mille USD, huit cent mille USD de trop. Je ne pourrais me le permettre en tant que producteur. Je ne veux pas perdre cinq cent mille USD, je sens que c’est dangereux. Et pour terminer mon intervention je voudrais vous parler de mon ami, le réalisateur Piotr Bouslov. C’est un réalisateur très efficace qui ne travaille plus depuis plus d’un an. Il venait, écoutait les propositions, doutait, choisissait. Un jour, il arrive. Il avait lu un livre de titre Sanka. Je pense que plusieurs d’entre vous ont entendu parler de ce livre de Zakhar Prilepine. Il est assez connu. Et Petia me dit, laisse-nous faire un film d’après ce livre. Je l’ai lu et suis devenu presque dingue. Je ne parle pas de la question artistique, mais je reviens sur la question que vous avez abordée. Messieurs, nous avons des limites, oui, nous en avons. Et il ne faut pas faire comme s’il n’y en avait pas. Certaines personnes connues, collègues, gens estimés m’ont déconseillé de tourner Sanka. La veille de Kinotavr, c’était l’anniversaire de Piotr Bouslov. Nous avons parlé et il m’a dit : je suis revenu sur ma décision. Je ne veux pas être battu par la police. Je ne veux pas que l’on arrête mon film et qu’on me prive de travail. Et toi avec.

Et maintenant je vous pose la question : peut-on ou non tourner un film tiré du livre de Zakhar Prilepine ?  

Elena Gremina (Dramaturge).

Tout à l’heure, quelqu’un a parlé du Nouveau Drame et je me suis rappelé une phrase, prononcée à propos du théâtre. S’il n’y a pas de dramaturge, c’est le théâtre qui en est responsable. Il me semble qu’ici, tout est dit. Les auteurs qui veulent proposer quelque chose pour le cinéma ne savent pas s’y prendre. En tant qu’expert, je peux dire que les auteurs les plus talentueux n’ont pas l’habitude de courir avec leurs pièces, il sont en ville, installés chez eux et attendent qu’on les appelle. Il y a une question de forme, il faudrait une explication de ce dont les  producteurs ont besoin et de ce dont les auteurs ont besoin. Et cette rencontre avec les auteurs dépend largement des gens qui organisent la production. Mais cela demande beaucoup de travail pour être rentable.

 

Pavel Tchoukhraï.

Moi aussi, je dis qu’il faut que cela soit rentable. Il faut que cela soit rentable pour Tchliants de commander dix scénarios et de n’en tourner que deux. Mais si des « gens de bonne volonté » voyagent partout pour aller chercher des auteurs « workoholic », dépensent leur argent pour les billets, ils ne le feront pas deux fois. Perdre son argent une fois suffit.

Elena Gremina.

Les producteurs doivent travailler pour recruter les auteurs.

Pavel Tchoukhraï.

Ils ne le doivent à personne. Cela doit être rentable.

Aleksandr Veledinski (Réalisateur)

Et comment faire pour que ce soit rentable ? Aujourd’hui, il y a peu de bons scénarios. Aujourd’hui un jeune diplômé du VGIK fait des séries, il gagne deux mille USD pour un épisode et vit tranquillement. Et nous, nous cherchons, nous rassemblons, mais personne ne veut travailler.

Elena Gremina.

Les auteurs ne vivent pas tranquillement. Vous dites qu’ils ne sont pas motivés. Toute personne qui écrit est motivée. Elle veut être comprise, se réaliser artistiquement. Elle veut écrire, mais aussi faire des rencontres, communiquer et l’argent n’est pas toujours son unique moteur. Celui qui écrit des séries rêve peut-être de rencontrer un jour Veledinski. Comment y arrivera-t-il?

Aleksandr Veledinski.

Maintenant chaque scénariste a son agent. Ils s’en sortent très bien. Très sérieusement, aujourd’hui, je pourrais parler à n’importe qui, demain j’aurais un appel d’un gars, qui dira je suis l’agent, commençons pas un paiement d’avance à l’auteur de tel montant. Je dis, laissez moi parler avec l’auteur, je veux tout simplement lui parler, j’ai des choses à dire, j’ai plein de textes qui ne sont pas finis, il y a des morceaux, des idées. Mais là, il y a l’agent. Un maudit maquereau.

Daniil Dondurey.

Je donne la parole à Joël Chapron, qui suit l’évolution de l’industrie cinématographique russe depuis la France et cela depuis plus de dix ans.

 

Joël Chapron (Unifrance).

Il y a plusieurs points. Le premier, je viens ici très souvent, j’y ai beaucoup d’amis ici et je ne les vois pas sur l’écran. On nous parle souvent du cinéma russe. Le cinéma russe, cela devrait être la Russie. Et moi, je vois une seule facette de cette Russie que je connais bien, mais c’est seulement une facette. La Russie que je connais, c'est-à-dire, la Russie de mes amis, de mes copains, elle n’est pas représentée sur le grand écran. Peut être sur le petit, mais sûrement pas sur le grand. Je dirais même plus, je pense que les gens qui vont au cinéma, ils ne se voient pas non plus. Ils voient quelqu’un d’autre. S’ils veulent voir un médecin, alors c’est un maniaque. Un médecin normal, vous ne le verrez pas. Si vous voyez un professeur d’école, il dit à ses élèves de telles choses, que c’est impossible. C’est très étrange, car le cinéma russe ne reflète pas la Russie. Ou plus précisément il reflète qu’une partie de la Russie, mais une partie très petite. En plus aujourd’hui apparaît ce qui s’appelle en économie la classe moyenne. Elle n’est pas représentée sur le grand écran.

Daniil Dondurey.

Y a t-il un explication à cela ?

Joël Chapron.

Pour l’instant je n’ai pas d’explication. La seule chose que je puisse dire, c’est que les scénaristes et les réalisateurs pensent que s’ils poussent leurs histoires jusqu’à l’extrême, alors ce sera intéressant. Mais je ne dis pas que c’est nécessairement une envie de choquer, juste pousser jusqu’à l’extrême toutes les situations possibles. Je parle de la classe moyenne, parce qu’en France et pas seulement en France, c’est la classe moyenne qui va au cinéma. Ici, elle n’est pas sur l’écran. Et la classe moyenne grandit dans ce pays. Ce qui était intéressant l’année dernière, c’était le film de Dounia Smirnova. Je ne parle pas des qualités artistiques, mais c’est le premier film, dans lequel j’ai vraiment vu mes amis, mes relations. Un professeur normal, des voitures normales, pas de Rolls-Royce, ni de Jigouli, des appartements normaux, pas de villas ni de « kommunalka » [appartements communautaires - Kinoglaz]

En ce qui concerne l’économie du cinéma, je pense que le cinéma russe a atteint une certaine limite. Ce qu’a dit Serioja Tchliants est très juste. Il dit qu’il ne veut pas prendre de trop grands risques et perdre cinq ou huit cent mille USD. Mais pour pouvoir les dépenser il ne peut pas se limiter au marché intérieur. Il doit  exporter. Or, le cinéma russe ne s’exporte pas. Si on a des cas d’exportation, c’est dû au hasard. Et aucun producteur ne peut compter dessus. Pour le cinéma français l’exportation est très importante. Le fait que la carrière d’un film français dure cinq ans et chez vous seulement cinq mois, crée une grande différence. Car pour que chez nous un film sorte sur grand écran, ensuite sur petit, en DVD, en vidéo, sur grand écran à l’étranger, à la télévision, il faut cinq ans. C'est pourquoi les gens peuvent véritablement rentabiliser leurs investissements pendant cinq ans. Vous ne le pouvez pas encore. Ou, plus exactement, si vous le pouvez, c’est par hasard. Parfois c’est un très grand hit, parfois c’est Le Retour de Zviaguintsev - mais personne ne compte sur cela a priori. Et le modèle économique ne peut pas être le même que chez nous, car vous n’avez pas d’exportation. Vous êtes arrivés à une limite, car vous pourriez investir encore davantage d’argent, comme Serguei Selianov le dit, trouver de l’argent ce n’est pas un problème, le problème est comment rentabiliser l’investissement. Vous pouvez trouver l’argent. Vous pouvez investir encore plus, mais il ne va pas vous revenir. Pour l’instant… Évidemment, je n’ai aucune solution, j’aurais aimé, mais je n’ai pas de solution.   

On me dit qu'il n’y a pas de cinéma russe au festival de Cannes. En France il y a, disons, une mode du cinéma asiatique. Grâce à deux, trois, quatre grands succès, le cinéma asiatique a vraiment percé chez nous. Mais pour cela il a fallu que les Tigres et Dragons rassemblent quelques millions de spectateurs… Le cinéma russe n’a pas eu de ces succès à l’étranger. Le dernier film qui a rassemblé plus d’un million de spectateurs en France était La Ballade du soldat. Aucun film russe n’a rassemblé plus d’un million de spectateurs chez nous. Pourquoi compter sur quelque chose lorsqu’on ne l’a pas… j’ai compté beaucoup sur le grand succès de Night Watch, encore une fois je ne parle pas de qualité artistique, j’ai pensé vraiment que ce film allait marcher et qu’ensuite il y aurait d’autres films. Ce n’a pas été le cas. Et tant que ce ne sera pas le cas, il sera difficile de franchir les obstacles et d’aller plus loin. Ce sont mes réflexions. Je n’ai pas de solution. J’aurais aimé que cela se développe. Jusqu’à présent heureusement vous avez fait tout ce que vous pouviez sur le marché intérieur, peut-être peut-on faire encore un peu plus, mais pour instant vous ne pouvez pas sortir de ce marché et je n’ai pas de solution. Pour l’instant…

Daniil Dondurey.

Tchtliants a une solution et il est prêt à la proposer tout de suite.

Sergueï Tchliants.

La solution est très simple. Aujourd’hui n’importe quel cinéaste est à la tête d’une société. N’importe quel scénariste, n’importe quel réalisateur a une société de production. C’est un phénomène très nocif dans notre secteur. Les sociétés ne sont pas intégrées verticalement, en conséquence tout le côté opérationnel de la société fonctionne mal. Quelqu’un emploie un bon rédacteur, quelqu’un d’autre un juriste, un vendeur. C’est la vie qui va nous forcer à les intégrer verticalement. Elle va nous forcer. C’est la seule solution. Les sociétés doivent être importantes, avec des actionnaires, même si chacun aurait préféré rester numéro un dans sa boite. Si on procède ainsi, alors, on aura de l’argent pour le développement de scénarios, il y aura de l’argent dépensé pour un paquet de scénarios. Remarquez, je ne suis pas, pour la production de paquets de films. Avec un marché de dix millions de gens mal payés, la production par paquets serait ridicule. Mais le travail efficace pour la production d’un film, à l’intérieur, est possible.

Aleksandr Rodnianski.

Nous disons que l’industrie cinématographique est une chose marginale… or, je connais au minimum six écoles [de métiers audiovisuels – Kinoglaz] dans lesquelles se rassemblent, venus de tout le pays, des centaines d’auteurs, tous les professeurs du VGIK imaginables, tous les professeurs des Cours supérieurs de formation de scénaristes et de réalisateurs qui travaillent aujourd’hui. Cela se développe très rapidement. Aujourd’hui ils tournent environ cinq mille heures de séries, pour lesquelles sont utilisées les techniques des meilleurs professionnels.  Avec les « pilotes » tournés au début de la production. Avec les scénarios testés plusieurs fois par des « focus groupes », ce que l’industrie du cinéma n’a même jamais essayé. Ce dont je parle, c’est d’une grande industrie qui existe à côté de nous. Elle est à nous. Il y a des gens qui la font marcher.

Vladimir Khotinenko (Réalisateur).

Dans ce festival, combien de scénarios sont écrits par le réalisateur lui-même ? Le nombre n’est pas connu ! Pourtant ce serait intéressant. Pour moi, un réalisateur qui écrit son scénario, c’est comme si, quel que soit son sexe, c’était un homme portant un enfant dans son sein. En pure théorie c’est possible mais c’est une exception à la règle. Par exemple, Pavel Tchoukhraï, ici présent, peut écrire un scénario et le réaliser, mais si cela devient un système généralisé, c’est dangereux et inquiétant. C’est peut être nécessaire pour une raison ou une autre. On cherche, on cherche et on ne trouve personne, alors, on écrit soi-même. Il n’y a pas un seul de mes films pour lequel je n’ai pas écrit au moins un tiers du scénario. Mais je sais parfaitement que je ne suis pas scénariste, et j’ai suffisamment d’égards pour cette profession qui a disparu de la production cinématographique. En fait, j’ose affirmer qu’en Russie il n’y a jamais eu de scénaristes professionnels. Tous les scénaristes avaient le complexe de l’homme de lettres. Ils voulaient écrire des livres, mais dans la mesure ou les scénarios rapportaient de temps en temps de l’argent, ils en écrivaient. Quand cette possibilité pour la littérature d’occuper le créneau des scénarios a disparu, alors bien entendu ce sont les scénarios eux-mêmes qui ont disparu. Ainsi, si nous parlons des causes, nous n’allons, bien entendu, trouver aujourd’hui aucune solution, mais peut-être pouvons-nous expliciter le problème. Parce que, comme l’a dit Rodnianski, le mainstream doit faire face à des oppositions, et c’est une situation très sérieuse. Et quand le mépris vis-à-vis du mainstream augmente, c’est mauvais, car c’est justement le seul espace où l’on porte attention à ce problème. Et je suis bien entendu convaincu que si l’on y prête attention, on peut former une assez grande quantité de professionnels. Par telle ou telle méthode, américaine ou non, mais je suis certain que si ce processus se mettait en marche, il donnerait des résultats. Notre plus grand problème est l’inexistence de la profession de scénariste. Même si l’on te propose une idée intéressante, personne n’est capable de travailler dessus. J’ai travaillé avec des gars très talentueux. Mais ils étaient complètement incapables de travailler sur une histoire. Ainsi j’ai vu quelqu’un qui avait écrit une histoire intéressante, on lui a demandé d’y ajouter une nouvelle scène. Et le voilà qui revient avec quelque chose de monstrueux qui ne ressemble pas du tout à ce qu’il avait écrit quand il était inspiré. Car là, il a écrit sur commande et c’est quelque chose de monstrueux. Voilà bien qui prouve l’inexistence de la profession de scénariste. Le savetier, qu’il soit ou non inspiré, fera de bonnes chaussures car c’est d’abord un professionnel. Le génie, lui, se suffit à lui-même, il n’a besoin de rien d’autre. Chaliapine s’est trouvé par lui-même, on lui a fait travailler un peu sa voix et il s’est mis à chanter. Nous n’enseignons pas le métier, nous continuons à cultiver les talents. Aussi longtemps que nous ferons cela nous pourrons indéfiniment continuer cette discussion. Notre but doit être la formation de professionnels. Ce sera d’ailleurs dans notre situation un problème complètement nouveau. Nous n’avons aucune tradition dans ce domaine. Nous avons la tradition littéraire, il nous faut commencer une nouvelle tradition, la formation de dramaturges de cinéma. Il y a bien mille ans que je n’ai pas eu entre les mains un scénario pour lequel j’aurais pu dire que le film était prêt et qu’il ne restait plus qu’à le tourner.

 

Aleksandr Veledenski.

Vladimir Ivanovitch, on forme des dramaturges. Ici présent se trouve Aleksandr Mitta, et c’est uniquement grâce à lui que j’appris à écrire quelque chose. Quand il venait faire son cours, il commençait par demander s’il y avait du papier. Il distribuait des feuilles à tout le monde et montrait Le parrain, puis il s’arrêtait et en analysait une partie.

Pavel Tchoukhraï.

Il faut créer les conditions nécessaires pour que les professionnels ne partent pas. On en a déjà parlé.

Joël Chapron.

Juste un mot. Si Volodia [Vladimir Khotinenko] ouvre une école pour les scénaristes, qu’il en ouvre une aussi pour les monteurs.

Kirill Razlogov (Historien de l’art, Directeur de l’Institut Russe de culturologie, professeur au VGIK).

Voilà, on dit qu’il faut enseigner, enseigner. Depuis 1972, donc depuis 35 ans je forme des scénaristes, des réalisateurs et des historiens du cinéma. Et à chaque cours, je dis qu’il n’y a pas de cinéma commercial ni de cinéma d’auteur. C’est ce qu’a dit Rodnianski. Chaque film a son auteur, et chaque film qui sort sur les écrans doit rapporter d’une façon ou d’une autre de l’argent. Je répète cela à toutes les générations depuis trente cinq ans. Mais cela ne change rien. Dans le milieu, perdure l’idée de ce qui est bon et de ce qui est mauvais et comment c’est partagé. Changer cette perception est assez difficile. Mais en fait, nous avons affaire à des mondes différents. Le monde de la télévision (celui de Rodnianski, en est un) a ses règles, sa façon de préparer les scénaristes. Tout se fait selon certains principes, en l’occurrence importés, essentiellement d’Amérique, ce qui n’a pas de signification particulière. Un autre, complètement différent, est celui du théâtre. Il est disjoint de celui du cinéma et a ses propres représentations de ce que sont les auteurs et de la façon de les rechercher. Il y a aussi le monde de la littérature dont on a dit ici qu’il n’existait pas. Mais la littérature existe bel et bien. Il y a des auteurs, des grands et des moins grands, des commerciaux et des moins commerciaux. Il y a un énorme atelier et à dire vrai, un véritable salut… Je ne considère pas, à la différence de Rodnianski, que la télévision reflète si bien notre monde d’aujourd’hui. Elle fonctionne selon les principes du divertissement. Ainsi, l’image de la vie contemporaine reflétée par le petit écran est, elle aussi, éloignée de la vie réelle, mais d’une autre façon que l’image proposée par le cinéma. Il suit ses propres lois, sa propre structure. C’est pourquoi, si on veut parler de ce qui peut changer la situation des scénarios, faire taire ces cris de catastrophe devant leur absence, à mon avis, il n’y a qu’une solution. 90 % des films dans le monde sont tournés d’après des oeuvres littéraires ou théâtrales. Il faut simplement lire des livres, regarder des spectacles, discuter avec des dramaturges, sortir du cercle relativement étroit dans lequel nous vivons. Il faut essayer de vivre dans la culture telle qu’elle est, il faut discuter avec des artistes et des peintres. Il y a beaucoup de choses qui se passent pour ainsi dire au-delà des frontières de la société « officielle ». Et ces choses, non seulement peuvent librement enrichir le processus cinématographique, mais l’obligeront également à se déplacer vers des formes et représentations inattendues. Pourquoi la touchante jeune fille Gaï Guermanika est-elle devenue la principale héroïne d’abord du festival de Cannes puis de Kinotavr avant d’être aussi vraisemblablement celle du festival de Moscou ? Parce qu’il y a des choses qui sont mieux perçues dans un autre contexte. D’ailleurs certains collègues du monde du théâtre, l’année dernière, ont été primés à Kinotavr, même s’il est clair que les mondes du théâtre et du cinéma sont deux mondes différent et si Jouer les victimes est apparu comme un phénomène très marginal. Il y a des conflits entre ces mondes. On peut penser ce qu’on veut de ces écoles dont a parlé Rodnianski au sujet des scénaristes de télévision, de leur façon d’écrire et de travailler. Mais mes collègues qui sont sollicités là-bas, sont aussi sollicités partout. Et si l’on n’est pas de ces sectaires qui considèrent que le milieu du cinéma est sacro-saint et qui ne peuvent s’ouvrir ni au monde extérieur à notre pays ni au monde extérieur au milieu du cinéma, je pense que la situation du scénario va se révéler toute autre et sera beaucoup plus riche. Arriveront des gens dont je ne dirai pas qu’on les a exclus du cinéma, mais qui, pour différentes raisons se trouvent en dehors du cinéma. Ainsi en est-il de ma voisine qui a été sous le feu des avis contradictoires simplement parce qu’elle venait d’un autre milieu, qu’elle a parlé dans une langue quelque peu différente et a une autre image de la situation. Si on rassemble dix personnes venues d’horizons artistiques différents elles vont rencontrer la même incompréhension réciproque. Mais il s’agit de notre vie, de la vie de notre pays, de notre langue. D’autres gens écrivent aussi  dans notre langue, c’est pourquoi, pratiquement, la situation se résoudra plus rapidement que nous, les théoriciens, ne le pensons.

Aleksandr Mitta (Réalisateur, scénariste, auteur d’un livre sur l’art du scénario).

Je pense que le problème n’est pas dans les questions, mais dans les réponses. Quand la télévision a eu besoin d’un nouveau format, elle a pris les formats américains, les a adaptés, a formé des gens. Et elle s’est mise à sortir ses propres séries. Le problème est de trouver les bonnes réponses. Chez Amedia [société de production audiovisuelle, crée en 2002 par Alexandre Akopov – Kinoglaz] nous avons décidé de créer une formation internationale de scénaristes. En ce qui me concerne, j’ai une spécialisation étroite, je travaille sur la structure du scénario relativement au visuel d’un film. Sur ce sujet, je travaille dans toutes les sociétés américaines importantes qui sont à Moscou, en Lituanie, en Ukraine et en Tchéquie. Mais je n’ai pas été une seule fois invité au VGIK, je n’y suis pas utile. Il est vrai qu’on m’associe à des discussions. Akopov est le premier qui m’ait fait venir devant ses étudiants et j’ai rencontré un auditoire talentueux, supérieur à celui que j’ai vu en Allemagne. Il a organisé un concours de cinq cents personnes en Russie, en a sélectionné quarante, et a dépensé beaucoup d’argent de la société pour que ça marche. Ce sont des producteurs de talent, on travaille avec eux, on tourne avec eux. Et sur cette base, je crois que nous développerons quelque chose. Mais aller à des expositions, au théâtre, c’est comme arriver en Angleterre sans connaître la langue et écouter ce que les gens disent…

Aleksandr Rodnianski.

Votre histoire avec Amedia, reprend exactement ce dont j’ai parlé. Il ne s’agit pas du « soi disant » monde de la télévision, mais du monde des vrais Majors qui existent dans le pays, de ceux qui investissent de l’argent dans tout ce qui bouge. Le monde de la télévision n’existe pas de façon séparée. Ne vous leurrez pas. Il est à l’origine du cinéma.

Sergueï Choumakov (Producteur).

Dans une discussion récente sur la chaîne Kultura, j’ai noté cette idée remarquable : il n’y a rien qui puisse empêcher quelqu’un de réfléchir par lui-même. C’est fondamental. Je peux très exactement la reprendre en disant que rien ne peut empêcher aujourd’hui en Russie d’écrire un bon scénario, vraiment rien. Tout le problème vient du fait qu’un point de vue dominant prétend que l’espace médiatique étouffe la culture et nous avec. C’est une question énorme et à dire vrai, c’est de cela que nous discutons, et c’est à cause de cela qu’il y a une fracture entre mainstream et cinéma d’auteur. Ce problème est dans la tête de chacun d’entre nous. Je m’excuse d’en revenir à ce niveau, mais cela me semble crucial et ancré aujourd’hui dans notre conscience. Et c’est pourquoi nous avons tant de mal à aborder toutes ces questions. Pour moi c’est très clair, et je suis complètement d’accord et avec Pavel Tchoukhraï et Aleksandr Rodnianski : il nous faut discuter d’un problème simple, bien identifié : être scénariste, c’est un métier, une profession. Je lis aussi des scénarios et c’est un grand bonheur de tomber sur un texte professionnel. Et je pense que l’absence d’école, de métier et de profession est en grande partie due à ce que Daniil Dondurey a dit très justement sur cette étrange schizophrénie qui fait qu’on utilise les bienfaits de la situation médiatique contemporaine et de la société de consommation mais qu’en même temps on vit comme il y a vingt ans. Chaque personnage, chaque héros n’est que pure schizophrénie. Et l’industrie cinématographique, dans ce contexte de busines collectif, extraordinairement complexe du point de vue de la technologie, doit préparer des spécialistes capables de résoudre professionnellement et moralement leurs problèmes. Comme toujours les problèmes sont dans notre conscience.

Sam Klebanov (Président de la société CINEMA WITHOUT FRONTIERS LLC (Russie), présentateur de l’émission « Magie du cinéma » sur la chaîne Kultura).

Pour commencer, je voudrais contester l’opinion selon laquelle il n’y aurait pas de différence entre le cinéma d’auteur et le cinéma commercial. Si, il y en a une. Peut-être est-elle tout simplement que le cinéma commercial est sans auteur et le cinéma d’auteur est sans commerce. Dans le processus de création de certains films, les producteurs indiquent aux réalisateurs, comment faire pour que le film soit vu par des millions de spectateurs, c’est du cinéma de producteur. D’autres films utilisent dès le départ un langage plus difficile qui évoque certains problèmes auprès des spectateurs, tout en sachant que la plupart d’entre eux n’auront pas envie de payer pour voir les problèmes des autres. La majorité ne voudra pas payer pour entendre parler des avortements roumains. Le public considère le cinéma comme un divertissement, c’est pourquoi il y a bien une différence. J’ai travaillé longtemps dans la distribution, aujourd’hui je fais mes premiers pas dans la production et je voudrais bien faire partager mes premières impressions. Le problème, me semble-t-il réside non seulement dans le niveau des scénaristes, mais aussi dans le niveau des producteurs, ou qui se disent tels. A mon avis c’est simplement l’incapacité d’analyser professionnellement, d’introduire du bon sens et une certaine logique. Très souvent on me dit que pour faire un film grand public il faut aller au devant des besoins vils du public. Il faut évaluer ces besoins et le public sera satisfait. Mais pour un certain nombre de raisons, cela ne fonctionne pas ainsi. Le public regardera volontiers, assis sur chez lui sur son divan, en jouant avec la commande de son téléviseur. Mais il n’ira pas payer pour aller au cinéma. Voilà mes impressions après ma courte expérience de producteur.

Il y a des réunions où les producteurs jugent les histoires proposées. Le niveau des discussions peut-être horrible au vrai sens du terme. Souvent l’argumentation se limite à « eh.. , cela me plait ». Ou bien on commence à discuter de stratégies, tout simplement parce qu’une idée a traversé la cervelle de quelqu’un. Il n’y a aucun effort pour faire une véritable analyse. Des quantités de livres ont été écrits sur ce sujet. La plupart d’entre eux n’ont sans doute pas été traduits de l’anglais. La majorité des gens qui font du cinéma ont gagné leur argent ailleurs : pétrole, exploitation d’autres ressources naturelles, jeu…  Les gens qui ont de l’argent veulent diriger le processus, ils veulent dire ce qui leur plaît et ce qui ne leur plaît pas. Tout est de ce niveau, leur plaire ou ne pas leur plaire. Ils essaient de copier Hollywood. Ils voient ce qui marche là-bas et le transplantent sur le sol russe. Ils considèrent qu’avec une certaine panoplie de truquages et une certaine quantité de millions de publicité, tout ira bien. Et cela ne marche pas car, encore une fois, on a copié sans aucune analyse. Beaucoup des derniers films, même parmi ceux qui ont rapporté pas mal d’argent, ont néanmoins beaucoup déçu la critique, le public et les gérants de salles. Les échecs des films sont prévisibles au niveau du scénario et en fait, l’année écoulée a révélé des fiascos retentissants. Des films qu’on avait annoncés comme « le plus important de l’automne », « le hit du printemps », « le film russe de tous les temps et tous les peuples » ont tous échoué. On pouvait prévoir ces échecs simplement en lisant les scénarios. Et ceux qui, après les avoir lus, les ont laissé passer, sans les corriger, ni les retravailler, ni même les jeter à la poubelle, l’ont payé de leur propre argent. J’espère que cela servira de leçon aux autres et qu’une corporation de producteurs un peu plus intellectuelle mettra en place et qu’elle sera prête, lors du processus de création des films, à réfléchir et analyser.

Le cinéma russe n’atteint pas les écrans internationaux. Les producteurs russes montrent une certaine résignation : « Personne n’a besoin de nous, nos problèmes n’intéressent personne ». Mais alors, pourquoi le monde s’intéresse-t-il aux problèmes des deux jeunes femmes de 35 ans dans le film d’Andreas Drezen L’Eté sur le balcon ? C’est pourtant du cinéma local allemand, mais qui pourtant a été vendu dans des dizaines de pays. Et De battre, mon coeur s'est arrêté [de Jacques Audiard - Kinoglaz], et La vie des autres [de Florian Henckel von Donnersmarck - Kinoglaz] sur la vie en RDA ?… Nous n’avons pas un film de ce niveau, l’analyse de nos relations avec le passé n’a pas été montrée en Russie.

Daniil Dondurey.

Le producteur Sergueï Selianov qui est assis dans un coin éloigné va nous faire connaître son opinion.

Sergueï Selianov (Producteur).

Daniil m’a demandé de tirer les conclusions du débat, cela m’a paralysé. Quand même je vais le faire. Gloire aux scénaristes …

Joël Chapron.

Je ne dirai pas que le cinéma russe n’intéresse personne et est inutile en dehors de Russie. Il y a eu bien entendu différents cas de vente ou de tentatives de vente de films russes à nos distributeurs. Beaucoup de distributeurs réagissent assez positivement aux films russes. Le problème est ailleurs. Comment positionner ces films ? Tout repose sur une véritable promotion des films russes – pas du cinéma russe, car en ce moment le cinéma russe en tant que tel n’existe pas. Il existe différents films russes, l’ensemble de ces films constitue le cinéma russe, mais le cinéma russe en tant que tel n’existe pas. Les distributeurs ne le connaissent vraiment pas. Il n’y a pas de noms célèbres, il y a un langage incompréhensible, un milieu complètement incompréhensible, on ne sait pas de quelle société il s’agit. Si l’on prend tout en considération, il n’y a pas un seul distributeur qui osera prendre ce film, car il ne saura pas quoi en faire. Il lui plaît, il n’y a pas de problème. Vraisemblablement ce film intéressera dans un pays comme la France, pas seulement une personne mais des milliers. Mais comment le positionner ? Sur des panneaux publicitaires ? Mais pas un nom connu. Dire que le film montre la Russie ? De toutes façons la Russie dont parle le film n’est pas celle à laquelle le spectateur est habitué. Il ne sait pas comment faire face à cette situation. Le produit est absolument inconnu. Je ne sais pas combien de millions de dollars la Fox a investi, pour s’en sortir, car personne ne sait combien de dollars il faut investir pour qu’un nouveau produit soit reconnu. C’est là que se situe le problème le plus important et non dans le fait que le cinéma russe n’est pas intéressant.

Daniil Dondurey.

Nous concluons la discussion. Le sujet dont a parlé Joël est aussi très intéressant. Au festival de Moscou, le 25 juin, nous discuterons sur le thème : pourquoi le cinéma russe ne s’exporte-t-il pas ?