Biographie, articles et interviews de Joël Chapron


« AUJOURD’HUI, ON NE CONNAÎT PLUS PERSONNE DANS LE CINÉMA RUSSE. »

Interview de Joël Chapron
9 juillet 2016


Avec la participation de Priscilla Gessati
(co-auteur avec Joël Chapron, distributrice et éditrice à Potemkine Films)

Propos recueillis par Elena Duffort et Françoise Navailh (Kinoglaz.fr)

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Elena Duffort : Cette année, je voudrais commencer notre interview par ton actualité. Ton premier livre co-écrit avec Priscilla Gessati et sorti en Russie en 2011 s’appelait « Principes et mécanismes de financement du cinéma français ». Votre nouvel ouvrage « L’Exploitation cinématographique en France » vient de sortir en Russie. Peux-tu nous en dire plus ? Quelle est la différence entre les systèmes de production et d’exploitation en France et en Russie ?

Joël Chapron :
La France s’est organisée depuis 70 ans (pour ne pas dire dès 1895 !), à partir de 1945 avec la création du CNC. Les professionnels se gèrent entre eux et l’État vient encadrer le système du cinéma dans son ensemble. C’est là, la grande différence avec ce qui se passe en Russie. « Encadrer », ça veut dire que ce sont les professionnels qui prennent les décisions et c’est l’État qui les entérine. Les professionnels sont réunis dans le cadre qui a été mis en place par le CNC sous forme de commissions, de comités. Ils se réunissent très régulièrement pour aborder tous les sujets : la production, la distribution, l’exploitation et l’exportation. Le CNC est là pour rappeler les règles, rappeler la loi, rappeler les règlements, mais le CNC ne prend pas de décisions et c’est là véritablement le fondement du système français et en cela que diffèrent les systèmes russe et français, même si je dois reconnaître que le ministère russe de la Culture, depuis deux-trois ans, a fait un pas dans ce sens-là, puisque, maintenant, il y a des commissions mises en place du côté professionnel qui lisent les scénarios, qui les approuvent et, en théorie, le ministère de la Culture ne fait qu’entériner les décisions prises après lecture des scénarios. Je dis bien « en théorie », puisque, ensuite, il arrive très souvent que les scénarios soient rejetés par les fonctionnaires, alors même que les professionnels ont demandé que les scénarios soient acceptés…

En ce qui concerne l’exploitation en France, elle a été taxée immédiatement via le système mis en place par le CNC en 1946 : dès 1948, une taxe, appelée désormais TSA (Taxe Spéciale Additionnelle), vient ponctionner tous les billets de cinéma de tous les films de quelque nationalité qu’ils soient et cette ponction vient abonder un fonds de soutien qui, au départ, était uniquement pour la production et qui ensuite s’est développé : aujourd’hui ce fonds soutient toujours la production, mais aussi la distribution, l’exploitation, l’exportation, le Festival de Cannes, Unifrance, la Quinzaine des Réalisateurs, etc. Le produit de cette TSA (un peu moins de 11% du prix du billet) représente aujourd’hui une part minoritaire des rentrées de ce fonds, car il est désormais essentiellement abondé par une taxe sur le chiffre d’affaires des chaînes de télévision et, d’une manière générale, par des taxes sur tous les supports – inventées au fur et à mesure des développements technologiques – qui permettent aux consommateurs d’images de les voir. Dès que les chaînes privées de télévision ont vu le jour, une taxe a fait de même ; dès que la vidéo a été inventée, une taxe a été inventée ; idem avec les smartphones, Internet, etc. À chaque fois, tous les consommateurs d’images participent au financement du cinéma français et à toutes ses branches. Ce livre décrit en grande partie toute l’histoire de l’exploitation et comment tout le système s’est mis en place.

Il y a dans le livre une partie entière sur l’état de l’exploitation (le nombre de multiplexes, le nombre des salles Art & Essai, etc.) en 2014, suivie de quatre parties essentiellement pratiques, sous forme de manuel, puisqu’on traite des sujets comme : « comment ouvrir une salle en France » avec les obligations et les interdictions, « comment on gère une salle », « comment on la programme », ainsi que la politique tarifaire mise en place en France avec un encadrement là aussi plus ou moins régulé, mais un encadrement certain. On donne aussi toutes les explications sur le fonctionnement de nos cartes illimitées – UGC et Gaumont, notamment. C’est vraiment un livre destiné à devenir un manuel. Comme pour le premier livre sur les principes du financement, il s’agit d’un livre de commande. Cette commande émanait, comme pour le premier ouvrage, d’un professionnel russe, lui-même propriétaire de salles de cinéma, mais dont l’activité principale est l’édition, et qui a envie que son pays aille dans le sens d’un meilleur encadrement du cinéma et d’une professionnalisation plus accrue. L’éditeur en est donc le cinéma Pioner, à Moscou, qui est sans doute la salle « art et essai » la plus emblématique du pays aujourd’hui. Le premier livre était et est toujours offert, à la caisse même du cinéma, à tous ceux qui s’intéressent à l’industrie cinématographique (sortis en 2011, les 1 500 exemplaires furent rapidement épuisés et une nouvelle édition profondément refondue a vu le jour en 2013). Ce deuxième ouvrage est, lui, vendu, mais à un prix vraiment raisonnable (250 roubles), les points de vente étant toujours le cinéma Pioner, mais aussi et surtout le VGIK, la grande école de cinéma du pays. Le premier tirage de celui-ci est de 2 500 exemplaires. L’autre intérêt de cet ouvrage est pour les institutions françaises, car il peut contribuer à l’exportation du modèle français qui est un souci permanent du CNC. Certaines personnes à l’étranger pensent que les Français « donnent des leçons », mais décrire un système – forcément imparfait et perfectible, mais qui fonctionne – n’est pas donner des leçons ; le livre se limite d’ailleurs à une froide description sans porter de jugement. Néanmoins, il faut reconnaître que, grâce à ce système, on a 5 500 salles de cinéma dans 2 000 établissements cinématographiques. Ce maillage et le système qui encadre le secteur permettent à la France de compter plus de 200 millions de spectateurs dans les salles par an pour la troisième année consécutive. Il ne faut, par ailleurs, pas oublier que la part de marché du cinéma français est l’une des plus hautes parts de marché de cinéma national en Europe : les mauvaises années, elle peut tomber à 35% et les bonnes, monter à 46% ! Conséquence : le cinéma américain descend parfois au-dessous de la barre des 50% et, à l’exception de la Turquie où la part du cinéma turc est supérieure, il n’y a en Europe aucun équivalent de part de marché du cinéma national aussi importante. Le système contribue à cet état de fait.

Françoise Navailh : Est-ce que ce système peut être actuellement remis en cause dans le cadre de l’Europe ?

Joël Chapron :
Ce n’est pas le système qui est remis en cause mais le financement du système et la répartition du soutien qui profite majoritairement à des œuvres françaises. Ce qui pourrait être en danger, c’est le financement du système. On a des soucis avec Canal+ qui est un gros contributeur du cinéma français. La Commission européenne estime que notre système est trop protectionniste, alors que nous sommes la première cinématographie à aider les autres cinématographies : 42% de tous les films français sont coproduits avec un pays étranger, soit presque un sur deux, c’est beaucoup. Regardez le Festival de Cannes : la Palme d’Or de Ken Loach est une coproduction française. Bruxelles regarde parfois d’un mauvais œil le système français, mais on est assez fortement soutenus par les autres pays et, surtout, par les cinéastes étrangers. D’où le fait que le système français n’est pas censé être remis en cause.

Elena Duffort : Il est vrai que la fréquentation française est exceptionnelle, même si elle a un peu baissé cette année.

Joël Chapron :
C’est passé à 205 millions, on était à 208. Au début 2016, la fréquentation a un peu baissé mais elle est repartie au mois de juin (+6%) et donc on devrait encore dépasser les 200 millions.

Elena Duffort : En fait, ce que je trouve exceptionnel, c’est la répartition des tranches d’âge. Selon CNC, en France, le public des 25-49 ans faisait 39,8% et les plus de 49 ans 29%. C’est-à-dire que le public adulte représente près de 70% de l’ensemble des spectateurs. Et je pense que c’est la plus grosse différence par rapport au public russe des salles. En Russie, on a affaire surtout à un public jeune.

Joël Chapron:
Tout à fait. À partir de la Perestroïka, la Russie a vécu vingt années extrêmement difficiles et les cinémas ont cessé d’être ce qu’ils étaient avant, des lieux conviviaux, même si les salles de cinéma soviétiques n’étaient pas forcément extrêmement sympathiques. Mais c’était au moins un endroit de socialisation où les gens allaient, où ils se retrouvaient. À la Perestroïka, entre l’écran déchiré, le projecteur pas réparé, l’absence de chauffage, il y a eu une désaffection des salles de cinéma. Les gens ont du mal à y retourner, car, pendant près de quinze ans, ils n’avaient plus de bonnes conditions d’accueil, sachant que le développement des multiplexes, avec de bonnes conditions de projection et de bonnes conditions d’accueil, est assez récent : à peine dix ans. C’est le premier constat : les adultes, les plus de 40 ans, qui ont connu, quand ils étaient plus jeunes, de bonnes conditions d’accueil, se sont déshabitués du cinéma et il faut les réhabituer à y revenir, ce qui n’est pas une tâche facile. En France, on n’a pas connu de période de désaffection aussi importante (on ne peut pas comparer la chute de la fréquentation en France dans les années 1980 quand elle est tombée à 110 millions de spectateurs avec l’effondrement du secteur qu’a connu la Russie). Ma mère a 86 ans et ça fait 80 ans qu’elle va au cinéma, sans presque discontinuer. La deuxième raison, c’est que, tout au long des années 1990, le taux de natalité s’est effondré et aujourd’hui, la Russie, depuis le milieu des années 2010, est confrontée à un problème très particulier puisqu’il lui manque 3 millions d’adolescents. Il y a 3 millions de personnes qui ne sont pas nées quand elles auraient dû naître, parce que les gens ne faisaient plus d’enfants. On avait l’habitude de dire que c’étaient les 15-25 ans qui faisaient l’essentiel de la fréquentation russe. Mais aujourd’hui on est en deçà des 15 ans. Et on s’aperçoit que le cinéma américain, qui continue de fournir l’essentiel de ce qui est programmé en salle, a un peu plus de mal à attirer les adolescents et les post-adolescents (15-25 ans), parce que 3 millions de personnes font défaut. Pour la première fois l’année dernière, en 2015, le top n°1 en Russie était « Les Minions », un film pour enfants, et pas « Fast & Furious », un film pour adolescents. Sachant, d’autant plus, que les enfants, comme en France, sont « rentables », car ils ne vont pas au cinéma seuls, mais accompagnés, voire en famille – d’où cette fréquentation record pour « Les Minions ».

Elena Duffort : Mais est-ce que ce public adulte, même réduit, se retrouve quand il va au cinéma ? Est-ce que dans l’offre, en dehors des blockbusters genre « L’Équipage » de Nikolaï Lebedev (sorte de remake du célèbre film homonyme d’Alexandre Mitta) qui a été un gros succès et qui pouvait intéresser un public adulte, il y a des propositions valables pour eux ?

Joël Chapron:
Ils en trouvent dans les salles où les « autres » films, les films « alternatifs », passent. On a aujourd’hui en Russie plus de 400 nouveaux films qui sortent sur les écrans – chiffre en croissance chaque année. On était à 390, on est passé à 420-440. Sur ces 440, il y a les blockbusters américains et les blockbusters russes. Mais ces films-là sont minoritaires : entre 20 et 50. Il reste donc près de 400 films ! Et ces 400 autres films passent à Moscou, à Novossibirsk, à Saint-Pétersbourg à « Dom Kino », ils passent dans un certain nombre de villes, mais évidemment, ils ne passent pas dans toutes les villes de Russie. Les gens, les adultes, ont du mal à voir ces films qui leur sont destinés parce qu’ils n’ont pas un accès physique immédiat, parce qu’il y a l’obstacle des distances. Quand le cinéma qui passe un film qui t’intéresse est à des centaines, voire des milliers de kilomètres c’est forcément compliqué.

Elena Duffort : En France, si j’ai bien compris, 27% des entrées se font à Paris et le reste en province.

Joël Chapron :
Le chiffre analogue en Russie comprend Moscou et Saint-Pétersbourg. À peu près 25% des entrées se font sur ces deux villes et le reste est en province. Sauf que, encore une fois, je parle de la concentration des spectateurs sur un nombre restreint de films. La concentration sur « Les Minions », « Fast & Furious », « L’Équipage » est beaucoup plus importante dans les salles de province que dans les salles moscovites. Le public de tous ces films-là a moins de choix en province qu’à Moscou et va donc plus se concentrer sur les mêmes films. Le top 10 des films en Russie concentre plus de spectateurs (29,2% de tous les billets vendus dans le pays en 2015) que le top 10 des films en France (25,3%). Les 10 premiers films attirent plus de monde. « L’Équipage » a fait 5,4 millions de spectateurs. En termes de recettes, c’est le 2e plus gros succès après « Stalingrad » depuis la Perestroïka. Mais, en termes de nombre d’entrées, c’est le 8e. Pour l’instant, c’est le plus gros succès de l’année. L’année 2016 devrait être jalonnée de quelques blockbusters russes comme celui-là. « L’Équipage » était le premier et le seul du premier semestre. Au deuxième semestre, on a « Le Duelliste » d’Alexeï Mizguirev qui doit sortir en Russie le 29 septembre. On a ensuite « Le Brise-Glace » de Nikolaï Khomeriki, prévu pour le 20 octobre, et « Viking » d’Andreï Kravtchouk qui doit sortir à la fin de l’année. Donc, ça fait 4 blockbusters en une année, ce qui pour la Russie est assez intéressant, parce que ça veut dire qu’il y a une plus grande répartition sur l’année. L’an dernier encore, on constatait que les blockbusters sortaient plutôt au moment de Noël, des fêtes de fin d’année.

Elena Duffort : En France, des films comme « Amour » de Michael Haneke ou même « Le Cœur des hommes » de Marc Esposito, qui parlent d’hommes et de femmes d’un certain âge déjà, ont marché. Ce qu’on ne peut pas dire pour la Russie. N’est-ce pas un cercle vicieux ? Hormis les blockbusters et les films pour les très jeunes, on ne fait pas d’effort pour attirer le public adulte.

Joël Chapron :
Certains cinémas font des efforts. Et certains distributeurs font l’effort d’acheter ce cinéma. Sur le papier, il y a une vraie diversité. Mais cette diversité est plus sur le papier que dans les salles de cinéma. Et c’est là que le système russe présente de réelles carences, puisque les multiplexes installés dans les centres commerciaux sont globalement, comme en France, tournés vers les films grand public. Sauf que l’alternative, qu’on a en France avec les salles Art & Essai, les salles municipales, les miniplexes comme MK2 à Paris, etc., qui proposent un autre cinéma, en principe existe. Ces salles-là existent en Russie, mais il doit y en avoir 20 pour toute la Russie qui montrent autre chose que ce que montrent les multiplexes et elles ne sont pas aidées. En Russie, les multiplexes ne sont pas aidés et ces salles-là ne sont pas aidées. Les seules salles à bénéficier d’une aide depuis maintenant un an, un an et demi, sont les salles de cinéma dans les petites et les moyennes villes et c’est une très belle initiative parce qu’il y a beaucoup d’argent : 3,8 milliards de roubles ont été débloqués cette année pour rouvrir des salles fermées ou rééquiper des salles obsolètes. Eh bien, ces salles-là, censées montrer autre chose, sont condamnées, par contrat avec l’État, à montrer 50% de séances russes. Et ces 50% les excluent du programme Europa Cinemas, un programme du Conseil de l’Europe auquel la Russie participe. Pour bénéficier de la subvention, la part du cinéma national dans ces salles ne doit pas excéder 25%. Or M. Medinski, le ministre de la Culture, exige ses 50% des séances soient allouées au cinéma russe. Donc, ces salles sont exclues du système européen. Et, comme il y a malgré tout pour l’instant une réelle désaffection des Russes envers le cinéma russe, ces salles-là fonctionnent à perte sur les séances russes et donc les programmateurs vont mettre en face des blockbusters américains pour compenser. Paradoxalement, ces salles-là risquent de creuser un peu plus le fossé. Par définition, si vous faites des séances à 4 personnes, vous allez tâcher de trouver des films aptes à attirer 400 personnes dans la salle. Ce qui élimine d’emblée certains films et réduit l’alternative. Et c’est beaucoup plus compliqué pour les salles de vivre sur un cinéma « alternatif », sachant qu’arriver à ramener le public pour ces films-là, c’est un énorme chantier, beaucoup plus important qu’en France parce que c’est vraiment lui faire découvrir ou redécouvrir des choses qu’il avait perdues de vue depuis des années, pour ne pas dire des décennies.

Priscilla Gessati : Pour revenir sur la question du public « plus âgé », n’est-ce pas aussi un problème de l’accessibilité en terme de coût et d’infrastructures? Mais quand on parle du public du troisième âge, entre aussi en ligne de compte le prix du billet. Dans ces nouveaux cinémas, les billets sont élevés. Or, en Russie, ce public a connu un cinéma très bon marché. Est-ce que tout simplement cette tranche d’âge a les moyens physiques et financiers d’aller au cinéma, alors que la télé permet à un plus grand nombre de les voir ?

Joël Chapron : Dans les grandes villes, les seniors ont les moyens. Ailleurs, ça devient compliqué parce que le prix des billets dans les multiplexes est bien plus important que dans les petites salles. Les rabais proposés sur les places de cinéma sont un peu à l’image de ce qu’était l’URSS : les anciens combattants – et il y en a de moins en moins – peuvent toujours en principe avoir accès gratuitement aux séances. Pour le reste, l’offre tarifaire est limitée, pas diversifiée. Les abonnements sont en train de se mettre en place. Il ne s’agit pas d’abonnement illimité, mais un genre de cartes de fidélité : vous achetez d’avance 5 séances qui vous reviennent moins cher. Car, pour avoir un système de carte illimitée attractif, il faut aussi avoir une offre importante et un réseau. Or le plus grand réseau de salles aujourd’hui n’est propriétaire que de 300 écrans pour toute la Russie. Ce qui est peu par rapport au pays, sachant que, en plus, les distances entre les villes sont très grandes et que personne ne va au cinéma dans une autre ville que la sienne. En France, quand vous habitez en province, même entre deux villes, vous avez en général un multiplexe membre d’un réseau à moins de 20 ou 30 kilomètres. En Russie, c’est évidemment impossible. Donc, cela oblige à rester fidèle à votre multiplexe puisque de toute façon vous n’avez pas d’alternative ou si peu. Acheter plusieurs séances à l’avance a du sens, mais pour le moment les cartes illimitées n’existent pas.

Elena Duffort : Passons maintenant aux films russes en France. L’année dernière, à Honfleur, on en a déjà parlé et tu as cité des chiffres qui font froid dans le dos.

Joël Chapron :
Et les chiffres de cette année ne sont pas meilleurs.

Elena Duffort : Il me semble que ce n’est pas la Russie qui effraie les distributeurs français et les spectateurs, mais les films russes, ou bien c’est un système d’exploitation déficient. « Criminel » de Viktor Dement est sorti le 16 mars 2016. «Une nouvelle année » d’Oksana Bytchkova, le 20 juillet. En novembre, ce sera le tour du « Disciple » de Kirill Serebrennikov. Comment sort-on les films en France ? Comment les présente-t-on au public ? Il me semble que la seule façon d’attirer les gens, c’est d’organiser des projections dans les ciné-clubs, là où il y a des amateurs de cinéma russe. Là, la salle est pleine alors qu’ailleurs elle est vide. C’est en tout cas mon expérience personnelle.

Joël Chapron :
Il y aura aussi en septembre « La Supplication », l’adaptation du texte de Svetlana Alexievitch, le prix Nobel de littérature 2015, mais ce n’est pas un film russe. Un 4e film russe est prévu : « Manuel de libération », le nouveau documentaire d’Alexandre Kouznetsov, l’auteur de « Territoire de la liberté » sorti en 2015. Pour l’instant, aucun autre film russe n’est prévu pour 2016. Si on se tourne vers 2015, là il y a eu 8 sorties, une année exceptionnelle, dont le plus gros succès a été « Les Nuits blanches du facteur » d’Andrei Konchalovsky qui a fini sa carrière à 43 276 entrées pour 32 copies, ce qui est très bien. Le rapport spectateurs par copie est bon et ça correspond sans doute à ce que tu dis : ils ont dû envoyer les copies là où il y avait un nid de Russes, des russophones et des russophiles. Quand on met les copies là où il y a des Russes, tu as du monde. Inutile d’avoir beaucoup de copies, 32 ont suffi – sachant que le distributeur a été aidé par le CNC au titre du soutien à la distribution de films issus de cinématographies peu diffusées. Donc, ça c’est le top n°1 pour 2015. Le n°2, c’est « Francofonia » d’Alexandre Sokourov qui est un film très particulier, puisque c’est un film entièrement financé par la France et qui n’est pas une coproduction avec la Russie ; bilan : 31 400 entrées pour 31 copies. Et le 3e film, c’est « Le Souffle » d’Alexandre Kott avec 15 572 spectateurs pour 41 copies. Là, ça a été financièrement difficile parce que Zed, le distributeur français, s’est retrouvé dans le rouge. Sinon, les autres films c’était « L’Idiot » de Youri Bykov qui a fini sa carrière à 9 000 entrées. Le dernier film d’Alexeï Guerman « Il est difficile d’être un dieu » a attiré 6 300 spectateurs. Quand on fait la somme de toutes ces entrées, tous les films russes de 2015 ont fait moins d’entrées que le seul « Leviathan » d’Andreï Zviaguintsev qui a attiré 198 000 spectateurs...

Elena Duffort : Ce qui nous ramène à la question précédente : comment sortir un film russe ? « Leviathan » a bénéficié d’une grosse campagne publicitaire, du nom de Zviaguintsev et du palmarès de Cannes. Mais les autres ? Comment sortir un film russe qui n’a pas d’acteurs connus, pas de récompenses à Cannes, pas d’apport financier pour la promotion ? Est-ce que les distributeurs français doivent vraiment baisser les bras ? Il me semble que la sortie d’un film russe devrait être envisagée plus sur la durée que sur le nombre de copies. Je pense qu’une sortie nationale pour un film russe est hors de question, c’est juste une perte financière pour le distributeur français. Car seul un travail sur la longueur peut payer.

Joël Chapron :
Ou pas. En fait, c’est très compliqué par rapport aux salles de cinéma. L’avantage d’une sortie nationale, c’est que tu as de la presse à un moment donné. Tu en as beaucoup si tu sors « Leviathan », tu en as moins quand tu sors « L’Idiot ». Mais même une bonne couverture de presse ne garantit rien. Si tu passes un film à Annecy en janvier alors que le film était sorti à Paris en septembre, l’exploitant qui a envie de montrer ton film, il se raccroche à quoi ? Toute la campagne de presse est finie, il n’y a plus un article dans aucun journal. Il va prendre ton film parce qu’il l’aime beaucoup. Et il fait quoi après ?

Elena Duffort : J’ai un bon exemple : à Montargis, au sein d’un grand multiplexe, le gérant accueille aussi un ciné-club qui montre des films Art & Essai, avec un public d’enthousiastes. Ce ne sont pas forcément des amateurs de cinéma russe, mais ils ont envie d’un autre cinéma. Ils présentent eux-mêmes les films, les habitués en parlent et du coup ça fonctionne. Et l’exploitant est content parce qu’il y a du monde. Est-ce la solution ? Et est-ce que les Russes en France peuvent aider ?

Joël Chapron :
Évidemment que les Russes pourraient aider, cela va de soi ! Mais pour « Leviathan » le distributeur français n’a pas été aidé du tout. L’ambassade de Russie ne prend rien en charge, ne propose rien. C’est l’inverse d’Unifrance. Unifrance, quand un film français sort quelque part, offre un soutien automatique : si l’artiste va dans un pays pour la sortie de son film, on prend en charge le billet d’avion, où qu’il aille dans le monde. Unifrance paie, qu’il aille en Thaïlande ou qu’il aille au Chili. Quel que soit le prix, on prend en charge le billet d’avion, ce qui est déjà énorme. L’année dernière, on a acheté quelque chose comme 600 billets d’avion. Donc il pourrait y avoir du côté russe une aide analogue chaque fois qu’un film russe sort à l’étranger. Surtout aujourd’hui qu’il y en a si peu. Si, à chaque fois, le distributeur français savait qu’il peut faire venir Zviaguintsev ou Bykov à moindres frais, ça pourrait aider. Pour « L’Idiot », le distributeur avait pensé inviter Bykov, mais finalement il a fait ses comptes et il a renoncé parce qu’il faut payer le billet d’avion, payer l’interprète, payer l’hôtel, payer les repas, faire une avant-première… Et quand tu fais 9 000 entrées, tu ne regrettes pas de ne pas l’avoir fait venir. En même temps, c’est un cercle vicieux parce que, si le réalisateur vient, ça fera plus de presse et ça générera plus d’intérêt. Mais il y a un rapport financier. À toi de le calculer. En revanche, là où je pense que tu as raison, c’est qu’à partir du moment où tu as un « ciné-club » (on l’appelle comme on veut) qui organise de manière régulière des événements, là il y a la possibilité de faire « quelque chose », indépendamment de la date de sortie nationale. Parce que ce n’est plus le film qui est intéressant, c’est l’événement et c’est la salle. Il y a un rendez-vous régulier (par exemple, une fois par semaine), il y a la fidélisation du public qui fait confiance à son exploitant qui éventuellement peut faire venir X, Y ou Z. Là, les gens iront de confiance. Certaines choses les intéressent plus que d’autres, mais globalement il y a un intérêt. Quand une salle de cinéma – et là c’est le travail de la salle, je dirais presque que le distributeur ne peut pas faire grand-chose – s’investit, le résultat suit. Quand j’étais professeur à Avignon, j’ai présenté de nombreux films au cinéma Utopia ; par exemple, l’année dernière, « L’Idiot». Je ne pouvais venir que deux semaines après la sortie nationale du film et pourtant l’exploitant m’a dit que, à la séance que j’ai présentée, il y avait eu plus de monde qu’à n’importe quelle autre séance d’avant en exploitation normale. Ce n’était pas pour moi, c’est parce que c’était un événement créé autour d’une séance et le contraste était brutal. Je rejoins ce que tu dis : il faut arriver à créer quelque chose, il ne faut pas sortir un film russe comme ça, sans préparation. Globalement, il faut qu’il soit accompagné de quelqu’un qui peut être soit du film soit toi, moi, Françoise, quelqu’un qui sait parler du cinéma russe. Il faut qu’il soit accompagné d’une manière ou d’une autre. Même le décorateur qui aura un point de vue de décorateur. Dans le cinéma russe aujourd’hui, effectivement on ne connaît plus personne. Nikita Mikhalkov, la personnalité russe la plus connue en France, n’a sorti en France que 3 films ces vingt dernières années (« Soleil trompeur », « Anna de 6 à 18 » et « 12 ») : les 2 derniers ont attiré moins de 20 000 spectateurs chacun. Le seul cinéaste à faire des entrées sur son nom, c’est Andreï Zviaguintsev (mais personne n’arrive à prononcer son nom, ça n’aide pas…). Et, de toute façon, même Zviaguintsev, comme dit son producteur Alexandre Rodnianski, est allé au maximum en théorie du nombre de spectateurs potentiels pour un film Art & Essai russe : 200 000 spectateurs (pour « Leviathan »). C’est énorme rapporté aux autres films russes, mais c’est peut-être la limite supérieure pour ce genre de films. Cela veut aussi dire que, quand tu finances un film, tu dois savoir à combien de spectateurs tu peux prétendre. Il aurait eu la Palme d’Or, on passait au-dessus de ce nombre. Mais ça reste quand même un plafond. Tu peux, grâce à Cannes, au « Retour » (Lion d’Or à Venise), à « Elena » (primé à Cannes), sortir Zviaguintsev à Montargis sans personne. Mais tu ne peux pas sortir « L’Idiot » ou « Criminel ». Tu ne peux pas sortir quoi que ce soit sans personne. Pour le coup, c’est un échec programmé. D’ailleurs, ça ne concerne pas que le cinéma russe. Un film chilien qui sort à Montargis, il n’y a pas non plus beaucoup de demande. À un moment, il faut éviter de tomber dans la paranoïa russe classique trop facile : «  On ne nous aime pas, on ne nous aime pas ! » Non, c’est juste une situation générale, une évolution.

Priscilla Gessati : Un autre facteur peut jouer : il y a de plus en plus de films qui sortent, c’est difficile de les placer chez les exploitants.

Joël Chapron : Pour les films russes qui sortent dans peu de salles, il y a de fait une inaccessibilité. Et si on veut voir un film russe, il faut chercher sans toujours trouver. De l’autre côté, jamais dans l’histoire du cinéma on n’a eu accès à autant de films d’autant de pays. Il y a 650 films qui sortent par an en France, soit à peu près 200 de plus qu’en Russie ; 650 c’est énorme ! Sachant que le nombre de films américains ne croît pas. Le nombre de films américains est stabilisé à 150-170. Quand on dit « Le cinéma américain envahit les écrans », ce n’est pas vrai. Non, il s’agit de films de Hollywood qui sortent avec un très grand nombre de copies ; 150-170 films sur 650, ce n’est pas une invasion de films – c’est bien moins que la production annuelle française –, c’est une occupation des écrans. Car les films hollywoodiens sortent, c’est vrai, sur un très grand nombre de copies. En France, il y a plus de films français qui sortent que de films américains. En revanche, en Russie, pour l’instant, il y a plus de films américains qui sortent que de films russes. « Pour l’instant », car je n’exclus pas qu’un jour les films russes dépassent en nombre les films américains. M. Medinski a réussi à faire en sorte que les grands circuits d’exploitation s’engagent de manière volontaire sur un pourcentage minimal de séances de films russes (20%). Donc les films russes ont une visibilité plus grande qu’il y a encore un an ou deux, mais ça n’a pas empêché le cinéma russe d’accuser une baisse de 9% de ses spectateurs entre 2014 et 2015, alors même que les films étrangers affichaient une hausse de 12%... Contrairement à ce que souhaite le ministre de la Culture, on ne peut plus obliger aujourd’hui le public à voir les films qu’on lui impose.

Elena Duffort : La situation économique en Russie a un impact sur la production russe, et notamment les coproductions, là où il faut financer en dollars. Est-ce que ça vaut encore la peine pour les Russes de faire une coproduction ? Je parle de vraie coproduction, de tournage ici en France, par exemple à Paris.

Joël Chapron :
En France, il existe ce qu’on appelle « l’agrément du CNC », c’est-à-dire que le film est reconnu français ou pas français en fonction d’un certain nombre de points. Les films sont divisés en deux parties : les films majoritairement français et les films minoritairement français. C’est essentiellement un partage qui se fait sur l’investissement français. J’ai toutes les statistiques sur 15 ans. De 2001 à 2015 : il y a eu 3 300 films agréés français, dont 20 coproductions franco-russes : ça fait 1 sur 165, soit moins de 1%. Et il y en a eu 0 en 2015 : aucun film agréé n’a eu de coproduction officielle russe. Je dis bien « officielle », parce qu’il arrive aussi qu’il y ait un investissement d’un pays, la Russie en l’occurrence, qui vienne abonder la part française du producteur français. « L’Idéal » de Frédéric Beigbeder n’est pas une coproduction, « Dans les forêts de Sibérie » n’est pas non plus une coproduction. Peut-être qu’il y a de l’argent russe, mais je ne suis pas au courant. Pour revenir aux 20 coproductions agréées, il y a eu un sursaut d’agréments de coproductions franco-russes en 2012-2013. En 2013, on en a agréé 5, dont 3 qui ne sont jamais sortis et qui ne sortiront jamais. Les films sont faits, je les ai vus. Ce sont 3 films « minoritaires » : « Deux femmes » de Vera Glagoleva, le film de Mikhaïl Kossirev-Nesterov « Voyage vers la mère » et le film de Philippe Martinez avec Gérard Depardieu et Elizabeth Hurley « Viktor ». Il y a une sorte de légende russe qui dit qu’un film qui ne serait pas coproduit avec la France aurait un échec programmé en France, alors qu’un film coproduit avec la France serait un succès en France, car, s’il y a un coproducteur français, il va tout faire pour que le film sorte, en tablant sur le « patriotisme » local, etc. Pourtant, sur les 20 coproductions agréées, 8 ne sont jamais sorties. C’est énorme, c’est 40% de ces coproductions ! Le plus gros succès en salle parmi ces 20 coproductions agréées, c’est « Un nouveau Russe » de Pavel Lounguine, ce qui nous ramène en 2001. Or, avec le nom de Lounguine, très attractif à l’époque, les entrées du film se sont néanmoins arrêtées à 115 000... Le 2e succès, c’est « Serko » (2006) de Joël Farges (62 000). Le 3e est « Shizo » (2004) de Gouka Omarova qui a atteint 30 000 entrées. Après, on descend au-dessous des 10 000. L’idée qu’un film coproduit par la France aura forcément du succès en France est totalement fallacieuse, sauf que cette idée est très souvent prise et reprise par les médias ou les professionnels russes. Car, parmi eux, personne ne s’intéresse à la réalité des choses, aux vrais chiffres. De plus, venir tourner en France aujourd’hui n’est plus intéressant pour les Russes, ça leur coûte très cher. Les Français peuvent aller tourner là-bas, oui, c’est moins cher, mais ça reste un pays extrêmement difficile sur place parce qu’il faut des visas, il faut des autorisations, parce que tu ne peux rien faire toi-même.

Elena Duffort : Donc, à moins que ce ne soit une coproduction naturelle, justifiée par l’histoire, le scénario…

Joël Chapron :
Et encore. « Est-Ouest » (1999) de Régis Wargnier : j’ai travaillé sur le film pendant deux ans. On a tourné trois semaines à Kiev et six semaines en Bulgarie. On n’a rien tourné en Russie. On avait trouvé à Kiev ce qu’on voulait : tous les extérieurs (ou presque, à part l’ambassade) : la piscine, le fleuve, tout ça c’est Kiev. Mais, si tu n’as pas de nécessité scénaristique de tourner en Russie, tu n’y vas pas. Moi, je déconseille aux gens d’aller en Russie s’ils n’ont pas de raison scénaristique impérative. On peut faire une fausse Russie ailleurs. Et je connais des gens qui ont fini par la déplacer officiellement dans un pays scandinave. Parce que c’est effectivement plus facile. En Russie, tout est compliqué, avec quand même une vieille réputation de mafia, de pots-de-vin, de corruption qui n’est pas totalement fausse encore aujourd’hui. Surtout quand tu tournes en extérieurs : tu vas payer un peu officiellement et beaucoup officieusement. Les gens n’ont pas envie de se confronter à ça. La Russie continue d’avoir une mauvaise image. Donc, c’est compliqué d’aller dans un pays où les gens n’ont pas envie d’aller, où ils anticipent toutes sortes de problèmes. Je viens d’achever la rédaction d’un ouvrage, avec Christel Vergeade, qui fait partie d’une collection, et qui s’appelle « Moscou et Saint-Pétersbourg mises en scènes » (le livre sortira au printemps 2017). Nous avons, pour ce faire, revu plus d’une centaine de films dont l’action se passe dans ces deux villes. Je dis bien « l’action », pas le tournage… De fait, parmi tous les films étrangers qu’on a recensés (en plus des films russes, bien sûr), il n’y en a pratiquement pas un seul dont le tournage dans l’une de ces deux villes ne soit pas intrinsèquement lié au scénario. Nous avons vu une quantité impressionnante de films où ces villes n’ont eu la visite que des deuxièmes équipes (c’est-à-dire sans le metteur en scène ni les acteurs) venues y tourner des plans de lieux facilement reconnaissables, lesquels plans sont ensuite insérés dans le film – qui a été dans sa presque totalité tourné ailleurs. Quand un scénariste ou un cinéaste se pose la question de la ville où doit se situer l’action, il n’a que l’embarras du choix, or jamais il ne se pose la question de la Russie – sauf si la présence de celle-ci est absolument capitale.

Elena Duffort : Et pourtant, le film français « Dans les forêts de Sibérie » a eu du succès, le titre attire. Ou alors c’est le nom de Sylvain Tesson dont le film adapte le récit…

Joël Chapron :
C’est difficile d’analyser pourquoi les gens sont allés voir ce film. Je pense que la Sibérie, plus que la Russie, est un mot qui attire. « Sibérie », ça fait rêver, c’est quasiment déconnecté de la Russie. Sibérie : les spectateurs se voient déjà avec les ours ! On est ailleurs, ce n’est pas un pays, la Sibérie. C’est une image, un mythe. Quant au livre de Sylvain Tesson, je ne suis pas sûr que tout le monde l’ait lu. Ils ont bien fait de garder le mot « Sibérie », ils auraient appelé le film « Dans les forêts », il aurait fait moins d’entrées.

Elena Duffort : Je pense que, comme d’habitude, tu as vu cette année une bonne cinquantaine de films russes pour Cannes. Est-ce que tu as aussi constaté qu’il devient de plus en plus difficile de choisir des films russes pour les festivals internationaux ? Autrement dit, je repose la question que j’avais posée l’année dernière : est-ce que, à ton avis, le cinéma russe est encore dans le cinéma européen, le cinéma mondial, ou bien est-ce un cinéma provincial, hors circuit ? Quel est son avenir ?

Joël Chapron :
On a aujourd’hui, malheureusement, dans le cinéma russe une cruelle absence de metteurs en scène porteurs, en dehors de Zviaguintsev et Sokourov… Et puis, de temps à autre, quelqu’un sort, comme Valeria Gaï Guermanika (« Ils mourront tous sauf moi »), qui a eu une mention Caméra d’or au festival de Cannes puis a disparu des festivals internationaux – elle a fait une série télé, puis un film quasiment interdit. Il y a pas mal de talents qui travaillent actuellement pour la télé – Alexeï Popogrebski (« Comment j’ai passé l’été dernier ») achève une série télé de très bonne qualité.

Elena Duffort : Ils disparaissent dans les séries.

Joël Chapron :
Tout à fait. Ou dans les blockbusters : Nikolaï Khomeriki, Alexeï Mizguirev, Nikolaï Lebedev… Ce n’est pas inintéressant, d’ailleurs. Pour revenir à ta question, je n’ai pas vraiment de réponse. Pendant quasiment dix ans, on n’a pas eu de cinéma italien, c’était peut-être lié à la politique, pardon, à l’absence de politique de Berlusconi, mais on n’avait plus de cinéma italien. Là, brutalement l’année dernière, il y a eu 3 films italiens en compétition à Cannes, de nouveaux noms sont apparus. Tu n’as pas encore vu le dernier film d’Andrei Konchalovsky qui est en compétition à Venise et qui s’appelle « Le Paradis ». Parmi les films à venir, il y a aussi « La Dame de pique » de Pavel Lounguine – qui n’est pas une adaptation de Pouchkine. C’est l’histoire d’une cantatrice qui chantait « La Dame de pique » du temps de l’URSS, qui est partie faire carrière aux États-Unis, qui est devenue mondialement connue et qui revient vingt-sept ans plus tard monter « La Dame de pique » au Bolchoï (Ksenia Rappaport y est formidable). Il y a aussi le nouveau film de Pavel Tchoukhraï qui est en postproduction (provisoirement intitulé « Un tango balte »). Le film raconte l’histoire de Baltes pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec le cortège de persécutions. Il y a le nouveau film de Roustam Khamdamov qui devrait être terminé cet hiver avec un peu de chance. Il y a encore le nouveau film de Sergueï Dvortsevoï, mais il attend que la neige tombe, donc ce n’est pas pour tout de suite. « Le Bolchoï » de Valeri Todorovski est, lui aussi, presque fini (l’histoire de deux danseuses du Bolchoï). « L’Attraction » de Fedor Bondartchouk conte l’histoire d’extra-terrestres qui arrivent sur la Terre et qui essaient d’en repartir ; une histoire d’amour se noue entre un extra-terrestre qui nous ressemble et une fille. Le père de la fille est joué par Oleg Menchikov, qui est donc passé de la catégorie jeune premier, amoureux romantique, à père (ou entraîneur de hockey comme dans « La Légende n°17 »). C’est censé être le premier gros blockbuster du début 2017, puisque le film devrait sortir le 30 janvier 2017

Elena Duffort : Toujours dans les choses à venir, j’ai entendu parler du projet d’Andreï Smirnov « Le Français »  avec Niels Schneider. Est-ce que le film est en tournage ?

Joël Chapron :
Je ne crois pas. On m’en a reparlé il y a deux mois, il voulait retravailler le scénario. C’est globalement mon histoire ! L’histoire d’un Français qui vient enseigner le français en Union soviétique et il lui arrive plein d’histoires. Mais je n’ai que lu le texte et je ne me souviens plus si l’action se passe à Moscou ou en province.

Par ailleurs, je dois souligner un événement important : le Festival de Marrakech, qui existe depuis 2001, invite chaque année une cinématographie. L’année dernière c’était le Canada, l’année d’avant Taïwan... Et cette année, c’est la Russie. Je suis le coordinateur de cette opération : 30 films, qui vont du « Cuirassé Potemkine » à « Leviathan », et 30 invités russes plus 10 journalistes. Donc 40 Russes qui vont faire le voyage à Marrakech du 2 au 10 décembre 2016. C’est une très grosse opération, entièrement financée par le festival marocain. Je n’ai pas encore la liste définitive des films, car je continue de chercher tous les supports. J’ai ma liste idéale mais après… Je pense boucler le programme fin septembre.

Priscilla Gessati : Ce pourrait être un sujet à traiter l’année prochaine : la restauration des films soviétiques et russes.

Françoise Navailh : On avait abordé ce thème en 2015 avec Cannes Classics.

Joël Chapron :
Tout à fait. Cette année à Cannes, on a présenté « Solaris » de Tarkovski. C’était l’unique film russe. « Stalker » est présenté à Venise. À Lyon, il y aura « La Ville Zéro » de Karen Chakhnazarov. Priscilla pour les éditions Potemkine et moi-même pour le festival de Marrakech sommes en train de creuser le sillon des droits d’auteur et des droits d’exploitation des supports existants, ainsi que des restaurations. Je suis en train de récupérer beaucoup de matériau qui me permettra d’écrire un bel article sur les droits des films soviétiques en France avec les problèmes liés au changement de régime politique. Les droits d’auteur et les droits d’exploitation des films soviétiques et russes en général, et leur situation en France : qui les détient, qui peut réellement exploiter quel film sur quel support, etc. De fait, il y a, malheureusement, des sociétés françaises qui, étant détentrices d’un support, continuent de l’exploiter de manière illégale, car elles n’en ont plus les droits. J’ai, curieusement, plus de difficulté à rassembler les films tournés entre 1991 et 2010 que je souhaite projeter à Marrakech. Tout d’abord, la multiplicité des producteurs russes rend la tâche difficile ; les ayants droit français, qui, de toute façon, n’ont pas les droits sur le Maroc, ont, la plupart du temps, vu leurs droits sur la France déjà échoir – mais c’est eux qui ont les supports sous-titrés en français ! ; enfin, la numérisation des salles rend difficilement possible la projection en 35mm (en plus du problème du coût du transport de ces copies). Donc 30 films, c’est 30 cas particuliers à régler…

Françoise Navailh : Est-ce que ce programme pour Marrakech est transposable en France pour un festival ?

Joël Chapron :
J’espère que oui, et cela devrait être plus facile. Je pense que j’aurai, in fine, une vision très précise des droits et des supports et que je pourrai en faire profiter d’autres manifestations, mais je dois avouer que cette quête est très chronophage et je me heurte à beaucoup d’interlocuteurs qui parfois n’y connaissent rien.

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