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ENTRETIEN DU 20 août 2019

Joël CHAPRON. Responsable des pays d’Europe centrale et orientale à Unifrance, correspondant du festival de Cannes pour les pays de l’ex-URSS
Elena DUFFORT. Coordinatrice du Festival du cinéma russe à Honfleur
Françoise NAVAILH. Présidente de l'association kinoglaz.fr

« Le cinéma russe a besoin d’être accompagné lors des sorties de films pour le contextualiser »

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Elena Duffort : La première question, ce sont les films qui étaient à Cannes cette année, en Sélection officielle dans la section Un certain regard. De fait, l’histoire avec le film de Larissa Sadilova est assez intéressante. Le film de Kantemir Balagov Une grande fille (Дылда) a été annoncé lors de la conférence de presse, alors que celui de Sadilova l’a été beaucoup plus tard, au dernier moment, en même temps que le Tarantino. C’est curieux, non ? Comment s’est exactement passée la sélection de ces films ?

Joël Chapron :
Pour ces deux films, la sélection s’est faite de la même manière. Simplement, il arrive fréquemment que Thierry Frémaux, qui dirige la Sélection officielle (il avait prévenu, d’ailleurs, au moment de la conférence de presse), ajoute quelques films après la conférence. Cela peut dépendre des choix qu’ont annoncés la Quinzaine des réalisateurs et la Semaine de la critique, mais aussi des films qui, au dernier moment, quand on propose à leurs auteurs une section parallèle cannoise et non la Compétition officielle, décident de ne pas donner suite et tentent alors d’aller en Compétition officielle à Venise ou à Locarno… Quelques films peuvent alors émerger. Toujours est-il que c’est désormais habituel : environ 90% de la sélection est annoncé à la conférence de presse. Il y a toujours 10% d’annonces après la conférence de presse. Il arrive également très souvent que d’autres sections de la Sélection officielle soient aussi annoncées après la conférence de presse, comme celle de Cannes Classics, par exemple. Il se trouve que le film de Sadilova a été vu à peu près en même temps que les autres films, c’est-à-dire fin mars-début avril, mais n’a émergé que fin avril. Mais le mode de sélection était le même que pour les autres. Le film avait été envoyé directement au comité de sélection, qui me l’a fait suivre pour que je fasse mes commentaires. Je me suis dit qu’il assurerait une jolie présence inhabituelle en section parallèle et ai milité pour que le film soit pris.

Elena Duffort : La sélection à Un certain regard, qu’est-ce que cela signifie par rapport à la Compétition officielle ? Quelles sont les particularités ?

Joël Chapron :
Ce sont des films que l’on estime un peu plus fragiles que ceux retenus pour la Compétition officielle, des films de moindre ampleur aussi. C’est la deuxième grande section de la Sélection officielle qui aujourd’hui a, en plus, acquis un statut différent. En effet, quand Un certain regard a été créé en 1978, c’était juste une section pour voir des films supplémentaires. Alors que, depuis quelques années, il y a un jury, des prix. C’est donc devenu une vraie section parallèle, avec tout ce qu’il faut pour que les films soient jugés et récompensés. Ce sont généralement des films dont Thierry Frémaux considère que les exposer en Compétition officielle pourrait leur nuire.

Elena Duffort : « Fragiles » dans quel sens ? Les réactions de la critique pourraient leur faire du tort ?

Joël Chapron :
D’une part. Et, d’autre part, ce sont généralement des films plus petits, de moindre ampleur. Ce ne sont pas des gros films avec une débauche de décors ou de choses comme ça… C’est toujours compliqué d’essayer d’expliquer ce qu’est la section Un certain regard. Ou ce qu’est la Quinzaine des réalisateurs aussi. La Quinzaine a une ligne, je dirais, plus « auteurs » que, peut-être, Un certain regard. Mais globalement, de toute façon, on est à peu près sur les mêmes tendances. Il y a des films que la Quinzaine souhaite avoir. Comme il y a des films, les mêmes films, qu’Un certain regard souhaite avoir aussi. Après, ce sont les producteurs et les cinéastes qui décident où ils vont – quand les deux sections sont intéressées. Mais il y a pas mal de films où, effectivement, la Quinzaine et Un certain regard sont en compétition. En revanche, il n’y a pas de concurrence avec la Compétition officielle, car, si quelqu’un est sélectionné à la Quinzaine ET en Compétition officielle, par définition, évidemment, il va aller en Compétition. Quand le choix doit se faire entre la Quinzaine et Un certain regard, il peut y avoir une certaine divergence entre les metteurs en scène et les producteurs. Certains vont avoir une fibre plus particulière pour la Quinzaine, d’autres pour Un certain regard. Il y en a aussi qui ont été découverts à Un certain regard, comme Kantemir Balagov en 2017 avec Tesnota –Une vie à l’étroit, qui vont plutôt aller à Un certain regard qu’à la Quinzaine. Après, tout arrive.

Elena Duffort : Revenons aux films sélectionnés.

Joël Chapron :
2019 a été une année faste, puisque, toutes sélections confondues, je compte cinq films « et demi » pour l’espace ex-soviétique : deux russes (Une grande fille de Kantemir Balagov et Il était une fois dans l’Est / Однажды в Трубчевске de Larissa Sadilova) et un ukrainien (En terre de Crimée / Evge de Nariman Aliev) dans la section Un certain regard ; ainsi qu’un géorgien (Et puis nous danserons de Levan Akin) et un letton (Oleg de Juris Kursietis) à la Quinzaine des réalisateurs. Le « demi », c’est Give me Liberty de Kirill Mikhanovsky. C’est un film indépendant américain, dont le financement est entièrement américain, mais le réalisateur est né en Russie. Il a fait un premier long-métrage au Brésil, intitulé Sonhos de Peixe, que la Semaine de la critique cannoise avait sélectionné en 2006, mais qui n’est pas sorti en France, est revenu en Russie pour coréaliser Doubrovski avec Danila Kozlovski (2014), puis s’est installé à Milwaukee, dans le Wisconsin, où il a tourné Give Me Liberty. C’est un film de fiction totalement américain avec des personnes âgées qu’un autocar emmène d’un endroit à un autre. Ce sont des Russes émigrés de longue date et une partie du dialogue est en russe. Il était à la Quinzaine des réalisateurs cette année, avec les films géorgien et letton.

Elena Duffort : Est-ce que la sélection à Un certain regard ou à la Quinzaine joue un rôle pour la sortie des films russes en France ? Le fait d’aller à Cannes doit aider un peu, non ?

Joël Chapron :
Absolument. Ce qui se passe, c’est que presque tous les films de la Compétition sont achetés pour le marché français avant le Festival de Cannes par les distributeurs français, les vendeurs français, etc. Ensuite, au moment où la sélection est annoncée, tous les vendeurs et tous les distributeurs se jettent sur les films pour lesquels il n’y a pas encore de vendeur ni de distributeur. Ce qui était le cas de Sadilova. Une grande fille, en revanche, avait déjà été acheté sur scénario avant même le tournage par le vendeur international Wild Bunch et par le distributeur ARP Sélection. D’ailleurs, sur les cinq films que j’ai mentionnés, ARP Sélection en a acheté trois : Une grande fille, En terre de Crimée et Et puis nous danserons. Mais le Sadilova n’était pas acheté ni par un vendeur ni par un distributeur. Mais, dès que le film fut annoncé, Loco Films en est devenu le vendeur international et c’est la société de distribution Jour de Fête qui le sortira en France au printemps 2020, quand sortiront également Il était une fois dans l’Est et Et puis nous danserons.

Elena Duffort : Je me demandais justement comment traduire Однажды в Трубчевскe (littéralement : Il était une fois à Troubtchevsk)…

Joël Chapron :
De fait, Troubtchevsk pose un problème de prononciation en français. Cela aurait été Minsk, je pense que le toponyme serait resté, mais impossible avec Troubtchevsk ! Tout le monde s’est mis à chercher un titre alternatif. Pour Evge, le film ukrainien également à Un certain regard, c’est moi qui ai trouvé En terre de Crimée. Le titre original Evge est en langue tatare : ça veut dire « retour à la terre ». Le titre anglais est Homeward. Il n’y a pas que le titre qui posait problème. Certes, c’est un film ukrainien, mais la majorité des dialogues est en tatare de Crimée et il y a aussi du russe, de l’ukrainien et de l’arabe…

Françoise Navailh : Et comment rendre ces quatre langues ? Car le public n’a pas vraiment d’oreille…

Joël Chapron :
Impossible. La seule chose que j’ai trouvé à faire, c’est un texte pour le dossier de presse, que les journalistes ne lisent pas toujours, mais dont on espère quand même qu’ils s’en serviront (parce que c’est pour eux que j’ai écrit ce texte) sur qui parle quelle langue dans le film. C’est assez drôle, car je n’avais encore jamais sous-titré un film comme ça. Quand je faisais les sous-titres pour ARP Sélection, Michèle Halberstadt, la directrice générale de la société, les lisait au fur et à mesure que j’avançais. Je lui mettais des couleurs différentes en fonction des langues parlées pour qu’elle voie et sente la différence – même si on savait, elle et moi, que ces couleurs ne seraient pas transposables à l’écran. Il arrive fréquemment dans le film qu’un dialogue soit en deux langues : l’un parle ukrainien et l’autre répond en russe, par exemple. Pour revenir au titre d’une œuvre, en trouver un est toujours compliqué, car c’est quelque chose qui est censé donner envie au spectateur de venir voir le film. Il arrive parfois qu’une traduction littérale ne soit pas bonne. Il vaut mieux trouver autre chose. À titre personnel, par exemple, j’aurais gardé la traduction littérale du film de Serebrennikov, L’Été, et ne l’aurais pas appelé Leto. Mais le distributeur est roi et il est possible que ce titre énigmatique ait attiré des spectateurs que L’Été n’aurait peut-être pas attirés. On ne le saura jamais… Pour revenir au film de Larissa Sadilova, Il était une fois dans l’Est est loin du titre original, mais le choix me semble judicieux. On sent un film léger, loin des clichés que véhicule encore le cinéma russe !

Elena Duffort : Parlons des sorties des films russes en France depuis un an, puisque notre interview se déroule toujours pendant l’été.

Joël Chapron :
Au deuxième semestre 2018 sont sortis 3 films russes : Arythmie de Boris Khlebnikov (1er août, Les Valseurs, un peu moins de 10 000 entrées), Dovlatov d’Alexeï Guerman Jr. (12 septembre, Paradis Films, 4 000 entrées) et Leto (5 décembre, Bac Films/Kinovista, 174 000 entrées). En tout, ce sont donc 5 films russes qui sont sortis en France en 2018 (au premier semestre étaient sortis La Princesse des glaces et Tesnota – Une vie à l’étroit). Durant le premier semestre 2019 sont sortis 4 films russes : Ayka de Sergueï Dvortsevoï (16 janvier, ARP Sélection, 14 000 entrées), L’Homme qui a surpris tout le monde d’Alexeï Tchoupov et Natalia Merkoulova (20 mars, JHR Films, 2 900 entrées), La Princesse des Glaces – Le Monde des miroirs magiques d’Alexeï Tsytsyline (17 avril, Alba Films, 70 000 entrées), Le Fils d’Alexandre Abatourov (si on considère que ce documentaire est un film russe, car sa production est entièrement française – 29 mai, Nour Films, 4 000 entrées). Pour le deuxième semestre sont déjà sortis Folle nuit russe d’Anja Kreis (ce film est passé à Honfleur en 2017 et s’appelait alors À bon chat, bon rat / Нашла коса на камень – 17 juillet, ASC Distribution) ; Factory de Youri Bykov (Завод – 24 juillet, Bac Films/Kinovista) ; Une grande fille de Kantemir Balagov (Дылда – 7 août, ARP Sélection). Et est d’ores et déjà annoncé L’Insensible d’Ivan I. Tverdovski (Подбросы – 11 septembre, Destiny Films ; le film est passé à Honfleur et à la Semaine du cinéma russe à Paris sous le titre Jumpman). Si aucun autre film russe ne sort avant la fin de l’année, cela fera donc 8 nouveaux films sur les écrans français en 2019 – comme en 2015. Certes, les carrières sont forcément différentes les unes des autres. La Princesse des Glaces – Le Monde des miroirs magiques est un film d’animation. Il s’agit du quatrième volet d’une série à succès russe intitulée Снежная королева (cf. Interview de J. Chapron en 2018), mais, en France, ce n’est que le deuxième : l’opus sorti en France précédemment (en avril 2018) était la troisième partie et avait attiré 255 000 spectateurs – un vrai record ! En revanche, la quatrième partie sortie cette année n’a pas renouvelé cet exploit... Selon mes prévisions, je pense cependant que c’est ce film russe qui fera le plus d’entrées en 2019, car je crains qu’Une grande fille n’atteigne pas ce score, malgré la presse très bonne qu’a eue ce film et le déplacement à Paris tout exprès de Kantemir Balagov début juillet.

Elena Duffort : Parlons de la sortie en France de L’Homme qui a surpris tout le monde. Ce film a fait à peu près tous les festivals possibles, il a eu toute la presse possible. Et pourtant, malgré cette presse magnifique, il me semble qu’il est passé quelque peu inaperçu. Je suppose qu’en fait, si on n’a pas un grand distributeur français derrière, qui saurait faire de l’affichage dans le métro et une belle campagne de promotion, il n’y a pas d’autres moyens pour qu’un film russe soit largement vu.

Joël Chapron :
Non. Effectivement, c’est un problème qui concerne pas mal de films russes. Néanmoins, il n’y a pas de distributeurs qui « savent » comment faire et ceux qui « ne savent pas » : il y a des distributeurs qui ont les moyens financiers pour le faire, qui croient dans le film et qui investissent beaucoup d’argent en prenant un gros risque, et ceux, bien plus petits, qui, bien qu’ils croient au film et meurent d’envie qu’un maximum de gens le voient, n’ont pas les moyens d’investir des centaines de milliers d’euros dans la campagne de promotion. Il y a vraiment, on va dire, trois types de distributeurs en France. Il y a les très gros qui sortent les films particulièrement commerciaux comme Gaumont, Pathé, EuropaCorp., etc., qui ne sortent pas de films russes. Il y a eu une exception avec EuropaCorp. en 2011 sur le film de Slava Ross Sibérie, Monamour (Сибирь, Монамур). Luc Besson, propriétaire d’EuropaCorp., s’était au départ entiché du scénario, mais à un moment n’a plus cru dans le potentiel du film. Il a fini par sortir le film en salle (en 2011), mais sur 9 copies seulement pour toute la France (4 200 spectateurs en fin de carrière). Puis vous avez un deuxième échelon avec des sociétés comme Pyramide, Memento, ARP Sélection, Les Films du Losange, Mars Films, qui sont des sociétés importantes, essentiellement tournées vers le cinéma d’auteur grand public (François Ozon, par exemple, Woody Allen…) et qui font de vraies sorties nationales sur tout le territoire, avec des dizaines de copies du film. Et enfin, vous avez un troisième échelon avec des sociétés beaucoup plus petites qui ont moins de moyens et qui vont essayer de sortir le film comme elles le peuvent avec peu de copies, essayer de faire tourner le film… Mais, par voie de conséquence, il n’y aura pas beaucoup de spectateurs malgré souvent une bonne presse. Car la presse va parler du film au moment de la sortie parisienne, mais, comme il y a peu de copies qui circulent, les gens qui veulent le voir en province soit ne le verront jamais, soit le film y arrivera deux mois plus tard et ils auront oublié que c’était ce film-là dont ils avaient lu la critique deux mois plus tôt. Donc, il y a un vrai souci de mise en avant, de mise en valeur. Ça ne concerne pas que le cinéma russe, ça concerne de très nombreux autres films – y compris français. Quand vous vous adressez à une petite structure de distribution, par définition, vous avez un petit nombre de spectateurs in fine, y compris quand vous avez une bonne presse. C’est rarissime que les films fassent beaucoup d’entrées. C’est entre 1 000 et 10 000 spectateurs au maximum. Le plus souvent, les films russes sont sortis par des petites sociétés, rarement par des sociétés d’échelon intermédiaire, jamais par les grandes.

Elena Duffort : Il me semble que, de toute façon, pour les films russes la sortie nationale n’est pas la bonne solution.

Joël Chapron :
Si, ça peut l’être quand il s’agit de pointures. Et, à ce moment-là, effectivement, ce sont des sociétés comme Memento, ARP Sélection ou Pyramide qui font des sorties nationales sur 40, 50, 60 copies. Maintenant, ce sont des DCP, donc ça circule encore plus vite. Une grande fille est sorti sur 61 copies en France, L’Homme qui a surpris tout le monde 18, Folle nuit russe 10 et Dovlatov 9. Pour Une grande fille, il est certain que la sélection cannoise fut capitale, mais ARP Sélection a embauché une attachée de presse à Cannes, puis a fait revenir (à ses frais uniquement) Balagov en juillet à Paris pour refaire des interviews, a repris l’attachée de presse et un interprète (moi-même, en l’occurrence) et a fait un gros travail de promotion. L’investissement financier est sérieux.

Françoise Navailh : À propos de Folle nuit russe, passé à Honfleur en 2017, est-ce que Honfleur peut servir de tremplin pour la visibilité des films russes ?

Joël Chapron :
Ce n’est pas la première fois qu’un film passé à Honfleur sort en salle, mais le film a généralement été acquis en amont par un distributeur. Ce qui est relativement rare, c’est un film qui arrive à Honfleur sans distributeur et en trouve un après. De plus, certains films passant à Honfleur ont un coproducteur français. On ne peut donc pas les mettre sur le même plan (comme L’Insensible, par exemple), car ça change la donne. Pour revenir à Folle nuit russe, Françoise Schnerb, la directrice du festival de Honfleur, m’avait demandé comment traduire le titre russe Нашла коса на камень. J’avais proposé son équivalent français À bon chat bon rat. Le distributeur a trouvé que cette ancienne locution proverbiale n’était aujourd’hui plus comprise et a renommé le film. Depuis que j’ai trouvé le titre Faute d’amour pour Нелюбовь d’Andreï Zviaguintsev, on me consulte souvent, mais le distributeur fait ce qu’il veut. Pour en revenir à votre question, oui, bien sûr, Honfleur peut servir de tremplin pour la visibilité des films russes.

Françoise Navailh : Est-ce que les films de l’ex-URSS circulent à l’intérieur de cet ancien espace ? Par exemple, est-ce que les films géorgiens passent en Russie ?

Joël Chapron :
Actuellement, non. Mais certains metteurs en scène tentent quand même de faire le pont entre les deux pays. Rezo Guiguineïchvili, le réalisateur de Hostages (2017) et ex-gendre de Nikita Mikhalkov, passe son temps entre Tbilissi et Moscou. Il fait des films à droite, il fait des films à gauche, et trouve tout ça absurde parce que justement il tourne à droite et à gauche. Les films ukrainiens ne circulent pas en Russie à de très rares exceptions (cet été sort sur 1 200 copies le film d’animation d’Oleg Malamouj Rouslan et Ludmila : Remise à zéro, dont le titre international est The Stolen Princess, un an et demi après sa sortie ukrainienne) parce que les films russes sont presque tous interdits en Ukraine (6 seulement sont sortis en 2018). Maintenant, avec la nouvelle présidence de Zelenski, je ne sais pas comment ça va évoluer. Pour schématiser, je dirais que, hormis en Ukraine et en Géorgie, les films russes sortent en grand nombre dans la quasi-totalité des autres républiques (y compris dans les pays baltes, pourtant devenus entre-temps membres de l’Union européenne). En revanche, à l’inverse, les films des autres républiques peinent à sortir en dehors de leur territoire, y compris en Russie. D’une manière générale, les Russes ne vont pas voir les films des autres républiques. Ils ne sont pas très ouverts aux autres républiques. Les rares films qui sortent, qui s’exportent (kazakhs, kirghizes, biélorusses, etc.), sont souvent des films de festival. Donc, de toute façon, ils partent avec deux handicaps : non seulement ils viennent de « là-bas », mais en plus ce sont des films d’auteur. En revanche, il y a, en Russie, une production qui se développe en province, et notamment en Yakoutie : une, voire deux dizaines de films se font loin de Moscou et de Saint-Pétersbourg chaque année et, s’il y a encore quelque temps cette production n’était guère visible que dans la région en question, il y a désormais plusieurs films qui sortent dans toute la Russie. Le film emblématique de cette année, Le Soleil ne se couche pas au-dessus de moi de Lioubov Borissova, issu de Yakoutie et sorti en mai 2019, a attiré 40 000 spectateurs.

Françoise Navailh : Est-ce que la télévision, qui continue de montrer des films soviétiques d’antan, fait le tri entre les films russes et les autres ?

Joël Chapron :
En télévision, les cases dédiées aux films de cinéma se réduisent comme peau de chagrin. En Russie comme en France, on montre moins de films même s’il y a toujours des films soviétiques. Et parmi eux, à ma connaissance, les films non russes ne sont pas écartés.

Françoise Navailh : Quels films russes marchent en Russie ? L’offre me paraît assez abondante.

Joël Chapron :
Globalement, ce qui fonctionne le mieux, c’est la nouvelle génération de cinéastes qui font des comédies ou des films d’animation. Non seulement c’est quelque chose de nouveau, mais ces films – en animation numérique, bien évidemment – fonctionnent bien en Russie… et commencent même à bien fonctionner à l’étranger. L’exportation du cinéma russe aujourd’hui n’a rien à voir avec l’exportation du cinéma russe il y a même cinq ans. Parce que, globalement, les films qui s’exportaient alors étaient essentiellement les films de Cannes-Berlin-Venise. Aujourd’hui, les premières entrées à l’exportation sont dues aux blockbusters d’animation : la fameuse Princesse des glaces, par exemple ; La Princesse et le Dragon de Marina Nefedova qui sort dans pas mal de pays ; Gris le (pas si) méchant loup (Sheep and Wolves / Овцы и волки), sorti dans pas mal de pays aussi – même si les principaux marchés pour ces films sont la Chine et les pays d’Europe centrale anciennement sous le joug de Moscou qui renouent avec les films russes après deux décennies d’absence presque totale. Ces films remportent un réel succès et entraînent ce qu’en anglais on appelle des « sequels » (des suites). Sans oublier le succès extraordinaire de Macha et l’ours puisqu’on trouve même en France des produits dérivés à Noël. Donc, voilà un type de films qui marchent très bien. Et puis, il y a ces films que Vladimir Medinski, ministre de la Culture, aime beaucoup parce qu’ils correspondent effectivement à la ligne de promotion de la Russie en tant qu’État et auxquels le public adhère. Ce sont, par exemple, les films sur le sport qui marchent très bien, mieux que les films sur la guerre, même si T-34 d’Alexeï Sidorov a remporté un très grand succès (9,06 millions de spectateurs russes). Dans le genre sportif, le méga blockbuster, c’est Trois secondes (Движение вверх) d’Anton Meguerditchev avec Vladimir Machkov : 12,4 millions de spectateurs, soit le plus grand succès d’un film russe depuis la Perestroïka (le deuxième plus grand succès d’un film après Avatar ; il a également attiré 2,5 millions de spectateurs chinois). Il n’y a rien à dire : le film est très bien fait, de même que La Glace (Лёд) d’Oleg Trofime (6,35 millions de spectateurs russes). Si ces films étaient interprétés par des acteurs américains, ils sortiraient dans le monde entier, mais, comme je le dis souvent, il est commercialement dangereux de sortir ce type de films destinés au grand public, devant donc être doublés, induisant une très grande et coûteuse campagne de presse, car le distributeur ne peut s’appuyer sur rien : ni festivals, ni notoriété des acteurs... Certes, ces films promeuvent évidemment une ligne idéologique qui met en valeur la Russie ; ils s’appuient sur des histoires particulières où la Russie est mise en avant. On peut critiquer ça, mais les Américains l’ont fait et continuent de le faire, les Français l’ont fait aussi. Nous serions mal venus de critiquer. Après, c’est clair que les Français ont été capables de faire aussi Lacombe Lucien. On n’en est pas là en Russie.
Pour rester sur les chiffres, selon des statistiques pour l’instant non officielles, car le Fond Kino n’a toujours pas publié son rapport 2018, 105 films russes seraient sortis en 2018 et auraient attiré 57,1 millions de spectateurs, conférant ainsi à la cinématographie nationale une part de marché de 28,2% (en Europe de l’Est, seule la Pologne peut s’enorgueillir d’une part de marché supérieure : 33,2%). Le top 10 national 2018 est coiffé par Trois secondes, La Glace occupant la 4e place, juste après Avengers: Infinity War. Le ministère de la Culture est évidemment ravi de ces 28,2% de part de marché pour le cinéma national, mais il faut quand même souligner que 18 millions ont vu l’un des deux films du top 10, soit 1 spectateur de film russe sur 3. Comme chaque année, la concentration des entrées sur quelques titres très porteurs est bien plus grande qu’en France ou aux États-Unis. Depuis le début de l’année 2019, c’est T-34 qui, avec ses 9 millions de spectateurs, caracole en tête des films nationaux. Le 2e film de cette liste des succès de l’année, Haut-parleur (Громкая связь) d’Andreï Noujny (remake de la comédie italienne Perfetti sconosciuti de Paolo Genovese, pas sortie en France, mais dont Fred Cavayé a fait un remake français sous le titre Le Jeu) n’a attiré « que » 1,97 million de spectateurs. Durant les six premiers mois de l’année 2019, 82 films russes sont sortis, attirant 33,3 millions de spectateurs, soit 29,5% des billets vendus ce semestre.

Elena Duffort : Si je comprends bien, dans la cour des grands – c’est-à-dire pour une exploitation en salle en France – jouent surtout les films Art & Essai. Encore une fois, les gros succès commerciaux en Russie comme justement T-34, par exemple, ne sont pas vendus.

Joël Chapron :
Ce n’est pas tout à fait exact. J’assiste depuis quelques années au développement d’un réseau de distribution en France que je qualifierais d’« alternatif » : il s’agit de celui du DVD et de la VOD. On peut trouver aujourd’hui de manière tout à fait légale, sous-titrés en français (parfois même doublés), des blockbusters russes comme Saliout-7 (Салют-7) de Klim Chipenko, Attraction (Притяжение) de Fedor Bondartchouk, Mermaid – Le Lac des âmes perdues (Русалка. Озеро мёртвых) de Sviatoslav Podgaevski, Le Gardien des mondes (Черновик) de Sergueï Mokritski, Balkan Line (Балканский рубеж) d’Andreï Volguine, Furious (Легенда о Коловрате) et War Zone (Август. Восьмого) de Djanik Faïziev, et même The Duelist (Дуэлянт) d’Alexeï Mizguirev, sur des plateformes VOD et en DVD/Blu-Ray, mais qui ne sortent pas en salles. Cela ne veut d’ailleurs pas forcément dire que l’acheteur n’a pas acquis les droits d’exploitation en salle : il les a peut-être acquis, mais, pour les raisons que j’ai avancées plus haut, a décidé de ne pas risquer les sommes considérables qu’induirait une sortie en salle. Ces films, qui ont tous attiré en Russie plusieurs centaines de milliers de spectateurs, ne sortent pas en salles en France (ni généralement ailleurs, sauf parfois en Chine) tout simplement pour des questions de budget et d’inadéquation entre le potentiel commercial et l’argent qu’il faudrait investir pour attirer le public pour ces films-là. Encore une fois : on sait qui va aller voir Une grande fille, on ne sait pas qui va aller voir Trois secondes. Et comme on ne sait pas, on est obligé de faire une énorme campagne de promotion parce que personne en France ne connaît l’acteur Vladimir Machkov, parce que personne en France ne connaît son réalisateur Anton Meguerditchev… Le film n’est pas allé à Cannes ni à Berlin ni à Venise ni nulle part. Le distributeur ne peut pas se raccrocher à quoi que ce soit. Et comme il n’est pas aidé non plus par l’État russe ni par l’ambassade de Russie en France ni par Roskino ni par le ministère de la Culture, personne ne va prendre le risque insensé de mettre des centaines de milliers d’euros pour un résultat dont on n’a aucune idée. Donc, à l’exception des deux volets de La Princesse des glaces, tous les autres films qui sortent sont des films de festivals. On a donc, dans le paysage français, quelques films de festivals qui sortent en salle et quelques blockbusters qui sortent en DVD-Blu-Ray. On est bien évidemment loin de la diversité des genres qu’affiche le cinéma russe aujourd’hui. Quand on compare à ce qui se passe en Allemagne, la situation y est totalement différente : en 2018, 22 films russes y sont sortis en salle (sur ces 22 films, 16 ont été sortis par le même distributeur : Kinostar). Le top 5 est composé de : Trois secondes (17 200 entrées), Les Sapins 7 de Timour Bekmambetov, Anna Parmas, Egor Baranov et Alexandre Kott (14 200), Sobibor de Konstantin Khabenski (12 000), La Glace (9 500) et Leto (8 600). On a donc : 2 blockbusters sur le sport, 1 comédie populaire et 2 films de festivals (Sobibor fut le candidat russe l’an dernier pour les Oscar). S’il est sorti 3 fois plus de films russes qu’en France, la différence de fréquentation entre les genres est minime. Prenons le Royaume-Uni. En 2018, 5 films seulement y sont sortis : Faute d’amour (39 500 entrées), Attraction (2 280), L’Entraîneur de Danila Kozlovski (415), le film restauré d’Alexeï Guerman Khroustaliov, ma voiture (410) et Gris le (pas si) méchant loup, le film d’animation de Maxime Volkov et Andreï Galat (35)… On voit bien la distance qui sépare l’exploitation salle des films russes en France, en Allemagne et au Royaume-Uni : en Allemagne, Leto a fait 20 fois moins d’entrées qu’en France (Arythmie, 38 fois moins !) ; au Royaume-Uni, Faute d’amour a fait 6 fois moins d’entrées. Je fais des conférences sur l’histoire du cinéma soviétique et russe en France, en insistant chaque fois sur le fait que chaque pays a son histoire du cinéma soviétique et russe. En voici de nouveau la preuve.

Elena Duffort : Est-ce que tu penses que la nouvelle association de producteurs alternative à Roskino, annoncée cette année à Cannes où ils avaient un stand appelé « Made in Russia », peut changer la situation ?

Joël Chapron :
Ça peut… Pour l’instant, on n’en sait pas suffisamment. J’ai rencontré effectivement les personnes qui s’en occupent. J’ai insisté, quand ils m’en ont parlé justement, sur le fait qu’il faut accompagner les films à l’étranger et qu’il faut trouver une solution pour promouvoir les films. J’espère qu’effectivement ça peut faire bouger les lignes. Le seul danger, c’est que, quand on veut promouvoir une cinématographie, il ne faut pas la vendre. Ça ne peut pas être la même structure. Sauf du temps de l’Union soviétique – Sovexportfilm promouvait et vendait –, mais à l’époque l’État était le seul producteur, le seul promoteur et le seul exportateur. Dès lors qu’on est dans un marché cinématographique libre, avec des producteurs privés, l’organisme s’occupant de la promotion ne peut pas être propriétaire des droits des films. Sinon, il y a un risque évident de corruption, car les personnes seraient tentées de promouvoir en priorité les films sur lesquels l’organisme ou elles-mêmes auraient touché de l’argent. UniFrance, par exemple, peut promouvoir à la fois les films de Luc Besson et de Catherine Breillat, de Philippe de Chauveron et de François Ozon, car aucun film n’appartient à cette structure. Nous ne sommes là « que » pour promouvoir tous ces films. C’est aussi là la difficulté : promouvoir ce qui ne nous appartient pas. Et UniFrance avance sur deux fronts : la promotion des films ET la promotion de la cinématographie française dans son ensemble.

Françoise Navailh : Pourriez-vous développer ce que vous entendez exactement par « promouvoir une cinématographie » ?

Joël Chapron :
Promouvoir une cinématographie, ce n’est pas faire le buzz sur un seul film. Ça passe d’abord par le fait de ne pas mettre en avant ses propres goûts et de se dire que, dès lors qu’on est là pour promouvoir l’ensemble des films d’un pays, on doit promouvoir tous les genres, tous les metteurs en scène, tous les types de films, en fonction non pas des films eux-mêmes et des metteurs en scène, mais en fonction du pays d’accueil, des goûts du public ciblé qu’on connaît ou pas, mais que, en tout cas, les distributeurs sur place ou les directeurs de festivals sur place connaissent et que c’est leurs goûts que l’on doit suivre. À partir du moment où ces gens-là, les directeurs de festivals ou les distributeurs, estiment qu’ils veulent sélectionner ou acheter tel ou tel film, ou tel ou tel genre de films, on doit tout faire pour que ça fonctionne le mieux possible, y compris si ça va à l’inverse de notre propre goût. Fût-on un cinéphile forcené, ce n’est pas ça qu’on met en avant, bien évidemment. Premièrement. Deuxièmement, il faut essayer de penser, quand on a la chance d’avoir une cinématographie qui est également commerciale, que cette cinématographie commerciale peut aussi tirer derrière elle la cinématographie non commerciale, les films d’auteur. Il ne faut pas rejeter la cinématographie commerciale au prétexte que ce serait du « mauvais » cinéma. La cinématographie commerciale a toutes les raisons d’exister. Partout dans le monde, c’est quand même elle qui fait l’essentiel des entrées. On ne peut pas dire au public : « Vous êtes nuls, je vais vous montrer autre chose. » Ce n’est pas le but de ce type de promotion. Ça peut être le but d’un festival, mais ça ne peut pas être le but d’une promotion au niveau de l’État. Et enfin, c’est essayer de penser la promotion : quels sont les supports que l’on peut utiliser ? Quels sont les festivals sur lesquels on peut s’appuyer ? Quand je parle de supports, si je parle du cinéma russe en France, c’est plus facile de sortir un film qui a été sélectionné au Festival de Cannes, ou à un autre grand festival (Toronto, Venise, Berlin, etc.), qu’un film lambda. Le cinéma français a la chance d’avoir à la fois des grands noms du cinéma d’auteur encore vivants, connus à l’étranger, qui continuent de tourner, une nouvelle génération prometteuse et des cinéastes faisant des films populaires. Malheureusement, il y a beaucoup de cinématographies où les cinéastes connus ont disparu ou ont cessé de tourner. Le cinéma allemand aujourd’hui est moins connu qu’il y a quarante ans : on a moins de noms à citer. De même qu’on a moins de noms à citer pour le cinéma italien qu’il y a quarante ans. Idem pour la Russie. La France a la chance d’avoir un renouvellement des générations de cinéastes et d’acteurs qui permettent d’embrayer, si je puis dire, de faire avancer la cinématographie dans son ensemble. Pendant un bon moment, étaient mondialement connus Pierre Richard, Depardieu, Delon, Belmondo, Deneuve… Aujourd’hui, des gens de moins de quarante ans comme Mélanie Laurent, Léa Seydoux, Raphaël Personnaz, etc., ont pris la relève. Mettez Louis Garrel à Moscou ou à Tokyo et les fans sont là pour le voir ! Aujourd’hui, il y a peu de cinématographies (hormis l’américaine, bien sûr) qui peuvent se targuer d’aligner plusieurs noms d’acteurs connus de moins de quarante ans à l’extérieur de leurs frontières. Et c’est sur ces noms-là qu’un distributeur peut s’appuyer pour promouvoir un film. Donc, c’est important d’avoir ça. Malheureusement, le cinéma russe n’a pas ça. Chez les acteurs, c’est sûr. Pour les metteurs en scène, ça reste confidentiel. En 2016, l’interview que j’avais donnée à Kinoglaz s’intitulait « Aujourd’hui, on ne connaît plus personne dans le cinéma russe ». Trois ans plus tard, je dirais que des noms de cinéastes ont émergé grâce aux grands festivals (Serebrennikov, Balagov, Khlebnikov…), mais on ne connaît toujours pas les acteurs et les actrices. En revanche, la notoriété qu’avait acquise Pavel Lounguine (qui vient de fêter ses soixante-dix ans) n’est plus la même. Son dernier film sorti en France, Tsar, date de 2010. Il a depuis tourné deux films en Israël (dont le dernier avec Harvey Keitel), une série télé en Russie et deux films de cinéma, également en Russie. Le dernier, La Fraternité / Братство, qui traite du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan en 1988, est sorti en Russie au printemps dernier lesté d’une polémique : le film devait sortir le 9 mai, mais, cette date étant celle de la Victoire sur l’Allemagne nazie en Russie, le ministre de la Culture a demandé, compte tenu de la vindicte qu’a soulevée le film chez quelques esprits conservateurs, que la sortie soit repoussée de vingt-quatre heures (certains auraient voulu que le film ne sorte jamais). Le film est effectivement sorti et a attiré un peu moins de 200 000 spectateurs. Certains épisodes de l’histoire de ce pays, comme je le disais, semblent devoir être évités par les cinéastes, de nos jours…

Elena Duffort : Est-ce que, dans certaines anciennes républiques soviétiques avec une grande histoire, un grand passé cinématographique, comme l’Ukraine ou la Géorgie (qui n’ont rien à voir maintenant avec la Russie et qui ont leur propre voie aussi), la situation est analogue ? Est-ce mieux ? Font-ils quelque chose ?

Joël Chapron :
La situation est sensiblement la même, mais j’ai l’impression qu’ils avancent plus vite dans le bon sens. En Ukraine, en tout cas, ils sont vraiment très intéressés par la promotion à l’étranger de leurs films. Le Ukrainian Film Institute est en train de commencer à travailler justement sur la promotion à l’étranger. Évidemment, ce qui est compliqué, c’est que pour pouvoir vraiment promouvoir une cinématographie, il faut qu’elle produise un minimum de films. Parce que, sinon, vous promouvez des films mais pas une cinématographie. Pour l’instant, les Géorgiens ont peu de films et donc c’est vraiment au cas par cas qu’a lieu la promotion. Et puis nous danserons de Levan Akin, le film géorgien de Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs, a été acheté par ARP Sélection et sortira en France au printemps 2020. Je ne pense pas qu’il ait un soutien de l’État géorgien pour sa promotion et son exportation. Je sais qu’il n’en a pas eu du tout au niveau de la production. Pour l’instant, la production géorgienne n’est pas très importante, quantitativement parlant. Donc, c’est compliqué. Mais tu as raison d’en parler. Ce sont les deux seuls pays qui, à ma connaissance, essaient de faire quelque chose – hormis les pays baltes. Mais pour eux, il y a un autre système de soutien via l’Europe et Eurimages – l’instance du Conseil de l’Europe à laquelle la Géorgie et l’Arménie ont adhéré, respectivement en 2011 et 2016 (ce sont, avec la Russie et les trois pays baltes, les seules républiques membres d’Eurimages). Et il se trouve qu’Oleg, le film letton de Juris Kursietis qui était aussi à la Quinzaine, est une coproduction avec la France, soutenue par le Centra national de la cinématographie via l’Aide aux cinémas du monde. Il sortira en France le 30 octobre. J’ai l’impression qu’effectivement les deux seuls pays qui essaient pour l’instant de faire quelque chose sont l’Ukraine et la Géorgie. D’ailleurs, j’ai été invité pour faire une conférence mi-septembre en Ukraine dans le cadre de la Kyiv Media Week sur la promotion d’une cinématographie nationale et je pense que cette invitation est notamment liée au besoin que ressentent les Ukrainiens de promouvoir leur cinéma à l’extérieur du pays. Je sais aussi que le Kazakhstan est en train de réfléchir dans cette direction, car la production kazakhstanaise est quantitativement aujourd’hui importante – plus importante que celle de la Géorgie, par exemple – et que le pays a des moyens financiers bien plus grands. C’est vrai que, pour l’instant, le Kazakhstan est dans une période de transition politique depuis la démission de Noursoultan Nazarbaïev en mars dernier. Je pense que tout le monde attend de voir un peu comment tout ça va tourner. Mais je pense que le Kazakhstan peut être la troisième république ex-soviétique à vouloir promouvoir sa cinématographie de manière importante, d’autant plus que le pays s’est doté, cette année, d’une nouvelle loi sur le cinéma tenant tant à promouvoir son cinéma qu’à attirer dans le pays des tournages étrangers avec crédit d’impôt à la clé. Encore une fois, promouvoir des films, c’est bien ; promouvoir une cinématographie, c’est mieux parce que ça la met en avant. C’est vraiment revendiquer l’appartenance. Car le problème du cinéma russe, des cinématographies de l’ex-URSS, c’est que très souvent le pouvoir politique, que ce soit en Russie ou en Géorgie ou en Ukraine ou au Kazakhstan, a envie de promouvoir ce film-ci et pas ce film-là. Or, dès lors que vous commencez à faire des choix entre les films, qu’on va pousser tel film et passer sous silence tel autre, c’est condamner toute la cinématographie à ne pas être connue en tant que telle. Si – comme c’est souvent le cas – c’est une décision politique, voire idéologique qui prévaut et que le pouvoir ou l’organisme en charge de la promotion ne reconnaissent pas le film sélectionné dans un festival comme un film national (ce qui est quand même stupide et aberrant), cela conduit irrémédiablement à un amoindrissement de la notoriété de la cinématographie en général. Il se trouve qu’Une grande fille n’a pas eu de soutien de l’État russe ; Il était une fois dans l’Est, le film de Larissa Sadilova qui était également à Un certain regard à Cannes, non plus. On a donc deux films absolument russes, mais il est clair que ce ne sont pas les films que le ministère de la Culture voudrait promouvoir.

Elena Duffort : Je ne pense pas qu’on puisse se fier aux choix du ministère de la Culture…

Joël Chapron :
Non, bien sûr. Mais ça veut dire qu’il y a une position de l’État qui est de dire : « On promeut ceci et on ne promeut pas cela. » Et je pense que c’est une erreur fondamentale à la base. Quand on a un film français, on le promeut. Quand on s’appelle UniFrance, on promeut un film français, qu’il nous plaise ou non, qu’on l’estime ou non ! Par exemple, un film comme Les Misérables de Ladj Ly, en compétition officielle cette année à Cannes et qui a eu l’un des deux Prix du jury, donne quand même une image assez terrible de la banlieue française. Néanmoins, pour la France, le CNC et UniFrance, c’est une chance et un honneur qu’il ait été sélectionné et primé à Cannes ! Donc on va essayer de pousser au maximum sa promotion à l’étranger, quelle que soit l’image de la France que le film renvoie. L’important, c’est que le film puisse voyager. La stature du cinéma français à l’étranger s’est construite grâce à ça, avec des images extrêmement diverses, parfois contradictoires, quelquefois pas à la gloire de la France. Mais ça ne fait rien, on avance avec ces films-là ; et ce sont ces films-là aussi qui contribuent à assurer la stature du cinéma français dans le monde. Je donne souvent comme exemple Entre les murs qui donnait une image peu flatteuse de l’école française. Mais le film a eu la Palme d’Or et on était ravis ! Depuis, la France en a eu d’autres (Amour de Michael Haneke en 2012 et La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche en 2013), mais, à l’époque, en 2008, cela faisait vingt et un ans que la France n’avait pas reçu de Palme d’or et tout le monde s’en réjouissait, même si le film donnait une image négative de l’école française… Alors que, en ex-Union soviétique (Russie, Kazakhstan, etc.), c’est bien ce type de films qui ne va pas être du tout soutenu, ne va pas être promu. Je vois bien ce qui arrive avec Adilkhan Erjanov au Kazakhstan : le pouvoir n’a qu’une envie, c’est que ses films soient le moins vus possible. Comme Emir Baïgazine : il peut avoir des prix, mais ses films sont mis de côté ; même chose avec Janna Issabaeva : ses films sont mis sur la touche. Ce sont des films que le pouvoir kazakhstanais ne veut pas promouvoir.

Françoise Navailh : Vous disiez précédemment que les blockbusters russes étaient idéologiquement tendancieux, mais les Américains non plus ne sont pas si critiques envers leur système.

Joël Chapron :
On ne peut pas dire cela de manière globale : Voyage au bout de l’enfer ne glorifie pas les États-Unis ; le premier Rambo reproche fortement à l’État américain de ne pas sauver ses soldats au Vietnam, de les abandonner... Des exemples comme ceux-ci, parmi les blockbusters américains, sont légion ! On en est loin en Russie où on a du mal à affronter le passé, voire simplement à en parler. Il y a des années de ça, après la sortie de Good Bye Lenin !, Laurent Daniélou avait dit un jour aux cinéastes russes : « Je trouve ça à la fois insupportable et insensé que les Allemands puissent faire un film comme ça et pas vous ! Votre histoire regorge d’histoires analogues. Allez-y ! » Et en fait, non. Il y a comme un refus de revenir sur plusieurs pans de leur histoire. Est-ce pour des raisons politiques ? Parce qu’ils estiment que ça n’intéressera personne ? Je n’en sais rien. Je me rappelle le film Les Loups gris (Серые волки) d’Igor Gostiev (1993), passé totalement inaperçu, sur la destitution de Nikita Khrouchtchev (qu’interprétait Rolan Bykov). Tout se passait durant les trois jours où il a été destitué en 1964. Cinématographiquement parlant, ce n’était pas forcément un très bon film, mais c’était extrêmement intéressant de voir comment effectivement ce changement de régime s’était opéré dans ce pays.

Françoise Navailh : Et quels films étrangers marchent bien en Russie ?

Joël Chapron :
Les blockbusters américains continuent de bien fonctionner – comme partout ailleurs. Le top 10 de 2018 affiche ainsi 2 films russes (dont Trois secondes qui le coiffe) et 8 films américains. Le Fond Kino n’ayant toujours pas publié son rapport 2018, on ne connaît pas la part de marché des films américains (en 2017, elle s’élevait à 57%). Pour ce qui concerne le cinéma français, les films d’animation (quasiment inexistants il y a quinze ans) marchent de mieux en mieux. Ça va des films d’Astérix en passant par Terra Willy, Croc-Blanc, Ballerina (qui est minoritaire français mais qui a cartonné en Russie), Mune, Le Petit Prince... Dans le top 5 des films majoritaires français de langue française sur ces 5 dernières années, on trouve 3 films d’animation ! Parallèlement, les comédies populaires – genre sur lequel s’est en partie construite l’image du cinéma français dans ce pays – continuent d’attirer des dizaines, voire des centaines de milliers de spectateurs (la série des Taxi, notamment). Depuis Intouchables, Omar Sy est toujours une valeur sûre ou presque en Russie (Demain tout commence a été vu par près de 400 000 spectateurs). Néanmoins, le cinéma français dépasse largement le cadre de ces genres : de fait, 60 productions et coproductions françaises sont sorties en 2017 en Russie, 56 en 2018 ! Climax de Gaspar Noé a attiré près de 90 000 spectateurs et est le 4e meilleur résultat d’un film français en 2018 ! Notre cinématographie est toujours à la 3e place des cinématographies vues en Russie derrière l’américaine et la russe, tant en nombre de films qu’en part de marché, aussi petite que soit cette dernière. On ne peut évidemment pas comparer la présence du cinéma américain et celle du cinéma français, mais celui-ci ne peut non plus être comparé en termes de présence à aucune autre cinématographie mondiale.

Françoise Navailh : Quels sont les projets de Zviaguintsev, Serebrennikov, Sokourov ?

Joël Chapron :
Si tout va bien, Zviaguintsev espère tourner au printemps prochain. Je n’en sais pas beaucoup plus si ce n’est qu’il s’agit d’une histoire contemporaine. Serebrennikov, dont l’assignation à résidence a été levée en avril mais qui ne peut toujours pas sortir du pays, compte tourner l’hiver prochain l’adaptation du roman d’Alexeï Salnikov, Les Petrov dans la grippe et autour d’elle, qui avait été présenté l’an dernier au Salon du livre à Paris, mais qui n’est pas encore traduit en français. L’écriture de Salnikov rappelle par certains côtés Gogol et Boulgakov. Ce film sera sa deuxième coproduction avec la France, car Leto était déjà une coproduction. C’est tout ce que je sais. Quant à Sokourov, il vient d’annoncer qu’il fermait la fondation « Exemple d’intonation » qu’il avait ouverte en 2013 pour aider les jeunes cinéastes à monter leurs projets (dont Tesnota – Une vie à l’étroit de Kantemir Balagov), car il estime que trop de bâtons lui ont été mis dans les roues. Et il prépare actuellement un film sur la Seconde Guerre mondiale, dont il dit peu de choses si ce n’est que toutes les langues européennes y seront parlées… sauf le russe !

Elena Duffort : Pour revenir à la promotion, tu penses que « Made in Russia » est une initiative limitée à des producteurs et qu’ils vont surtout travailler avec leurs propres films …

Joël Chapron :
Je ne sais pas. C’est vraiment un peu trop tôt pour répondre à cette question. Leur premier pas fut de se détacher de Roskino et d’essayer de mettre en avant leurs films – et c’est tout à fait normal, car nombreux sont ceux qui reprochent à Roskino de ne pas promouvoir le cinéma russe, mais seulement quelques films russes triés sur le volet. Mais quelle sera l’étape suivante, je n’en sais rien. Ils sont en partie financés par le ministère du Commerce extérieur russe ou par une des ses agences. Très bien. Mais, encore une fois, est-ce une aide à la vente ou une aide à la promotion ? Il ne faut pas se tromper de cible.

Elena Duffort : Je crois que la demande de financement auprès du ministère était de quarante fois supérieure au financement de Roskino.

Joël Chapron :
C’est possible, je ne sais pas. Il est vrai que des changements structurels sont en train de s’opérer. Le nouveau Fonds du cinéma qu’a lancé Roman Abramovitch et qui a commencé à soutenir des productions de films pourrait aussi se porter sur la promotion, voire l’exportation. Ce Fonds est censé être doté de 1 milliard de roubles la première année, 2 milliards la deuxième, 3 milliards la troisième… Cela va peut-être aussi changer le paysage de la production. Voire de la distribution. Disons qu’on est dans une période transitoire et je ne sais pas qui va faire quoi. Mais ce que je sais, c’est que, pour l’instant, quand on sort un film russe à l’étranger, on n’est pas aidé.

Elena Duffort : À chaque fois, on donne l’exemple de la France, on essaie de trouver des modèles qui pourraient marcher en Russie. Est-ce qu’une structure analogue à ce Fonds existe en France ? Parce que, à ce que j’ai compris, non seulement Abramovitch investit son propre argent, mais il cherche en plus des investisseurs extérieurs. Ce Fonds serait alors une sorte d’intermédiaire. A-t-on quelque chose de semblable en France ?

Joël Chapron :
Non. Il n’y a pas de Fondation « particulière » comme le Fonds qu’a créé Abramovitch. Il y a la Fondation Gan qui, depuis plus de quarante ans, aide à la création de premiers et deuxièmes films, mais qui soutient aussi la diffusion et la restauration de films du patrimoine. Il y a également les Sofica, qui reçoivent de l’argent privé qu’elles réinvestissent dans le cinéma. Mais rien de tout cela n’est comparable à ce qu’a lancé Abramovitch.

Françoise Navailh : Vous avez parlé de l’enveloppe qu’Abramovitch met sur la table. Mais est-ce que sa fondation dispose déjà d’un portefeuille de professionnels ?

Joël Chapron :
L’annonce du lancement de ce Fonds a été faite à l’automne 2018. Il a été officiellement enregistré auprès des services compétents en février 2019 sous le nom de Kinoprime (prononcé « Kinopraïm »). La direction en a été confiée à Anton Malychev qui, jusqu’à l’automne 2018, dirigeait le Fond Kino – c’est-à-dire le fonds financé par l’État russe. Les procédures d’attribution des subventions sont analogues à celles du Fond Kino (comités d’experts auxquels prennent part les grands noms du cinéma russe contemporain : Pavel Tchoukhraï, Sergueï Selyanov, Alexandre Rodnianski, Alexeï Popogrebski…). Un même film peut être soutenu par l’État russe via le ministère de la Culture ou le Fond Kino ET par le fonds Kinoprime. Le tout premier film à avoir reçu un soutien, en mars 2019, est La Fée (Фея) que prépare Anna Melikian. En tout cas, c’est très bien qu’il y ait un nouveau « guichet » où les cinéastes peuvent s’adresser. Parallèlement, je sais qu’Abramovitch a déjà soutenu quelques films, indépendamment du fonds, comme Un Français (Француз) d’Andreï Smirnov.

Elena Duffort : Une des questions cruciales, car on y revient sans cesse, est l’absence en Russie d’un organisme semblable à UniFrance qui s’occuperait de la promotion du cinéma russe à l’étranger sans le vendre. Le ministère de la Culture intervient plutôt au niveau de la production des films, il donne surtout de l’argent à la production russe, ce que je trouve déjà une bonne chose. Le ministère a également dit récemment qu’il financerait des coproductions où le partenaire russe serait minoritaire. J’espère que ça marchera parce qu’on vise à attirer en France des productions étrangères, sachant que c’est très difficile de trouver un coproducteur français, notamment pour un film russe.

Joël Chapron :
C’est moins difficile de trouver un coproducteur français pour un film russe qu’un coproducteur russe pour un film français.

Elena Duffort : C’est vrai ? Et pourquoi ?

Joël Chapron :
Parce qu’il y a quand même des producteurs en France qui ont repéré un certain nombre de metteurs en scène russes et qu’ils ont envie d’aller dans cette direction, comme Guillaume de Seille, par exemple, avec L’Homme qui a surpris tout le monde, L’Insensible, Zoologie, Rebecca Houzel avec les films d’Alexandre Abatourov, Charles-Évrard Tchekhoff avec ceux de Iouri Bykov... Je reconnais qu’ils sont peu nombreux, mais ils ont envie de travailler avec des metteurs en scène précis, pas avec le cinéma russe en général, mais avec des réalisateurs qu’ils essaient d’accompagner, de promouvoir. Et ils ont bien raison. Mais des coproductions russes sur des films français, globalement, je n’en connais pas. Des films français, majoritairement français avec un metteur en scène français où il y aurait une participation russe ? Là je n’ai rien qui me vient à l’esprit.

Elena Duffort : Un coproducteur russe pour un film tourné en Russie ?

Joël Chapron :
Que le tournage ait eu lieu en France ou en Russie. Quand Safy Nebbou tourne en 2016 Dans les forêts de Sibérie, il n’y a pas de coproducteur russe, juste un producteur exécutif russe payé par le producteur délégué français.

Elena Duffort : C’est donc probablement la majorité des cas ?

Joël Chapron :
Oui, je pense que c’est très difficile de trouver un coproducteur de manière générale. Mais, in fine, il y a des films russes avec un coproducteur français mais pas de films français avec un coproducteur russe.

Elena Duffort : On sait qu’un producteur ne va pas sortir l’argent de sa poche. Si la décision du ministère de la Culture de financer des coproductions est mise en place, est-ce que ça peut donner une impulsion ?

Joël Chapron :
Je ne sais pas du tout. En ce moment, Anguelina Nikonova (la réalisatrice de Portrait au crépuscule) tourne en France une partie de son nouveau film Quelqu’un a-t-il vu ma copine ? (Кто-нибудь видел мою девчонку?, tiré du livre éponyme de la femme du célèbre critique Sergueï Dobrotvorski qui raconte la bohème pétersbourgeoise des années 1990). Il n’y a pas de coproducteur français, juste un producteur exécutif. Toute tentative d’améliorer les flux financiers d’un pays à un autre me paraît évidemment bonne. Après, comment faire en sorte que les coproductions se fassent, je ne sais pas.

Elena Duffort : En juin, à Saint-Pétersbourg, des producteurs ont parlé avec le ministre de la Culture des difficultés d’attirer les productions étrangères dans la province russe. Au grand étonnement du ministère qui ignorait même l’existence de ces difficultés. Or il y a des choses qui sont de la compétence du ministère de l’Économie et d’autres du ministère de la Culture. Déjà il faudrait trouver un accord entre eux sur les aides financières.

Joël Chapron :
Absolument. C’est prioritaire.

Elena Duffort : Donc, ce qui est difficile avec la Russie (en dehors de la question des visas), c’est le problème des abattements relevant du crédit d’impôt. À ton avis, est-ce cela qui empêche ces tournages en Russie ?

Joël Chapron :
Je pense que c’est ça la première étape qui empêche. Mais on peut arriver à surmonter cette étape-là. En revanche, ce qui est sûr, c’est que, pour l’instant en tout cas, les Français – et les autres – ne comprennent pas exactement comment fonctionne ce système d’abattements financiers, le « cash rebate ». On a l’impression que c’est un système qui fonctionne par région. Si c’est ça, est-ce que ça veut dire que, si tu as deux jours de tournage à Moscou et trois jours à Mourmansk, le taux varie : à Mourmansk tu paies 100% mais à Moscou il y a un « rebate » de 30% ? Et quelle est l’application concrète : sur les dépenses uniquement dans la région ? Donc, pour l’instant, il n’y a aucun mécanisme au niveau fédéral. Quand la France accueille des tournages étrangers, le crédit d’impôt se fait par rapport, évidemment, aux dépenses effectuées sur le territoire : elles doivent être au minimum de 250 000 euros et représenter au maximum 30% du total investi, sachant que le plafond de remboursement est fixé à 30 millions d’euros – suivant un barème de points. Ces dépenses sont calculées en fonction du nombre de personnes de l’équipe sur place, du nombre de nuitées d’hôtel, du nombre de repas pris dans les restaurants, etc. En juin 2019, justement, le ministère du Développement économique russe a soumis un projet d’ordonnance suivant lequel seraient remboursées aux productions étrangères 25% des dépenses effectuées sur le territoire russe (30% si le film en question donne une bonne image de la Russie !). Pour ce faire, il faut que le budget total du film soit d’au moins 20 millions de roubles (10 s’il s’agit d’un film d’animation, 5 s’il s’agit d’un film documentaire). Comme en France, il y aurait un barème de points. En revanche, l’État russe ne pouvant pas subventionner des sociétés étrangères, ce remboursement se ferait au profit du partenaire exécutif russe… Mi-août, le ministère a annoncé que 70 millions de roubles seraient alloués à ce crédit d’impôt international avant la fin de 2019, 700 millions en 2020 et 1,5 milliard les deux années suivantes, mais aussi que l’abattement serait de 30% à 40% des dépenses sur le territoire. Ce projet court sur quatre années sous l’égide du Centre russe pour l’exportation. En tout cas, rien n’est arrêté pour le moment au niveau fédéral et la Russie reste un pays ne présentant aucun avantage pour des tournages étrangers – la seule raison pour laquelle ces derniers s’y rendent est uniquement scénaristique, si besoin est, et, dès que les scènes indispensables sont en boîte, les tournages repartent ailleurs. C’est le cas de Noureev de Ralph Fiennes, qui s’est rabattu sur la Croatie et la Serbie une fois les épisodes montrant Leningrad tournés. De même qu’Anna de Luc Besson – qui lui aussi s’est rabattu sur la Serbie. Actuellement, au lieu de tourner en Russie, une équipe peut préférer aller tourner en Ukraine. C’est plus pratique et moins cher. C’était déjà le cas il y a vingt et un ans lors du tournage d’Est-Ouest de Régis Wargnier : aucun jour de tournage en Russie, trois semaines à Kiev et six semaines à Sofia. Aujourd’hui, par exemple, la quatrième saison de la série de Canal+ Le Bureau des légendes , qui se vend dans le monde entier, s’est en grande partie tournée en Ukraine alors que l’action est censée se passer en Russie. C’est un manque à gagner certain pour la Russie. Je pense que la non-attractivité due à l’absence de crédit d’impôt fédéral pour les tournages étrangers est un problème plus important que celui des visas. Même si le problème des visas reste un souci.

Elena Duffort : Même les Russes le font. On connaît des productions russes qui aujourd’hui vont tourner en Hongrie ou en Bulgarie au lieu de tourner en Russie parce que, justement, c’est plus simple et moins cher. Fedor Bondartchouk, notamment, a fait ce choix : il a tourné une bonne partie de son nouveau film L’Intrusion (Вторжение, censé sortir début 2020) en studio à Budapest....

Joël Chapron :
Absolument. Même les Russes trouvent que c’est compliqué et cher de tourner en Russie. Et donc, ce n’est pas un hasard si l’arrière-cour qu’est la Biélorussie est depuis longtemps un lieu de tournage prisé des Russes, notamment parce que les studios de Minsk se sont dotés aujourd’hui d’équipements adéquats. On y tourne des films, des téléfilms, des séries… Il y a donc des délocalisations en Biélorussie, en Ukraine, mais aussi en Europe centrale (la quasi-totalité des pays de cette région ont mis en place un crédit d’impôt international pour, justement, attirer les tournages étrangers).

Elena Duffort : Est-ce que tu sais combien de producteurs étrangers sont attirés justement en France grâce à ce système ? Par année et en tout ?

Joël Chapron :
Je n’ai pas tous les chiffres, mais il est possible de se procurer les rapports d’activité annuels de Film France. En 2017, les 42 films étrangers tournés en France (je ne parle que des films de cinéma, pas des séries télé, ni des publicités) ont généré 527 jours de tournage – dont 188 pour les 8 films américains. Un exemple : les dépenses en France de Dunkerque, le film de Christopher Nolan, se sont élevées à 19 millions d’euros ! 450 techniciens français ont travaillé sur le film pendant un mois !

Françoise Navailh : En fait, a-t-on besoin d’un « vrai » décor, d’un « vrai » extérieur russe ou peut-on s’accommoder d’un lieu « genre Russie » ?

Joël Chapron :
Très bonne question. Dans notre livre « Moscou et Saint-Pétersbourg mis en scènes » (1), Christel Vergeade et moi-même citons de nombreux exemples de films dont l’action est censée se passer en Russie, mais qui ont été tournés ailleurs : Docteur Jivago (1965), Reds (1981), Gorky Park (1984), Soleil de nuit (1986), L’Affaire Farewell (2009), etc. D’accord, du temps de l’URSS, pour des raisons politiques et vu les sujets, les films ne pouvaient pas s’y tourner. Mais le résultat était tout à fait satisfaisant et ces films ont contribué à forger une image de ce pays, alors même qu’aucune image n’en provient. Néanmoins, nombreux sont les cinéastes réellement désireux d’y tourner les films dont l’action s’y passe. Prenons Jean-Jacques Annaud pour son Stalingrad (2001). Il voulait vraiment tourner là-bas. Il y est allé, il a fait des repérages, etc. Et puis, un jour, compte tenu des montagnes de difficultés auxquelles il a été confronté, il s’est dit : « Ça suffit. » Et il est parti. Certes, c’était il y a longtemps. Ça serait peut-être plus facile aujourd’hui. Peut-être. Techniquement, sans doute. Politiquement, en revanche, ce serait sans doute plus compliqué pour lui de faire son Stalingrad en Russie. Je pense que, politiquement, à l’époque, c’était possible ; techniquement, c’était compliqué. Aujourd’hui, c’est l’inverse : techniquement plus facile et politiquement plus compliqué. De fait, il est des thèmes qui, aujourd’hui, ne peuvent plus être abordés dans le cinéma en Russie. Quand on voit que le film britannique d’Armando Iannucci, La Mort de Staline, a été tout simplement interdit en Russie (et au Kazakhstan, mais a remporté un beau succès en Biélorussie !), on comprend mieux pourquoi il est impossible d’y tourner des films sur des épisodes historiques de ce pays dont le traitement n’est pas en totale adéquation avec la vision qu’en a le ministère de la Culture.

Françoise Navailh : Peut-on envisager la coproduction d’une série ? On pourrait monter une coproduction franco-russe sur un thème quelconque qui intéresserait les deux parties.

Joël Chapron :
Sur le principe, pourquoi pas, mais se pose d’emblée un double problème : celui des coproductions (pour toutes les raisons évoquées plus haut) et celui spécifique des coproductions télévisuelles. Il faut que les deux parties puissent trouver, si possible en amont, une garantie d’achat d’une chaîne dans chacun des deux pays. Donc, soit c’est une commande directe d’une chaîne de télévision, soit ce sont des sociétés de production télévisuelle qui décident de faire, comme ça se fait en France, une série avec un pilote qu’ensuite ils essaient de vendre à TF1, France Télévisions ou un autre groupe. Mais il faut que, de l’autre côté, il y ait la même démarche, la même volonté pour aller le vendre à la Première Chaîne, au VGTRK ou à je ne sais qui. Et pour l’instant, je n’ai rien vu de tel. Encore une fois, sur le papier, pourquoi pas. Mais…

Françoise Navailh : Ce serait une porte d’entrée « aimable » pour familiariser le public français avec le cinéma russe, les noms russes des acteurs et des réalisateurs. À condition, bien sûr, que les gens identifient le produit comme russe !

Joël Chapron :
Effectivement : comme je le disais, l’animation russe s’exporte bien, mais les spectateurs ne savent souvent pas que c’est un film russe. Pour La Princesse des glaces ou Macha et l’ours, nulle part ce n’est indiqué… Pour en revenir à la télévision, il y a eu une tentative de coproduction de film télé : c’était Raspoutine de Josée Dayan en 2011 qui, sur le papier, était bien imaginé : acteurs français et russes, tournage en Russie, personnages historiques, sujet connu intéressant Français et Russes, etc. C’était alors plus compliqué qu’aujourd’hui. On pourrait imaginer que ce type de séries puisse fonctionner. On a suffisamment d’épisodes historiques en commun, sans remonter à Anne de Kiev en 1050 ! Depuis la fin du xixe siècle ou même il y a cinquante ou cent ans : Normandie-Niemen, les Russes en France en 1914, le Corps expéditionnaire… C’est ce qui se fait actuellement avec les Tchèques sur des histoires franco-tchécoslovaques. Ça pourrait très bien se faire avec la Russie. À condition de surmonter tous les obstacles déjà énumérés. Et puis aussi, d’une manière générale, je ne sais pas si ce sont les Français qui ont une envie moyenne de se lancer sur ces sujets ou si ce sont les Russes qui renâclent…

Françoise Navailh : Parlons du festival Kinotavr à Sotchi. Quel bilan tirez-vous ?

Joël Chapron :
C’est le meilleur festival de cinéma russe, l’endroit idéal à la fois pour rencontrer tous ceux qui font le cinéma russe contemporain, mais également pour apprendre ce qui se fait et va se faire. Pour ce qui est des résultats, le palmarès a laissé beaucoup de gens pantois, les films primés n’étant pas les plus attendus. Vu le nombre de jurys auxquels j’ai participé, comme interprète ou juré, je sais d’expérience qu’avec une même liste de films un autre jury aurait statué forcément différemment. Comme chaque année, je trouve que la production présentée, je le dis depuis quelques années déjà, est plutôt en bonne voie qualitative. Il y a vraiment des films qui, moi, m’avaient intéressé pour Cannes. Pour Une grande fille, il y a eu juste une projection hors compétition parce qu’Alexandre Rodnianski, le président du festival, est aussi le producteur du film. Il ne pouvait pas mettre le film en compétition, évidemment. Mais Il était une fois dans l’Est était en compétition officielle et il a été vraiment beaucoup apprécié. In fine il n’a pas eu de prix, mais l’accueil a été plus que favorable. Parmi les films que j’ai vraiment bien aimés, celui de Niguina Saïfoullaeva, La Fidélité / Верность, sort du lot. Bref, il y avait deux-trois films qui faisaient partie de mes recommandations pour le festival de Cannes. Cannes s’est finalement arrêté à Une grande fille et Il était une fois dans l’Est, mais deux-trois autres films auraient pu aussi y être sélectionnés. Certains films, y compris que j’avais vus, n’étaient pas à Sotchi parce qu’ils espèrent encore aller à Venise ou ailleurs. Je note aussi qu’il y a une compétition qui a l’air de prendre vraiment de l’ampleur qualitativement parlant, c’est celle des courts-métrages ! J’en avais vu quelques-uns à Paris et j’en ai vu plusieurs là-bas. Même si je ne suis pas spécialiste des courts-métrages, on se rend compte qu’il y a une qualité que je ne soupçonnais pas. Les courts-métrages d’école sont franchement prometteurs, que ce soit du point de vue du scénario ou de la mise en scène, avec de jeunes acteurs inconnus, probablement des étudiants. C’est plutôt engageant sur l’avenir, et engageant sur les écoles de cinéma. Le mythique VGIK a perdu de son mythe. Historiquement, il y avait auparavant trois écoles : le VGIK, les Cours supérieurs de scénario et de mise en scène (où enseigne notamment Vladimir Khotinenko) et l’Institut d’État de cinéma et de télévision de Saint-Pétersbourg (dont était issue la jeune étudiante dont le travail de diplôme, Proposition complexe, a été sélectionné cette année à Cannes dans la section de la Cinéfondation). Aujourd’hui, il y a pléthore d’écoles concurrentes – privées, bien sûr. La meilleure, au dire des spécialistes et vu les enseignants qui y officient (Alexeï Popogrebski, Boris Khlebnikov, Ingeborga Dapkunaite…), est Московская школа кино (l’École de cinéma de Moscou). C’est un de ses étudiants qui, avec son film Le Carburant / Топливо, a remporté le Grand Prix du meilleur court-métrage à Sotchi.

Françoise Navailh : N’est-ce pas l’école où vous allez vous-même enseigner à partir de cette année ?

Joël Chapron :
Si, exactement. Je vais y être chargé de cours (une trentaine d’heures réparties sur l’année) qui porteront sur les festivals, Cannes, la promotion du cinéma national, la création de l’image d’un cinéma national à l’extérieur de ses frontières, la place spécifique qu’occupe la salle de cinéma en France (en collaboration avec Priscilla Gessati avec laquelle nous avons coécrit « L’Exploitation cinématographique en France » (2), dont une version en russe a été éditée là-bas), l’histoire du cinéma russe en France et ses répercussions aujourd’hui, la communication sur les films, le financement du cinéma français, les coproductions, les vendeurs internationaux, etc.

Elena Duffort : C’est une actualité chargée, car, en dehors d’UniFrance, tu es tout le temps en train de faire des présentations de films, des séminaires, des conférences. Les gens nous lisent et c’est important.

Joël Chapron :
Oui, et merci à kinoglaz.fr de relayer mes activités liées au cinéma russe, en plus de ma page Facebook, sur laquelle je fais des posts pour informer sur mes activités (animations, débats, rencontres, interviews, etc.) et sur mes déplacements. De fait, je fais de plus en plus de présentations de films, à Paris comme en province… Le cinéma russe encore aujourd’hui, à mon sens, a besoin d’être accompagné lors des sorties de films pour le contextualiser, l’expliciter. J’ai présenté récemment Une grande fille deux fois à la reprise d’Un certain regard au cinéma Reflet-Médicis. J’y ai présenté En terre de Crimée aussi. Voir un film russe sans explications, c’est tout à fait possible. Mais, quand le contexte est expliqué, les gens sortent plus contents parce qu’ils ont l’impression d’avoir eu des clefs de compréhension. Encore une fois, les gens peuvent apprécier le film sans ces clefs, mais ils passent à côté d’un certain nombre de choses, que ce soit sur le contexte des retours des prisonniers de guerre soviétiques en 1945 dans Une grande fille ou le contexte des langues dans le film ukrainien En terre de Crimée. S’ils ne le savent pas, les spectateurs passent totalement à côté d’un des enjeux du film, alors que le problème linguistique est l’un des piliers du film. Moi qui ai fait les sous-titres, je sais qu’on ne peut pas rendre toutes ces différences de langues. Ce n’est pas possible. Les sous-titres aplanissent cette question importante que Nariman Aliev, le metteur en scène, a mise au centre de son film, à savoir que les gens se parlent dans des langues différentes. Et si tu ne l’expliques pas, les gens ne le savent pas. Ici, une introduction s’impose. Donc, je continue de faire de plus en plus de présentations ; ça m’amuse et ça m’intéresse. Je suis ravi.

Elena Duffort : Je pense que chaque présentation, ce n’est pas seulement un plus pour la séance, c’est un événement qui renforce l’impact du film.

Joël Chapron :
Tout à fait. Il y a plus de gens dans la salle quand le film est accompagné. De manière plus générale, dès lors que vous avez affaire à un film d’auteur, de quelque nationalité qu’il soit, il faut que la salle qui le projette essaie au maximum de l’accompagner pour le mettre en avant : inviter le metteur en scène, un technicien, un journaliste, etc., afin de l’événementialiser (pardon pour ce néologisme, mais il est très explicite) au moins sur quelques séances. Ce sont ces séances-là qui attirent le plus de public. Programmer un film sans réfléchir au dispositif qui le mette en avant ne suffit plus aujourd’hui.

Françoise Navailh : Une dernière question. Dans l’interview de 2018, vous aviez parlé de Jean-Marc Quinton, recruté par le plus grand réseau de salles russe Cinema Park/Formula Kino pour assurer une programmation plus diversifiée que celle qui prévaut dans les multiplexes actuellement. Il avait pris son poste en octobre 2017. Qu’est-ce que ça a donné ?

Joël Chapron :
Jean-Marc est resté en poste un an et avait pour tâche de faire bouger les lignes, comme on dit aujourd’hui, de la programmation. Recruté pour infléchir la mise sur le marché des films de manière moins grossière que celle qui prévaut en Russie encore aujourd’hui, il s’est heurté à un certain conservatisme, une peur de voir révolutionner le travail presque mécanique des personnes en charge de cette tâche. Programmer un réseau de plus de 600 salles dans 30 villes est un travail très artisanal qui doit prendre en compte un certain nombre de paramètres pour chaque établissement : type de public, emplacement du cinéma, présence ou non d’une université, niveau économique de la ville, accessibilité du lieu, etc. C’est vers ça que la direction du réseau voulait qu’il aille, mais, malgré les améliorations qu’il avait réussi à apporter sur la seule ville de Saint-Pétersbourg, il n’a pas pu mener sa tâche à bien Je dirais simplement que les voies qu’il souhaitait que prenne le réseau et pour lesquelles il avait été recruté ont fait long feu.

(1) « Moscou et Saint-Pétersbourg mis en scènes », Joël Chapron et Christel Vergeade (Éd. Espaces & Signes / Ciné voyage – Paris / 2017. 116 p.) Le contenu du livre est détaillé dans l’interview 2018.

(2) « L’Exploitation cinématographique en France », Priscilla Gessati et Joël Chapron, (Éd. Dixit – Paris / 2017, 168 p.)

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