Biographie, articles et interviews de Joël Chapron


Entretien du 23 novembre 2020

Joël CHAPRON. Responsable des pays d’Europe centrale et orientale à Unifrance, correspondant du festival de Cannes pour les pays de l’ex-URSS
Elena DUFFORT. Coordinatrice du Festival du cinéma russe à Honfleur
Françoise NAVAILH. Présidente de l'association kinoglaz.fr

« Il faut faire feu de tout bois quand on veut voir un film russe en France !  »

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Françoise Navailh : Nous nous sommes vus la dernière fois le 20 août 2019 (1) et, avant d’aborder l’année 2020 très spécifique, pouvez-vous revenir sur la fin de l’année 2019, les films qui sont sortis en France avant le début de la pandémie et tirer une sorte de bilan de l’année dernière ?

Joël Chapron :
Si je prends les films du deuxième semestre 2019, on dénombre 4 films russes, 2 films lettons et 1 film géorgien. Chronologiquement, Folle nuit russe d’Anja Kreis (17 juillet, ASC Distribution) a attiré 7 200 spectateurs (2) sur 10 copies ; Factory de Iouri Bykov (24 juillet, Bac Films/Kinovista), 10 700 sur 45 copies ; Une grande fille de Kantemir Balagov (7 août, ARP Sélection), 87 000 sur 61 copies ; L’Insensible d’Ivan I. Tverdovski (11 septembre, Destiny Films), 1 600 sur 19 copies. Viennent ensuite les films des autres républiques : Jacob et les chiens qui parlent, film d’animation letton pour enfants d’Edmunds Jansons (9 octobre, Les Films du Préau), 24 000 entrées sur 58 copies ; Oleg de Juris Kursietis (30 octobre, Arizona Films), 3 700 sur 22 copies ; Et puis nous danserons de Levan Akin (6 novembre, ARP Sélection), 27 000 entrées sur 40 copies. Sur ces 7 films, 4 sont des coproductions avec la France (Factory et L’Insensible sont agréés par le CNC comme films minoritairement français ; Oleg et Et puis nous danserons ont tous les deux été soutenus par l’Aide aux cinémas du monde du CNC). 3 d’entre eux étaient à Cannes en 2019 : Une grande fille dans la section Un certain regard, Oleg et Et puis nous danserons à la Quinzaine des réalisateurs. L’année 2019 aura donc vu sortir en tout 8 films russes, 2 films lettons, 1 lituanien, 1 ukrainien et 1 géorgien. C’est Une grande fille qui a remporté le plus grand succès (87 000 entrées), suivi du film d’animation russe La Princesse des glaces – Le Monde des miroirs (73 000), puis de Et puis nous danserons (27 000) et de Jacob et les chiens qui parlent (24 000). Ce quarté de tête souligne deux points importants que j’avais déjà notés dans l’interview de l’an dernier : une société de distribution majeure, qui croit au film et prend un risque financier pour le sortir, donne à ce dernier des chances que les autres films n’ont pas (Une grande fille et Et puis nous danserons sont tous deux sortis par ARP Sélection) ; les films d’animation se fraient une place de plus en plus grande sur les écrans français (2 films de ce quarté de tête sont des films d’animation). Sur le front des coproductions avec l’une des républiques de l’ex-URSS : en 2018, avaient été agréées par le CNC  1 coproduction majoritairement française et minoritairement russe (The Sonata, un film d’horreur d’Andrew Desmond que Condor Distribution a directement sorti en DVD et VOD début 2020) et 1 coproduction majoritairement russe et minoritairement française (L’Insensible [également minoritairement lituanienne]) ; 2 majoritairement françaises et minoritairement ukrainiennes (Cold Blood Legacy – La Mémoire du sang de Frédéric Petitjean [également minoritairement lettonne] et K Contraire de Sarah Marx) et 1 majoritairement allemande et minoritairement ukrainienne et française (Donbass de Sergueï Loznitsa) ; 1 majoritairement géorgienne et minoritairement française (Negative Numbers d’Uta Beria, primé au festival d’Arras en 2019, mais pas sorti en France) ; 1 majoritairement française et minoritairement arménienne (Si le vent tombe de Nora Martirosyan). Soit 7 films dans lesquels une république soviétique était coproductrice, dont 2 avec la Russie. En 2019, le CNC n’a agréé que 1 coproduction avec l’une des anciennes républiques : Au crépuscule de Sharunas Bartas (coproduction lituano-franco-letto-serbo-tchèque). En 2018, 2 films avaient bénéficié du soutien financier de l’Aide aux cinémas du monde  : Leto de Kirill Serebrennikov (Russie) et La Tendre Indifférence du monde d’Adilkhan Erjanov (Kazakhstan). En 2019, ce soutien a été alloué à Oleg, Au crépuscule, A Dark Dark Man d’Adilkhan Erjanov (Kazakhstan) et The Island Within de Ru Hasanov (Azerbaïdjan ; le film a remporté le prix de la mise en scène au festival de Sarajevo à l’été 2020). Par ailleurs, aucun film dans lequel la Russie serait partie prenante n’a été soutenu par Eurimages ni en 2018 ni en 2019.

Elena Duffort : Y a-t-il encore de la place pour les films russes d’art et essai grand public dans les salles françaises et peut-on comparer la situation de la distribution des films russes en France avec celle des films italiens, polonais, hongrois, etc. ? La France reste-t-elle un pays « difficile » pour les Russes ou est-ce un marché difficile pour tout le monde ?

Joël Chapron :
746 nouveaux films sont sortis en salle en France en 2019 (3), dont 391 français, 131 américains (on dit toujours que les films américains envahissent le marché : c’est faux, ils envahissent, certes, les écrans, mais ils ne représentent « que » 17,6 % de l’offre globale), 103 européens non français et 121 d’autres pays. Dans les 391 films, on compte 326 films 100 % ou majoritairement français et 65 minoritairement. Ces derniers sont des films considérés généralement comme étrangers, donc revendiqués comme nationaux par chacun des pays majoritaires. Il faudrait entrer dans le détail de chaque film minoritairement coproduit par la France et sorti en 2019 pour voir d’où viennent ces films « étrangers »… On sait, en revanche, deux choses : sont sortis en 2019 42 films indiens (!)(4), 37 britanniques, 19 japonais, 17 allemands, 12 canadiens, 8 italiens et espagnols. Et on sait parallèlement que 15 films italiens ont été agréés avec une coproduction minoritaire française en 2019 (ce ne sont pas les mêmes que les films sortis, bien entendu, mais ça donne une idée des échanges entre ce pays et la France), 7 allemands, 5 espagnols, 3 canadiens, 1 britannique… Les 8 films russes sortis en 2019 ne font pas particulièrement grise mine, rapportés, de plus, aux 4 roumains, 3 hongrois, 2 polonais… Je le répète chaque année : sortir un film en salle coûte très cher quand on veut atteindre le maximum de spectateurs potentiels. Il faut mettre sur la table plusieurs dizaines, et parfois plusieurs centaines, de milliers d’euros pour promouvoir un film. C’est difficile pour tout le monde et très risqué pour les distributeurs. Et revient alors comme une antienne le fait qu’on ne voit pas, en salle, de films « commerciaux » russes (voir à ce sujet mon interview de l’an dernier) : le risque financier serait bien plus grand que celui que prend un distributeur pour sortir un film art et essai passé par un grand festival…

Françoise Navailh : Sans aborder encore la situation en Russie en 2020, quels films sont sortis en France ?

Joël Chapron :
2 films qui auraient dû sortir en salle ne l’ont pas été. Tout d’abord, En terre de Crimée de l’Ukrainien Nariman Aliev, qui était à Un certain regard en 2019 et avait été acheté par ARP Sélection, ne sortira pas en salle. Le distributeur comptait sur une sélection supplémentaire dans un festival français pour lancer le film – qui avait été, à mon sens, injustement oublié dans les prix cannois –, mais il n’y en eut pas et ARP, voyant la difficulté de promouvoir ce film, ne l’a finalement pas sorti. C’est bien dommage, mais aussi fort compréhensible – j’ai exposé toutes les raisons pour lesquelles il est très difficile de sortir commercialement ce type de films dans mon interview à Kinoglaz l’an dernier. Le deuxième, c’est Il était une fois dans l’Est. Jour2Fête, le distributeur français qui avait acquis ce film de Larissa Sadilova présenté à Un certain regard à Cannes en 2019, avait prévu de le sortir le 29 avril 2020. Le Covid a bouleversé les plans et Jour2Fête l’a sorti directement en VOD le 11 juin 2020. On ne sait pas combien de personnes ont vu ce film, car les résultats commerciaux de la VOD et du DVD film par film ne sont jamais publics – j’y reviendrai plus loin. Donc le seul film russe sorti en salle en 2020, aussi paradoxal que cela puisse paraître, est Michel-Ange d’Andrei Konchalovsky (film de production russe, mais tourné en italien en Italie), qui avait été projeté à Rome en 2019 et acquis par UFO Distribution qui l’a sorti le 21 octobre, soit huit jours avant le second confinement… Le démarrage du film était très bon, mais a été stoppé ; il est néanmoins possible que sa carrière reprenne à la réouverture des cinémas – alors même que la sortie DVD est prévue pour la fin de l’année… Pour ce qui est des films des autres républiques, ED Distribution a sorti le 2 septembre La Jeune Fille à l’écho que le Lituanien Arunas Zebriunas a tourné en 1964 (ED Distribution avait déjà sorti en 2018 un autre film soviétique de ce metteur en scène, La Belle) ; Septième Factory, le 23 septembre, a sorti Ailleurs, un film d’animation letton de Gints Zilbalodis ; Arizona Films, le 14 octobre, A Dark Dark Man du Kazakh Adilkhan Erjanov ; et ASC Distribution était censé sortir Les Voleurs de chevaux des Kazakhs Erlan Nurmukhambetov et Liza Takeba mi-décembre, mais la sortie est repoussée à 2021. Soit, pour cette année 2020 plus que particulière, 1 film russe, 1 lituanien (soviétique), 1 letton et 1 kazakh. Pour ce qui est des coproductions, le CNC ne publiera la liste des agréments délivrés en 2020 qu’au printemps 2021 et je ferai donc, lors de notre prochaine interview, un point sur ceux-ci. En attendant, l’Aide aux cinémas du monde du CNC a accordé son soutien financier lors des 5 sessions qui se sont tenues durant les dix premiers mois de 2020 aux Petrov du Russe Kirill Serebrennikov, à Saint Mineur de la Géorgienne Tinatin Kajrishvili et à Pamfir de l’Ukrainien Dmytro Sukholytkyy-Sobchuk.

Elena Duffort : Et que peux-tu nous dire des sélections pour le Festival de Cannes de 2020 ?

Joël Chapron :
Inutile de vous dire que ce fut particulièrement compliqué pour tout le monde : les sélectionneurs, les producteurs, les metteurs en scène. Il y eut, in fine, trois cas de figure pour les films que les trois sections (la Sélection officielle, la Semaine de la critique et la Quinzaine des réalisateurs) avaient retenus, sachant que chaque section a agi différemment : la Sélection officielle a « labellisé » 56 films sans mentionner dans quelle section ils auraient été présentés (5) ; la Semaine de la critique a labellisé 5 longs-métrages (6) que cette section a accompagnés dans différents festivals ; la Quinzaine des réalisateurs a renoncé à faire de même, laissant aux producteurs et metteurs en scène des films le choix d’à nouveau concourir en 2021 ou bien de tenter d’autres festivals. Premier cas : certains producteurs des films retenus par la Sélection officielle et la Semaine de la critique, apprenant que le festival n’aurait pas lieu et que ces sections ne pouvaient proposer que des « labellisations », décident de renoncer à Cannes et à son label et tentent leur chance dans d’autres festivals (Locarno, Venise, etc.), car, à l’époque, on espérait tous que ces festivals se tiendraient normalement. Donc des films importants ont ainsi rejoint la sélection de Venise et/ou de Toronto, sans qu’on sache qu’ils avaient d’abord été retenus par Cannes. Deuxième cas : les films sélectionnés par les sections cannoises le restent, car le label Cannes pour certains producteurs et metteurs en scène est très important, et ces derniers décident de jouer le jeu de la labellisation et d’être présentés dans d’autres festivals avec lesquels les sections cannoises ont conclu des accords pour que ces films labellisés y soient projetés : 17 films labellisés Cannes/Sélection officielle ont, par exemple, été présentés au festival de San Sebastian, dont 6 ont concouru en compétition (comme Été 85 de François Ozon ou Drunk de Thomas Vinterberg). Je ne peux donc parler que des films de l’ex-URSS que la Sélection officielle a publiquement annoncés (la Semaine n’a labellisé aucun long-métrage de ce territoire). Sur les 56 films, on ne trouve que Au crépuscule de Sharunas Bartas, présenté en compétition à San Sebastian, le film géorgien Dasatskisi de Dea Kulumbegashvili (son premier long-métrage) qui, lui aussi en compétition à San Sebastian, a remporté le premier prix (la Concha d’or) !, et Si le vent tombe de Nora Martirosyan (voir ci-dessus), présenté au festival de Tallinn. Aucun film russe, mais… Troisième cas : certains producteurs et metteurs en scène ont décidé de « geler » leurs films et de les présenter à Cannes en 2021. Quelques films de l’ex-URSS, dont sans doute quelques (?) russes, devraient ainsi s’y retrouver. La seule chose que je peux dire, c’est que Kirill Serebrennikov a fini son film, intitulé Les Petrov – d’après « Les Petrov, la grippe, etc. » d’Alexeï Salnikov dont la traduction est sortie en France en août 2020 aux Éditions des Syrtes et est due à Véronique Patte –, que ce film a comme mandataire international la société française Charades et que c’est Bac Films qui le sortira en France. Pour ce qui est de sa situation personnelle, son assignation à résidence a été levée le 8 avril 2019, mais il est interdit de sortie du territoire. Il a été condamné, en juin 2020, à trois ans de prison avec sursis pour escroquerie et au paiement d’une amende de 129 millions de roubles à partager avec ses deux coaccusés (7). En juillet, son avocat a dit qu’il ne ferait pas appel.

Françoise Navailh : Pouvez-vous également revenir sur les films russes (et ex-soviétiques) présents à Berlin et Venise en 2019 et 2020 ?

Joël Chapron :
En 2019, il n’y eut à Berlin que 1 film issu d’une de ces républiques : Acide du Russe Alexandre Gortchiline (qu’on a vu dans Le Disciple et Leto) présenté dans la section Panorama ; à Venise, dans la section Orizzonti, Atlantis de l’Ukrainien Valentin Vassianovitch et Le Criminel du Géorgien Dmitri Mamoulia, et à la Semaine de la critique Parthenon du Lituanien Mantas Kvedaravicius. En 2020, il y avait en compétition à Berlin 1 film d’une république ex-soviétique : il s’agit du russe (8) Dau. Natacha, un des 10 films du projet « Dau » d’Ilya Khrjanovski. Ce film, dont le mandat de vente internationale a été confié à la société française Coproduction Office, n’a pas encore trouvé de distributeur en France. Il faut savoir, par ailleurs, que 4 de ces 10 films, dont celui-ci, ont été interdits d’exploitation en Russie par le ministère de la Culture en novembre 2019 pour « propagande de la pornographie (9) ». 1 seul autre film avait été sélectionné : Numbers de l’Ukrainien Oleg Sentsov (Berlinale Special). Quant à la Mostra de Venise, avec laquelle le Festival de Cannes n’avait aucun accord de présentation des films labellisés, Chers camarades du Russe Andrei Konchalovsky était en compétition (et a remporté le Prix spécial du jury ; c’est ce film qui représentera la Russie aux Oscars au printemps prochain), ainsi que In Between Dying de l’Azerbaïdjanais Hilal Baydarov. Il y avait également, dans la section Orizzonti, Yellow Cat du très prolifique Kazakh Adilkhan Erjanov, 2 films russes dans la section Venice Days, La Conférence d’Ivan I. Tverdovski et Kitoboy de Filipp Iouriev (qui a remporté le premier prix de cette section) et 1 à la Semaine de la critique, Porani Dorogy (Bad Roads) de l’Ukrainienne Natalia Vorojbit. À ma connaissance, de tous ces films, 1 seul, Chers camarades, a été acquis par une société française, Potemkine Films : il sortira en France en 2021.

Françoise Navailh : Attardons-nous un peu sur Andrei Konchalovsky. Michel-Ange était très attendu, mais c’est surtout sa rétrospective complète à la Cinémathèque française en septembre et octobre 2020 qui devait être un événement important, or il n’est pas venu…

Joël Chapron :
Effectivement. Il était à Venise pour présenter Chers camarades et devait venir directement à Paris à l’issue du festival pour inaugurer sa rétrospective. Plusieurs présentations, master-classes, etc., étaient prévues et des avant-premières de Michel-Ange, mais il a téléphoné à son ami, le grand critique Michel Ciment, qui avait particulièrement œuvré pour cette rétrospective et qui a sorti l’an dernier un livre d’entretiens avec lui, et lui a dit que les médecins ne souhaitaient pas qu’il se rende à Paris compte tenu de son état de santé et qu’il devait rentrer directement à Moscou… La rétrospective s’est donc tenue sans lui. Les présentations qu’on aurait dû faire ensemble au Balzac, à l’Arlequin, je les ai donc faites seul et ai également donné un entretien à UFO Distribution pour les bonus du DVD de Michel-Ange qui doit sortir en fin d’année. Le film est sorti en Russie le 14 novembre 2019 sur 283 copies et a attiré 200 000 spectateurs. Chers camarades y est sorti le 12 novembre 2020 et a attiré, en neuf jours, 28 500 spectateurs, mais, bien que les cinémas russes soient majoritairement ouverts ce mois-ci, on ne peut absolument pas comparer, car la peur de la contagion et la jauge des cinémas abaissée à 50 % voire 25 % rendent toute analyse comparative fallacieuse.

Elena Duffort : Et toi ? Quelles furent tes activités liées au cinéma russe durant cette étrange année ? En as-tu profité pour écrire un livre ?

Joël Chapron :
Tout d’abord, je suis chargé de cours à l’École de cinéma de Moscou depuis la rentrée 2019. J’ai eu la possibilité de donner deux cours à l’automne dernier et devais en donner toute une série en mars… mais ça ne s’est évidemment pas fait. En attendant, j’ai corrigé les devoirs que j’avais donnés aux étudiants, mais ça s’est arrêté là. Nous sommes convenus avec l’École que ces cours reprendront… dès que la situation s’y prêtera et je dois reconnaître que j’ai hâte. Unifrance nous a mis en télétravail au printemps et nous en avons profité pour écrire un livre qui nous tenait à cœur : « 25 ans de cinéma français à l’étranger » qu’a dirigé le directeur général adjoint d’Unifrance, Gilles Renouard. Cela fait effectivement vingt-cinq ans qu’Unifrance recense toutes les sorties de films français à l’étranger avec leurs résultats. Il nous a semblé utile de revenir en arrière et d’analyser cette présence sur ce quart de siècle. J’en profite pour dire qu’aucun pays ne peut faire ça : aucun n’a minutieusement rassemblé toutes ces informations sur ses propres films depuis ce dernier quart de siècle, même les États-Unis – ils n’ont que les résultats des majors américaines et des films dépassant un certain budget. Depuis vingt-cinq ans, d’autres pays ont commencé à faire de même (dont l’Allemagne et le Royaume-Uni), mais aucun n’a ce recul. Le livre est, pour un tiers, dû à Gilles Renouard qui analyse les mutations du cinéma dans le monde et revient sur celles qu’a connues le cinéma français, puis, pour deux tiers, mes collègues et moi avons rédigé 11 grands chapitres sur 11 territoires. J’ai moi-même rédigé celui sur la Russie et la Pologne – et ai assuré la coordination éditoriale, la relecture et la correction de tout l’ouvrage, en apportant aussi mon concours à l’histoire du cinéma français dans d’autres pays que ceux que j’ai écrits. Le livre, édité par les éditions Hémisphères, sortira en décembre (10). Puis, quand les cinémas ont rouvert, j’ai repris les présentations de films à Paris, en province, au Festival Lumière de Lyon… Et j’en profite pour remercier Kinoglaz qui, chaque fois, s’en fait l’écho !

Elena Duffort : As-tu commencé à voir des films pour Cannes 2021 ?

Joël Chapron :
Oui, il y a peu de temps, mais je ne peux évidemment rien en dire.

Elena Duffort : De façon générale, est-ce que l’expérience de 2020 changera quelque chose dans la façon d’organiser les grands festivals ? Une partie online ? Moins de films dans le programme ? Inclure dans la sélection les films sortis uniquement sur les plateformes ?

Joël Chapron :
Je serai honnête avec toi : je n’en ai aucune idée. Je ne pense cependant pas que, dans une situation sanitaire normale, il faille imaginer des festivals online. Unifrance organise, certes, depuis onze ans un festival online, MyFFF, mais le but est différent : c’est de proposer à des spectateurs potentiels dans le monde entier des films qu’ils n’auraient jamais l’occasion de voir en salle. Pour ce qui concerne les grands festivals, ou les festivals thématiques comme Honfleur, installés dans le temps, je pense qu’il faut garder l’esprit de l’étymologie du mot : « fête ». Un festival, c’est un lieu de rencontres, d’échanges, de disputes cinématographiques, d’engouements insensés – tout ce dont nous a privés la pandémie et qu’il est impossible de faire derrière un écran. En revanche, il est tout à fait envisageable que les marchés (Cannes, Los Angeles, Rome, Berlin, etc.) organisent des projections online (ils l’ont fait en 2020), ce qui permet aux professionnels ne pouvant pas s’y déplacer de voir quand même les films pour potentiellement les acheter. En revanche, il n’est pas question de renoncer aux marchés « physiques », car, encore une fois, les échanges et les rencontres impossibles cette année ont vraiment manqué aux acheteurs. Donc je n’exclus pas qu’à l’avenir les marchés deviennent « hybrides », comme on dit maintenant.

Elena Duffort : Puisqu’on parle du online, est-ce que l’organisation des semaines du cinéma russe online pourrait aider à la promotion du cinéma russe dans le monde et quelle est l’expérience du MyFrenchFilmFestival en France ?

Joël Chapron :
Tout d’abord, un point sur l’exportation du cinéma russe. Selon les données du Fonds du cinéma (11), 11,9 millions de spectateurs (hors Russie, mais en incluant toutes les autres républiques de la CEI !) auraient vu des films russes en 2019, parmi lesquels 3 millions de Chinois et de Coréens auraient vu Trois secondes d’Anton Meguerditchev (soit 25 %). De plus, 1/3 des entrées à l’étranger chaque année sont dues à des films d’animation (31,3 % en 2019). Chaque année également, environ 40 % des spectateurs étrangers des films russes se trouvent en Chine (40,15 % en 2019). En 2019, le Mexique (9,91 %), la Turquie (6,36 %), la Corée du Sud (3,47%) et l’Allemagne (1,37 %) complètent le quinté de tête. Il faut souligner que les classements russes, à l’instar des classements américains, sont basés sur les recettes et non sur le nombre de spectateurs. Au vu des chiffres annoncés par le Fonds du cinéma (qui ne donne que les cinq premiers pays), la Corée du Sud devance la Turquie en recettes. La France, absente de ce quinté de tête, devrait, de fait, être 5e avec les 200 000 entrées qu’ont générées les 8 films russes de 2019 (soit 1,68 % de part de marché en entrées), mais le prix moyen du billet en Allemagne est bien plus élevé qu’en France – d’où la 5e place en recettes attribuée à l’Allemagne. Si l’on se fie aux chiffres fournis, sur les 163 000 spectateurs allemands, 24 500 auraient vu T-34 d’Alexeï Sidorov (3e du top 10 russe avec 9 millions d’entrées), ce qui veut dire que ce blockbuster d’action aurait attiré 3,5 fois moins de spectateurs qu’Une grande fille en France… C’est Kinostar Filmverleih qui a sorti ce film en Allemagne et qui est spécialisé dans les films russes (5 sorties + 6 retransmissions d’opéras/ballets russes en 2019) et turcs. Cette société, qui ne semble sortir que des blockbusters russes (Braquage à Monte-Carlo de Roman Prygounov, Le Héros de Karen Oganessian, Le Policier de la Roubliovka : En pleine illégalité au Nouvel An 2 d’Ilya Koulikov… – tous ces films ayant donc attiré moins de 24 000 spectateurs chacun), doit avoir un « business plan » très particulier (paie-t-il des minimums garantis aux ayants droit russes et de quel ordre financier ?... Secret commercial) et il serait vraiment intéressant de connaître ses plans de sortie. De fait, ces films ne sont pas doublés en allemand (je rappelle que l’Allemagne est un pays de doublage et que rares sont les films étrangers qui ne sortent que sous-titrés : les films d’auteur français sortent tous doublés en allemand), ce qui montre donc que le grand public allemand n’est pas la cible principale. Je reviendrai sur les changements qui se sont opérés en 2019-2020 dans la gestion du cinéma en Russie, mais il se trouve, effectivement, que Roskino (l’organisme chargé de promouvoir le cinéma russe à l’étranger) a concentré ses efforts – pandémie oblige – sur les festivals online. Avant d’en venir aux festivals, Roskino a organisé début juin 2020 le premier marché de cinéma russe online (12), peu avant le Marché de Cannes. Avec une belle campagne promotionnelle ciblée vers les bons acheteurs potentiels, cette tentative fut couronnée de succès : plus d’une centaine de producteurs et vendeurs russes furent impliqués et près de six cents étrangers auraient répondu présent. Cette première expérience a poussé Roskino à participer au Marché de Cannes online, puis à celui de Toronto online et enfin à celui de l’AFM à Los Angeles, online également. Je n’ai pas les résultats des ventes qui s’y sont conclues, mais je pense que ce fut positif (13). Des conférences et autres ateliers online ont également été organisés. Devant ce succès, Roskino a décidé de mettre sur pied, du 9 novembre au 30 décembre 2020, 4 festivals de cinéma russe online (14) : en Australie, au Mexique, en Espagne et au Brésil. Des accords ont été passés avec des plateformes de streaming locales et les films sélectionnés (plutôt art et essai porteur et films d’animation) sont accessibles gratuitement sur les plateformes. 13 films ont été retenus, 8 seulement étant accessibles dans chacun des pays, le choix se faisant en fonction du marché et/ou des droits déjà acquis par des distributeurs, des chaînes ou des plateformes locaux. Ces 13 titres sont : Une grande fille de Kantemir Balagov, L’Homme qui a surpris tout le monde de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, Arythmie de Boris Khlebnikov, Le Bolchoï de Valeri Todorovski, La Glace d’Oleg Trofim, Le Cœur du monde de Natalia Mechtchaninova, Histoire d’une nomination de Dounia Smirnova, Texto de Klim Chipenko, Divorçons ! d’Anna Parmas, Un Français d’Andreï Smirnov, ainsi que 3 films d’animation (2 opus de La Princesse des glaces et Opération Panda de Vassili Rovenski et Natalia Nilova). Sur ces 13 films, 5 sont sortis en salle en France (les 3 premiers et les 2 opus de La Princesse des glaces), 2 directement en DVD (Le Bolchoï de Valeri Todorovski, La Glace d’Oleg Trofim – intitulé Ice par son éditeur français…), 1 en VOD (Le Cœur du monde de Natalia Mechtchaninova sur la plateforme Univerciné) et Opération Panda devait sortir en France le 4 novembre dans le cadre des CGR Events, mais le confinement en a décidé autrement. Ce sont donc 9 titres sur 13 pour lesquels il eût été impossible pour Roskino de les diffuser ici dans le cadre d’un festival online, car les droits de ces films pour la France appartiennent à des sociétés françaises. Ces semaines de cinéma online font suite aux semaines « physiques » qu’organisait auparavant Roskino (l’ancêtre de Roskino, Sovexportfilm, en organisait dans le monde entier depuis le milieu des années 1950). Evguenia Markova projette de faire, à l’avenir quand la situation sanitaire sera redevenue normale, des semaines « hybrides », online et offline. Par rapport au festival MyFFF d’Unifrance (15), la différence est importante, car notre festival est mondial et ne sont géobloqués que les quelques territoires sur lesquels les droits ont déjà été acquis (sauf accord particulier avec l’ayant droit local) – le choix des films se fait justement en fonction de la disponibilité mondiale des titres. Plus un film est vendu, moins il participera à MyFFF – et ce n’est que justice. Encore une fois, ce festival est fait pour promouvoir des films que, sans lui, les spectateurs mondiaux ne verraient pas. Donc je trouve que les semaines que met sur pied Roskino, ciblées sur un territoire précis, sont une très bonne chose. Ce que je ne sais pas, c’est quelle est la campagne promotionnelle faite dans chaque pays pour que les spectateurs potentiels sachent que ce festival existe et ne ratent pas ses dates. Or c’est là l’un des points cruciaux de ce type d’opération : comment rendre visible une manifestation online ?...

Françoise Navailh : Le Festival de Moscou a eu lieu sans online…

Joël Chapron :
Oui, toujours présidé par l’indéboulonnable Nikita Mikhalkov, il avait glissé de la fin avril au début du mois d’octobre. Je n’y suis évidemment pas allé – les frontières avec la Russie sont difficilement franchissables sans document prouvant spécifiquement que vous devez/pouvez y aller –, mais je dois dire que la pandémie n’est pas la seule raison : c’est un festival qui a perdu le lustre qui fut le sien et dont se détourne une bonne partie des professionnels du cinéma russe. Je ne peux pas vous dire comment s’est passée cette édition.

Françoise Navailh : Savez-vous si le film L’Ombre de Staline d’Agnieszka Holland a rencontré des difficultés ?

Joël Chapron :
Le film n’est pas sorti en Russie et, à ma connaissance, n’a pas été acheté. À ma connaissance également, le ministère de la Culture ne s’est pas prononcé à son sujet. En revanche, il s’agit d’une coproduction polono-britannico-ukrainienne qui est donc sortie le 28 novembre 2019 en Ukraine (sous le titre Le Prix de la vérité). Elle y aurait attiré environ 100 000 spectateurs.

Françoise Navailh : Venons-en à la situation en Russie. Pouvez-vous nous faire un état des lieux avant le début de la pandémie ?

Joël Chapron :
Pour ce qui est du financement par l’État, en 2017, chacune de deux sources de financement, le ministère de la Culture et le Fonds du cinéma, avait investi dans la production 3 milliards de roubles (environ 45,6 M€) ; en 2018, le ministère avait augmenté son soutien de 33 % (3,99 milliards) et le Fonds de 16,3 % (3,49 milliards) – chiffres maintenus en 2019. Ce soutien forcené de l’État russe porte ses fruits, puisque, en 2017, 90 % des recettes générées par les films russes l’avaient été par des films que le ministère ou le Fonds avaient soutenus (85 % « seulement » en 2016). En 2018, 63 films russes sur les 142 sortis en salle ont eu un soutien financier du Fonds et/ou du ministère, mais ils n’ont généré que 59,31 % des recettes de tous les films russes – de gros blockbusters commerciaux s’étant passés du soutien de l’État. En 2019, les 49 films qu’a soutenus le ministère ont généré ensemble moins d’entrées que Le Roi lion (7,48 M contre 12,72 M)… Parallèlement, sur les 10 premiers mois de l’année 2019, seuls 8 films sur les 68 qu’avait soutenus le Fonds avaient couvert leur budget… La Cour des comptes voudrait remettre en question le système de financement du cinéma par l’État, mais il faut rappeler que, en Russie, les producteurs ne peuvent guère compter aujourd’hui que sur la sortie salle pour rentrer dans leurs frais, les marchés secondaires (télé, plateformes, export, dvd) n’étant guère des sources de rentabilité. Au chapitre de la distribution et de l’exploitation, 599 nouveaux films sont sortis sur les écrans en 2019, dont 157 russes… et 57 français ! 1 film russe, T-34, d’Alexeï Sidorov, est 3e du top 10 2019 (contre 2 en 2018 aux 1re et 4e places, 1 à la 2e place en 2017). La répartition des recettes entre les films russes est plus qu’inégale puisque les 10 plus grands succès (sur les 157 nouveaux titres) ont généré 55,14 % des entrées des films russes (en France, les 10 plus grands succès français ont généré 33,69 % des entrées des seuls films français). 219,7 millions de spectateurs sont allés au cinéma en Russie. Le parc de salles continue de s’étendre – +4,8 % d’écrans et +9,9% d’établissements en un an –, mais la progression marque un certain ralentissement. Les 5 597 écrans sont répartis sur 2 096 sites, tous numérisés. Néanmoins, l’immensité du pays ne permet pas à tous ses habitants d’avoir accès à une salle de cinéma : en 2019, seuls 70 % des Russes (102,9 millions) pouvaient fréquenter une salle… Le public : La réglementation qui classifie les films (tous publics, 6 ans et +, 12 ans et +, 16 ans et +, 18 ans et +) est extrêmement rigide et ne repose pas du tout sur les mêmes critères que la française – rares sont les films tous publics (1 % en 2018, contre 36 % des films interdits aux moins de 18 ans auxquels s’ajoutent 33 % des films interdits aux moins de 16 ans ! ; en France, 90,2 % des films sortant en France étaient tous publics en 2018). Une proposition de loi a été soumise à la Douma fin 2019 (16) pour que ne soient plus gardées que les indications « pour un public familial », « pour les préscolaires », « non recommandé aux enfants » – mais, fin 2020, ces changements n’ont toujours pas eu lieu (17). Il est clair que la structure même du public est, en marge des problèmes de démographie que n’a toujours pas résolus le pays, due à la volonté du ministère de la Culture russe d’écarter les adolescents russes (qui sont 2 fois moins nombreux dans les salles qu’en 2010 !) des films étrangers afin qu’ils se reportent sur les films russes (où violence et guerre sont aussi présentes, mais la classification n’est curieusement pas la même…). Il faut, de plus, souligner qu’un durcissement de cette classification s’est opéré depuis le second semestre 2016 compte tenu de l’insuffisante, selon le ministère, part de marché nationale qu’affichait le pays : en 2018 (18), sur un panel de 506 films, 364 étaient étrangers et 142 étaient russes ; en proportion, 79 % des films étrangers étaient interdits aux moins de 16 ans (Avengers: Infinity War, Venom, Le Sens de la fête, Dans la brume, Tout le monde debout…) et 18 ans (Deadpool 2, Taxi 5, Climax, Budapest, The House That Jack Built, Miss Sloane, Les Frères Sisters…) contre 53 % des films russes. C’est la classification des films étrangers interdits aux moins de 18 ans qui est la plus parlante : 15 % l’étaient en 2014, 25 % en 2015, 37 % en 2017 et 40 % en 2018 ! En revanche, toutes nationalités confondues, 50 % des recettes ont été générées par les films ayant subi ces interdictions (moins de 16 et 18). Il faut souligner que les films russes indépendants, non promus par le ministère, sont souvent interdits aux moins de 18 ans (Faute d’amour, Leto) ou aux moins de 16 ans (Une grande fille, L’Insensible). Pour ce qui est des films français en 2019, quelques exemples suffisent : Anna, L’Empereur de Paris, Ibiza, La Belle Époque, Sibyl, Portrait de la jeune fille en feu, Grâce à Dieu (la religion est entrée dans la Constitution de la Russie en 2020…), Le Daim ont été interdits aux moins de 18 ans ; Le Chant du loup, Le Flic de Belleville, Mon inconnue, Just a Gigolo, C’est quoi cette mamie ?!, Edmond aux moins de 16 ans ; Let’s Dance aux moins de 12 ans (19)…

Françoise Navailh : Et quels commentaires pouvez-vous faire sur l’année 2020 ?

Joël Chapron :
Elle a commencé très fort avec le départ du très conservateur Vladimir Medinski du poste de ministre de la Culture le 15 janvier – poste qu’il occupait depuis mai 2012. Il a été remplacé par Olga Lioubimova qui dirigeait le Département du cinéma de ce ministère depuis janvier 2018. Cette nomination a été très chaleureusement accueillie par les professionnels russes, sachant que, parallèlement, Ekaterina Mtsitouridzé qui dirigeait Roskino depuis avril 2011 a dû quitter son poste contre son gré et fut remplacée par Evguenia Markova en février 2020 sur proposition des producteurs russes eux-mêmes. Ce renouvellement qui laissait augurer un avenir plus ouvert fut freiné par la pandémie dès le mois de mars et il a fallu, à l’une comme à l’autre, faire montre d’imagination (et trouver des soutiens financiers) pour venir en aide aux différentes branches de l’industrie cinématographique. Déjà connue pour ses participations aux différents marchés du film sous l’ombrelle « Made in Russia », Evguenia Markova a décidé de donner une nouvelle impulsion à la promotion à l’étranger du cinéma russe. C’est elle qui a monté le premier marché russe online en juin, elle qui a impliqué nombre de participants étrangers dans les marchés suivants, elle encore qui a lancé cette idée de festivals online dont je parlais plus haut. C’est trop tôt pour qu’on voie les résultats de cet activisme, d’autant plus que la crise sanitaire mondiale fausse toute analyse, mais je pense que, dès que la situation sera redevenue normale, l’image que Roskino véhiculera sera meilleure que celle d’avant. Après plusieurs mois sans personne aux commandes du Département du cinéma, Olga Lioubimova a finalement nommé en août Svetlana Maksimtchenko au poste qu’elle occupait auparavant (nomination pour le moment « provisoire »), laquelle Maksimtchenko dirigeait précédemment le réseau de salles de la municipalité de Moscou, Moskino, et fut elle-même remplacée à ce poste par Natalia Mokritskaïa – que les fidèles de Honfleur ont souvent vue, car elle était une productrice très active. Tous ces changements, encore une fois, devraient être bénéfiques au secteur du cinéma – sachant qu’il est question que Viatcheslav Telnov, qui dirige le Fonds du cinéma depuis novembre 2018, quitte son poste dans les semaines à venir (20). Il est, par ailleurs, compliqué de faire un bilan de cette année 2020. Comme partout dans le monde, la Russie a subi l’épidémie, s’est confinée, déconfinée, a fermé ses cinémas, les a rouverts… Il faut savoir que, après le printemps quand tous les cinémas ont fermé (le 17 mars) et n’ont commencé à rouvrir qu’en juillet (l’interdiction du ministère a été levée le 13 juillet), le gouvernement a laissé à l’appréciation de chaque gouverneur les mesures sanitaires pour sa région. Donc certains ont fermé, d’autres non, certains ont imposé des masques, des mesures de distanciation, des jauges… La jauge de Moscou (les cinémas n’y ont rouvert que le 1er août) est, par exemple, redescendue à 25 % de la capacité de la salle le 13 novembre (et ce jusqu’au 15 janvier (21)), suivie six jours plus tard par Saint-Pétersbourg (ces 25 % entreront en vigueur le 1er décembre (22)) – les jauges étaient auparavant de 50 %. En Carélie, le 7 novembre la jauge est descendue à 50 %, puis, le 18, à 25 % (23) ! Cinq régions n’ont toujours pas rouvert leurs salles (la Bouriatie, qui avait rouvert ses salles le 8 novembre (24), vient de les refermer du 16 au 30 novembre (25)). Au 20 novembre, selon Nevafilm Research(26), 84 % des établissements russes étaient ouverts (soit 87 % des écrans). Des mesures de sauvegarde ont été prises par le Fonds du cinéma dès avril (27) : report de remboursement de certaines dettes, prolongation des tournages, aide financière promise aux salles par le ministère… ; en août, 500 millions de roubles ont été affectés aux productions censées sortir avant 2021 avec un remboursement de 1 % seulement de la somme allouée (28). Olga Lioubimova a annoncé mi-novembre (29), qu’une enveloppe de 4,2 milliards de roubles avait été débloquée par le gouvernement et que cette somme serait allouée via le Fonds du cinéma à 500 sociétés russes impliquées dans le secteur, pour moitié des sociétés de production et pour l’autre moitié aux salles de cinéma. Les producteurs qui peuvent y prétendre sont ceux ayant sorti des films en salle entre juillet 2020 et mars 2021 et la somme sera proportionnelle aux recettes engrangées ; les salles, elles, recevront en décembre une somme basée sur les recettes qu’elles avaient générées entre janvier et mars 2020 (30). Selon les prévisions, les recettes générées par les salles de cinéma en 2020 devraient être d’au moins 60 % inférieures à celles de 2019.

Françoise Navailh : Vous dites qu’il est sorti 157 films russes en Russie en 2019 et on en voit toujours très peu en salle en France. Grâce à Honfleur et à quelques autres festivals, on en voit un peu plus, mais il semblerait que les nouvelles voies que sont le DVD/Blu-ray et surtout la VOD permettent à plus de films russes d’arriver jusqu’aux spectateurs français. Mais les droits qu’acquièrent les sociétés qui les achètent s’étendent-ils aux droits salle ? Autrement dit, si un exploitant veut projeter un de ces films dans sa salle, est-ce possible ?

Joël Chapron :
Effectivement, il sort désormais bien plus de films russes en DVD/Blu-ray que de films en salle. Néanmoins, plusieurs problèmes se posent, dont un crucial : comment savoir qu’un film sort ? De fait, comme je le disais, c’est très difficile de promouvoir un produit, un objet, quel qu’il soit, quand il n’existe que sur Internet ou, pour les films, en DVD. Quand un film sort en salle, vous avez des publications qui font des listes chaque semaine, des affiches qui apparaissent çà et là, des bandes annonces que vous voyez en salle (et sur Internet), etc. Il n’existe pas, à ma connaissance, de site qui recense de manière exhaustive les films existant sur DVD/Blu-ray ; il faut donc aller chercher soi-même. Mais c’est très compliqué. Pour chercher, le meilleur moyen c’est d’avoir le titre – mais on ne le connaît parfois pas, il peut aussi avoir été traduit différemment. Sans titre, taper « cinéma russe DVD » sur un moteur de recherches ne permet pas de trouver une liste de films : celles que vous trouvez sont celles que les sociétés qui les éditent (Potemkine Films, par exemple, qui a sorti cet été le DVD de Moscou ne croit pas aux larmes avec de nombreux bonus) ont sur leurs sites ou celles que les grandes enseignes, comme la FNAC, ont également, mais elles sont très courtes ! Le site Kinoglaz, heureusement, donne ces informations – encore faut-il qu’il les trouve aussi ! Il faut donc fouiller sur différents sites : Allocine.fr donne une liste des DVD sortis dans le mois (peut-être est-ce la source la plus exhaustive), dvdfr.com est très bien fait… si vous avez le titre ou au moins le nom du metteur en scène, annees-laser.com ou halluciner.fr sont également utiles. En revanche, une fois qu’on a trouvé le film, on ne sait rien de sa « carrière » : combien de personnes ont acheté ou loué le DVD, combien cela a-t-il rapporté à l’éditeur ? Ces deux questions resteront longtemps sans réponse, car rien dans la réglementation du CNC n’oblige les éditeurs à fournir ces informations : ils déclarent seulement leur chiffre d’affaires global. On sait seulement que 62,5 % des films vendus sur DVD en France en 2019 étaient américains, 20,1 % français, 13,7 % européens et 3,7 % d’autres nationalités (31). Idem pour la VOD : les chiffres sont un secret commercial qui empêche toute analyse. Les seules informations qu’on peut tirer de la VOD, c’est en recensant sur chaque plateforme un par un les films russes pour voir combien ils représentent de titres en pourcentage de la totalité des films présents. D’après une étude (32), on trouve, sur les plateformes de VOD par abonnement françaises et/ou accessibles en France (Netflix, Amazon Prime Vidéo, CanalPlay, etc.), 9 000 titres différents sortis en salle en France (35,5 % sont français, 32,4 % sont américains), dont 43 % sont sortis au cinéma il y a vingt ans ou plus. Voilà le type d’informations qu’on peut trouver. Les Russes attribuent une part non négligeable de la consommation vidéo à l’AVOD (c’est-à-dire que les ayants droit sont payés par la publicité, mais le consommateur, lui, ne paie rien) – 28 % de la VOD légale –, mais les études françaises (CNC, Gfk) l’ignorent, faussant donc la comparaison. Seul segment comparable, la SVOD (la vidéo par abonnement) : elle représente en Russie en 2019 49 % de la consommation générale de VOD (en hausse de 10 points en un an)(33) contre 77 % en France (même hausse). Si, en France, Netflix domine sans partage (58 % de part de marché), la plateforme américaine n’est que 8e en Russie avec 4 % de part de marché – en croissance, cependant. Le paysage de la VOD en Russie (dominé par ivi.ru : 23 % de part de marché) devrait changer dans les années à venir, car plusieurs dizaines de plateformes VOD existent, même si ce nombre est censé décroître : de fait, la législation russe interdit depuis 2017 (34) aux chaînes de télévision et aux plateformes diffusant en Russie et qui comptent plus de 100 000 utilisateurs par jour d’avoir des investissements étrangers supérieurs à 20 % (pour s’implanter durablement en Russie, Netflix a conclu un accord à l’été 2020 avec la holding NMG pour contourner cette interdiction (35). « Censé », car la loi ne fonctionnait toujours pas fin 2020, alors même qu’AppleTV+ est apparu en Russie le 1er novembre 2019 (36) et qu’en octobre 2020 le service Apple One se flattait, de plus, de diffuser sur sa plateforme le film de Sofia Coppola On the Rocks avec Bill Murray avec un doublage russe intégral (37) ! La plupart des films étrangers sur les plateformes russes sont accessibles avec un doublage à deux voix (qui coûte de 200 à 315 roubles la minute, TVA incluse (38), parfois avec un sous-titrage (de 100 à 200 roubles), jamais ou presque avec un « vrai » doublage (de 890 à 1 300 roubles) – sauf, bien entendu, si le film a déjà été exploité en salle en russe. Pour en revenir aux sorties « alternatives » de films russes en France, les fameux blockbusters dont s’enorgueillit la Russie sur son territoire sont souvent présents dans les bacs de DVD/Blu-ray : on trouve en France 6 titres (russes et américains) de Timour Bekmambetov, 5 de Fedor Bondartchouk (aucun de ses films n’est jamais sorti en salle en France), 3 de Pavel Lounguine jamais sortis en salle en France, 2 de Sergueï Mokritski, ou des films à grand spectacle comme Salyut-7 de Klim Chipenko et Rage de Roustam Mossafir et toute une liste établie et actualisée autant que faire se peut par Kinoglaz sous l’onglet « Derniers DVD entrés sur kinoglaz.fr ». On trouve même 3 films d’Akan Satayev, le champion des blockbusters kazakhs – jamais sortis en salle en France, évidemment ! Pour les plateformes VOD, il faut se tourner vers celle de Canal Plus ou Univerciné… Il semblerait, cependant, que ces fameux films d’art et essai grand public soient finalement ceux qui sont le moins accessibles en France : les sorties salle se font surtout autour des films de festivals, les sorties DVD autour des blockbusters. Quoi qu’il en soit, c’est effectivement une alternative de plus en plus fréquente à une sortie salle : les coûts techniques et promotionnels sont nettement moindres. Reste le problème du « faire savoir » que ce film existe… Pour ce qui est d’une projection de ces films en salle, il faut poser deux questions à l’ayant droit français : de quel support technique dispose-t-il (idéalement, il faut un DCP, au pire un Blu-ray… si la cabine de projection du cinéma est équipée d’un lecteur) ? A-t-il bien les droits de projection publique (ou n’a-t-il acquis que les droits de projection privée – DVD, VOD…) ? S’il répond oui à ces deux questions, une salle de cinéma peut très bien demander le matériel et organiser une projection. Il faut faire feu de tout bois pour voir des films russes en France !

1 - https://www.kinoglaz.fr/joel_chapron_2019.php
2 - Tous les résultats français sont issus de cbo-boxoffice.com
3 - Bilan du CNC 2019, p. 44.
4 - « La hausse substantielle du nombre de films indiens résulte essentiellement d’un établissement cinématographique francilien qui propose une offre conséquente de films originaires de ce pays », Bilan du CNC 2019, p. 43
5 - https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18690343.html
6 - https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18690506.html
7 Voir à ce sujet le texte qu’avait écrit Andreï Zviaguintsev et que j’ai traduit pour Le Monde : https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/27/russie-au-lieu-de-juger-les-criminels-les-comptables-et-leurs-complices-on-juge-les-createurs_6044413_3232.html
8 - Difficile d’attribuer une nationalité à ce film : il y a de l’argent russe, ukrainien, allemand, français (le projet initial a été agréé comme minoritairement français en… 2008 !), britannique, mais certaines aides d’État apportées ont finalement été retirées.
9 - https://culture.gov.ru/press/news/minkultury_rossii_otkazalo_v_vydache_prokatnogo_udostovereniya_filmu_dau/?sphrase_id=2612135
10 - https://www.hemisphereseditions.com/25-ans-cinema-francais-a-l-etranger
11 - http://fond-kino.ru/news/rossijskaa-kinoindustria-2019/
12 - https://www.comnews.ru/content/207629/2020-06-16/2020-w25/roskino-i-spb-tv-oprobovali-virtualnyy-kinorynok
13 - Celui de Los Angeles tout particulièrement, semble-t-il : http://www.kinometro.ru/news/show/name/AFM2020_summary_9595
14 - https://moviestart.ru/2020/11/06/roskino-provedet-onlajn-festivali-rossijskogo-kino -za-rubezhom/
15 - https://medias.unifrance.org/medias/187/36/206011/piece_jointe/le-bilan-definitif-de-myfrenchfilmfestival-2019.pdf
16 - https://rg.ru/2019/10/08/dlia-knig-i-filmov-ostaviat-tolko-markirovku-18.html
17 - https://otr-online.ru/news/vozrastnaya-markirovka-proizvedeniy-literatury-i-iskusstva-budet-peresmotrena-166419.html
18 - http://resources.fond-kino.ru/eais/docs/Russian_Film_Industry_2018.pdf, pages 58 et 59
19 - Pour connaître la classification de chaque film : https://culture.gov.ru/services/reestr-prokatnykh-udostovereniy/
20 - https://www.proficinema.ru/news/detail.php?ID=312414
21 - https://iz.ru/1085499/2020-11-11/zapolniaemost-teatrov-i-kinoteatrov-v-moskve-ogranichili-do-25
22 - https://www.interfax-russia.ru/northwest/news/v-peterburge-s-1-dekabrya- sokrashchayut-do-25-dopustimuyu-napolnyaemost-koncertnyh-zalov-teatrov-i-kinoteatrov
23 - https://gazeta-licey.ru/news/91890-v-karelii-napolnyaemost-zalov-na-spektaklyah-i -kontsertah-ne-dolzhna-prevyishat-25
24 - https://arigus.tv/news/item/148150/
25 - https://www.vedomosti.ru/society/articles/2020/11/16/847139-buryatiya-lokdaun
26 - http://cinemaowner.ru/covid/
27 - https://iz.ru/1003533/2020-04-23/fond-kino-pomozhet-postradavshim-ot-karantina-proektam
28 - https://www.gazeta.ru/culture/2020/11/12/a_13358011.shtml
29 - https://culture.gov.ru/press/news/pravitelstvo_rossii_vydelit_na_podderzhku_kinoindustrii_4_2_mlrd_rubley/
30 - https://dtf.ru/cinema/263457-rossiyskoe-pravitelstvo-vydelit-kinoindustrii-4-2-milliarda-rubley-subsidiy
31 - Bilan du CNC 2019, p. 188.
32 - Bilan du CNC 2019, p. 172.
33 - http://fond-kino.ru/news/rossijskaa-kinoindustria-2019/
34 - https://tass.ru/ekonomika/2564266
35 - https://dtf.ru/cinema/202899-russkoyazychnaya-versiya-netflix-s-oplatoy-v-rublyah-zapustitsya-v-oktyabre
36 - https://www.vedomosti.ru/technology/news/2019/11/01/815344-apple-tv-zarabotal-v-rossii
37 - https://esquire.ru/movies-and-shows/217043-apple-vpervye-vypustila-v-svoem-onlayn- kinoteatre-film-s-russkim-dublyazhom-eto-novaya-kartina-sofii-koppoly/
38 - https://dtf.ru/cinema/77908-kommersant-onlayn-kinoteatr-apple-tv-zapustitsya-bez-russkoyazychnogo-dublyazha


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