Biographie, articles et interviews de Joël Chapron


Entretien du 12 novembre 2021

Joël CHAPRON. Responsable des pays d’Europe centrale et orientale à Unifrance, correspondant du festival de Cannes pour les pays de l’ex-URSS
Elena DUFFORT. Coordinatrice du Festival du cinéma russe à Honfleur
Françoise NAVAILH. Présidente de l'association kinoglaz.fr

«  Les années se suivent et ne se ressemblent pas  »

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Françoise Navailh : L’année 2021 est à marquer d’une pierre blanche compte tenu de la présence de films russes dans presque tous les grands festivals internationaux. Pouvez-vous revenir sur les différentes sélections ?

Joël Chapron :
Effectivement, les années se suivent et ne se ressemblent pas. Reprenons chronologiquement. Le tout début de cette année 2021 fut encourageant. Rotterdam comptait deux films russes : un dans la compétition Big Screen (Le Vent du nord de Renata Litvinova) et un film yakoute (L’Épouvantail de Dmitri Davydov) dans la section Harbour – ainsi qu’un film letton dans la compétition Big Screen (L’Année précédant la guerre de Davis Simanis). Malheureusement, pas un seul titre à Sundance (seul un documentaire suisso-germano-géorgien de la Géorgienne Salomé Jashi, Dompter le jardin, et il faut également mentionner un film américain coproduit par Timour Bekmambetov, R#J de Carey Williams dans la section Next). Vint ensuite Berlin, où la Russie n’a, de fait, pas particulièrement brillé cette année : il n’y eut qu’un seul long-métrage russe, dans la section Forum, La Fille du pêcheur d’Uldous Bakhtiozina – il y eut également un film arménien dans la section Forum Expanded, Black Bach Artsakh de Ayreen Anastas et Rene Gabri, ainsi qu’un film ukrainien dans la section Generation, Stop-Zemlia de Katerina Gornostai.
En revanche, le Festival de Cannes a véritablement « ouvert les festivités » : 1 film en compétition (La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov qui a valu à son chef-opérateur Vladislav Opelyantz le Prix de la Commission supérieure technique) et 2 films dans la section Un certain regard (À résidence d’Alexeï Guerman Jr et Les Poings desserrés de Kira Kovalenko qui a remporté le Grand Prix de cette section). Il faut remonter à 2007 pour trouver 3 longs-métrages russes à Cannes. On doit, de plus, ajouter le film finlandais en compétition de Juho Kuosmanen Compartiment n°6, qu’a coproduit la société CTB de Sergueï Selyanov, dont toute l’action se passe entre Saint-Pétersbourg et Mourmansk, dont le personnage principal masculin est interprété par la nouvelle étoile montante du cinéma russe, Iouri Borissov, et qui a remporté ex æquo le Grand Prix du Festival. Enfin, pour compléter le tableau de la présence de l’ex-URSS, il faut aussi mentionner Babi Yar. Contexte, documentaire de l’Ukrainien Sergueï Loznitsa en séance spéciale, le film d’Elie Grappe, Olga, coproduction helvéto-française à la Semaine de la critique relatant l’histoire d’une jeune sportive ukrainienne exilée en Suisse, et le film Mon légionnaire de la Française Rachel Lang dont l’un des principaux rôles est interprété par Alexandre Kouznetsov (l’un des acteurs de Leto de Kirill Serebrennikov).
Le festival de Locarno a, de son côté, offert au cinéma russe deux places en compétition internationale – Guerda de Natalia Koudriachova, avec Iouri Borissov et dont l’actrice principale, Anastassia Krassovskaïa, a remporté le Pardo de la meilleure actrice, et Médée d’Alexandre Zeldovitch –, ainsi qu’une séance à ciel ouvert sur la Piazza Grande à Gleb Panfilov pour Cent minutes (adapté d’Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne). Une coproduction helvéto-géorgienne était dans la compétition « Cinéastes du présent », Wet Sand, d’Elene Naveriani, pour laquelle l’acteur principal, Gia Agumava, a remporté le Pardo du meilleur acteur de cette section.
Le festival de Karlovy Vary, qui avait décalé ses dates pour cause de pandémie, n’avait pas de films de l’ex-URSS en compétition internationale, mais a présenté Nuucha, du Yakoute Vladimir Mukuev, en compétition « East of the West » (qui a remporté le Grand Prix de cette section). Parmi les cinéastes des autres républiques de l’ex-URSS, il faut aussi noter la présence de Brighton 4th du Géorgien Levan Koguashvili en Special Screenings (qu’A.R.P. Sélection devrait sortir en 2022), d’un autre Géorgien Soso Bliadzé avec La Mort d’Otar en compétition « East of the West » (qui a remporté le Fedeora Award), de même que Runner du Lituanien Andrius Blazevicius.
Venise a présenté en compétition La Fuite du capitaine Volkonogov de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, avec Iouri Borissov dans le rôle éponyme et, dans la section Orizzonti, Maman, je suis à la maison de Vladimir Bitokov avec… Iouri Borissov et Ksenia Rappoport. Il faut également signaler, en compétition, Reflection de l’Ukrainien Valentyn Vasyanovych, et, dans la section Orizzonti, Pèlerins du Lituanien Laurynas Bareisa et Rhino de l’Ukrainien Oleg Sentsov.
Le festival de San Sebastian n’avait pas de films de l’ex-URSS en compétition internationale, mais a présenté, dans la section New Directors, À personne de Lena Lanskikh qui a remporté le Grand Prix de cette section. Enfin, les Asia Pacific Screen Awards, remis ce mois de novembre, ont offert le Prix du meilleur film d’animation au Nez ou le complot des différents d’Andreï Khrjanovski (dont j’avais traduit une interview-fleuve pour la revue Blink Blank et qui est accessible sur le site de Kinoglaz), le Prix du meilleur acteur à Merab Ninidzé pour son rôle dans À résidence et le Prix de la Fédération internationale des producteurs de films (FIAPF) à Sergueï Selyanov.
Je pense ne pas avoir commis d’oubli majeur parmi les longs-métrages, sachant que je n’ai cité que les premières présentations dans les festivals (La Conférence d’Ivan I. Tverdovski, par exemple, a été montré cette année à Karlovy Vary dans la section Horizons, mais il l’avait déjà été à Venise l’an dernier dans la section Venice Days). Ce fut donc une année particulièrement riche en sélections de films russes, mais aussi en prix remportés. Malgré toutes ces sélections et tous ces prix, un seul film russe apparaît dans la liste des nominés aux European Film Awards qui se dérouleront le 11 décembre : Le Chasseur de baleines de Filipp Iouriev, dans la catégorie European Film Discovery – Prix Fipresci. Mais on doit également menionner les 3 nominations de Compartiment n°6, dont celle de meilleur acteur pour… Iouri Borissov, ainsi que celle de meilleur film documentaire pour Babi Yar. Contexte de Sergueï Loznitsa. Enfin, c’est Les Poings desserrés qui a été choisi pour représenter la Russie lors des prochains oscars.

Elena Duffort : Comment expliquez-vous ce phénomène ? Pensez-vous qu’il est conjoncturel ou qu’il est structurel ?

Joël Chapron :
Je pense qu’il est conjoncturel… et j’espère qu’il est structurel. Il est conjoncturel, car l’année 2020 a été une année sans festival de Cannes. Certes, la Sélection officielle et la Semaine de la critique ont « labellisé » des films (voir mon interview de l’an passé), mais nombreux ont été les producteurs et metteurs en scène à mettre des films de côté, voire à ralentir leur production pour attendre une meilleure année. Comme ils étaient prêts, La Fièvre de Petrov et Les Poings desserrés auraient pu être à Cannes en 2020, par exemple, ce qui aurait évidemment changé l’ampleur de la présence du cinéma russe dans les festivals de cette année, mais les producteurs ont préféré attendre un an. Prenons, justement, la présence de Iouri Borissov : il a participé à 5 films (voir le portrait que j’ai fait de lui dans Le Monde) présenté dans 3 festivals ! C’est évidemment tout à fait conjoncturel !
J’espère que c’est aussi structurel. Certes, il y a, comme dans tous les pays, une production du tout-venant, parfois commercialement utile, parfois pas très intéressante, mais, dans sa globalité, je continue depuis plusieurs années de dire que le niveau moyen est en hausse et qu’il faut vraiment voir ce que produit la Russie. Nombreux sont les producteurs désormais très expérimentés (Sergueï Selyanov, Natalia Drozd, Alexandre Rodnianski, Sabina Eremeeva, Katia Filippova, Ilya Stewart, Artiom Vassiliev… et j’en passe) qui ont une réelle assise, une reconnaissance nationale, des accointances à l’étranger leur permettant de faire des coproductions, de trouver des vendeurs internationaux pour leurs films, etc. Parallèlement, la nouvelle direction de Roskino mise en place juste avant le Covid, en janvier 2020, a révolutionné la promotion du cinéma russe en général, sans ostracisme, sans privilèges de noms, de genres, ni d’orientations politiques. La présence des stands Roskino dans tous les marchés du film ainsi que la mise en place de rendez-vous online pour promouvoir des films terminés et mettre en valeur des projets ont considérablement changé en deux ans l’image que traînait Roskino auparavant.

Françoise Navailh : Hormis les festivals, peut-on revenir sur les films russes sortis en France depuis notre dernière interview ?

Joël Chapron :
Je rappelle qu’un seul film russe était sorti en salle en France en 2020 : il s’agissait de Michel-Ange d’Andrei Konchalovsky, qui avait été présenté au festival de Rome en 2019 et qu’UFO Distribution avait sorti le 20 octobre, soit… une semaine avant le second confinement. Confiant dans le potentiel du film, UFO l’a remis dans les salles dès le mois de mai 2021 et le film a terminé sa carrière à 114 000 entrées, ce qui est un bon score compte tenu de la situation. C’est le meilleur résultat en France d’un film de ce metteur en scène depuis… Tango & Cash avec Sylvester Stallone en 1990 !
L’année 2021, en marge même des aléas sanitaires, fut curieuse pour le cinéma russe. On doit d’abord noter la présence de deux films d’animation que le réseau CGRevents a sortis dans ses salles et des salles partenaires : Opération Panda de Vassili Rovenski et Natalia Nilova le 2 juin, et L’Arche magique de Vassili Rovenski le 26 août. Ces deux sorties sont différentes : pour le premier, CGRevents n’avait demandé qu’un visa temporaire d’exploitation, ce qui permet d’exploiter le film dans une liste de salles sur une durée déterminée assez courte ; n’ayant pas de visa d’exploitation classique, le film n’est pas répertorié avec nombre de copies, recettes et entrées. Le CNC devant revoir les procédures d’octroi de ce type de visa, sans doute à l’avenir ce type de « sorties » ne pourra plus y prétendre. De fait, L’Arche magique est sorti avec un visa classique, sur 127 copies, et semble n’avoir attiré qu’un peu moins de 9 000 spectateurs. Le 1er septembre, Potemkine Films a lancé le dernier film en date d’Andrei Konchalovsky, Chers camarades !, qui, avec moins de 17 000 entrées, n’a malheureusement pas renouvelé le succès de Michel-Ange. Enfin, Bac Films sortira La Fièvre de Petrov de Kirill Serebrennikov le 1er décembre. Il faut, par ailleurs, signaler les sorties du film agréé majoritairement français, mais qui va représenter l’Arménie aux prochains oscars, Si le vent tombe de Nora Martirosyan (labellisé Cannes 2020), le 26 mai (Arizona Films,19 000 entrées) ; du film kazakh Les Voleurs de chevaux de Yerlan Nurmukhambetov et Lisa Takeba le 28 juillet (ASC Distribution, 2 900) ; du film lituanien Au crépuscule de Sharunas Bartas, labellisé Cannes 2020, le 24 novembre (Shellac) ; et du film géorgien Au commencement de la débutante Dea Kulumbegashvili, également labellisé Cannes 2020 et qui a remporté la Concha d’or au festival de San Sebastian en 2020, ainsi que les prix de la meilleure mise en scène, du meilleur scénario et de la meilleure interprétation féminine (Why Not Productions), le 1er décembre. Soit un total de 4 films russes, 1 arménien, 1 kazakh, 1 lituanien et 1 géorgien.
Si tout va bien, sont annoncés pour 2022 : les films russes La Conférence d’Ivan I. Tverdovski (Destiny Films, 12 janvier) et Les Poings desserrés de Kira Kovalenko (A.R.P. Sélection, 9 février) et, pour les autres républiques, le film biélorusse Les Leçons persanes de Vadim Perelman (KMBO, 19 janvier) et le géorgien Sous le ciel de Koutaïssi d’Alexandre Koberidzé (Damned Films, 9 février).

Françoise Navailh : Et qu’en est-il des coproductions ?

Joël Chapron :
En 2018, 1 coproduction majoritairement française et minoritairement russe et 1 coproduction majoritairement russe et minoritairement française avaient été agréées par le CNC (3 minoritaires françaises en 2017 et 1 en 2016). Aucune ne l’a été en 2019 et 1 seule en 2020 : Shake Your Cares Away de Tom Shoval, majoritairement allemand et minoritairement français et russe.
Pour ce qui est de l’Aide aux cinémas du monde que pilote le CNC : il y eut, en 2020, une aide à la production apportée au film russe L’Opposition de Jupiter d’Andreï Zviaguintsev (mais le projet est ajourné sine die), aux films géorgiens Panopticon de George Sikharulidzé et Saint Mineur de Tinatin Kajrishvili, au film ukrainien Pamfir de Dmytro Sukholytky-Sobchuk et au film lituanien Wanderers de Sharunas Bartas.
En 2021, ont été octroyées une aide à la finition au film kazakhstanais Ademoka d’Adilkhan Erjanov et une au film russe La Fuite du capitaine Volkonogov de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov (1).
Si aucun film dans lequel la Russie serait partie prenante n’a été soutenu par Eurimages en 2018 ni en 2019, il y en eut 3 en 2020 : La Fuite du capitaine Volkonogov de Natalia Merkoulova et Alexeï Tchoupov, La Conférence d’Ivan I. Tverdovski et La Neige tombe vers le haut de Mikhaïl Borodine.
D’autres coproductions avec la Russie sont en cours, dont le prochain film de Kirill Serebrennikov, La Femme de Tchaïkovski, dont le montage devrait être terminé en décembre.

Françoise Navailh : Quels distributeurs travaillent vraiment avec les Russes ?

Joël Chapron :
Comme on le voit dans la question concernant les sorties, les films russes (et des autres républiques) sont répartis entre une myriade de sociétés de distribution françaises. Néanmoins, il ne faut pas oublier que l’écrasante majorité de ces films ne sont pas vendus directement par les producteurs russes aux distributeurs français : je rappelle qu’il y a un intermédiaire, le vendeur international, qui se charge, pour le compte du producteur, de vendre le film à l’extérieur de ses frontières. La plupart des films sortis en France ont eu la chance d’être vendus dans le monde entier par des vendeurs français (Charades, Wild Bunch, Memento, MK2, Elle Driver, Film Boutique…), britanniques (WestEnd Films, Reason8), voire émiratis (Cercamon) ! Pour le moment, la plupart des films de l’ex-URSS qui sortent à l’étranger sont vendus par des vendeurs occidentaux. On peut noter, par exemple, que La Fuite du capitaine Volkonogov est vendu dans le monde entier par la société française Memento International, mais le coproducteur français Kinovista a conservé les droits de distribution sur la France et sortira lui-même le film en 2022.

Elena Duffort : Justement, de nombreux producteurs aujourd’hui arrivent à vendre leurs films sans passer par Roskino, sans soutien du ministère de la Culture. Comment la Russie peut-elle soutenir aujourd’hui son cinéma et doit-elle le faire sur l’argent de l’État ?

Joël Chapron :
Vaste question. Je pense que le nouveau positionnement de Roskino est le bon : promouvoir le cinéma russe tous azimuts, sans exclusive, quel que soit le film. Roskino promeut les films russes que vendent les sociétés russes, mais aussi occidentales, et c’est exactement ce qu’il faut faire. Peu importe l’ayant droit : l’important est de mettre en avant la cinématographie nationale. C’est ce qu’a toujours fait Unifrance et qu’on continue de faire. Quand je dis « tous azimuts », c’est prendre en compte les sorties à l’étranger, les festivals étrangers, les plateformes étrangères, etc. Quel que soit le support, il faut soutenir les films nationaux. Il y a un pan du soutien qui reste inexistant, mais sa mise en place ne relève pas seulement de Roskino : c’est le soutien financier direct aux distributeurs étrangers qui prennent des risques en sortant des films russes. Je continue de dire qu’il faut que des frais soient pris en charge par le pays dont est originaire le film : Unifrance paie des billets d’avion aux artistes français pour qu’ils se rendent dans les festivals, mais aussi lors des sorties pour assurer la promotion via la presse et les avant-premières ! Nos ambassades et instituts français sont des relais capitaux pour l’accueil, mais aussi pour la prise en charge de l’hébergement, l’organisation d’événements, etc. Cela ne relève pas seulement de Roskino, car je sais qu’il est pour l’instant difficile à telle ou telle instance russe de soutenir financièrement une société étrangère – une société de distribution, en l’occurrence. Il faut donc, en attendant qu’une solution bureaucratique soit trouvée, chercher des alternatives afin que les distributeurs étrangers voient leurs frais de sortie baisser. Unifrance apporte un soutien financier direct aux distributeurs russes qui sortent des films français : près de 100 000 euros sont alloués chaque année, après étude des dossiers de demande et sélection effectuée par un comité d’experts indépendants d’Unifrance, à une dizaine de sorties de films en Russie – on reçoit environ 300 demandes de soutien chaque année en provenance du monde entier.

Françoise Navailh : Quels sont les rapports entre le gouvernement russe d’un côté et Andreï Zviaguintsev et Kirill Serebrennikov, et quels sont les projets de ces derniers ?

Joël Chapron :
Andreï Zviaguintsev avait, au printemps, retrouvé son producteur Alexandre Rodnianski après avoir échoué à faire financer par d’autres producteurs deux projets très chers et très peu en adéquation avec la politique russe aujourd’hui. Alexandre Rodnianski et lui avaient un projet en anglais (jamais Zviaguintsev n’a encore tourné de films dans une langue étrangère), intitulé What Happens, mais Zviaguintsev est tombé malade du Covid en juillet et n’a pas encore réussi à reprendre une activité normale. Le projet ne devrait commencer qu’en 2022.
Le procès intenté à Kirill Serebrennikov pour détournement de fonds en 2017, et à cause duquel il fut assigné à résidence du 23 août 2017 au 8 avril 2019, a pris fin le 26 juin 2020 : il a été condamné à trois ans de prison avec sursis. Son passeport lui a été confisqué, il ne peut pas sortir du pays en théorie avant au moins 2023, mais il a décidé de ne pas faire appel de sa condamnation. Il est libre de ses mouvements en Russie et a déjà donc tourné La Femme de Tchaïkovski. Aujourd’hui, 12 novembre 2021, une annonce officielle fait état du remboursement par lui-même (largement aidé par des hommes d’affaires anonymes) des 129 millions de roubles qu’il est accusé d’avoir détournés, mais la condamnation à la prison avec sursis n’est pas levée et il ne peut donc toujours pas sortir du pays.

Françoise Navailh : Comment a été reçu Chers camarades ! d’Andrei Konchalovsky en Russie ?

Joël Chapron :
La presse l’a, en général, plutôt bien accueilli, le traitant parfois de film antisoviétique (ce dont se défend Konchalovsky), parfois de film prosoviétique (dont il se défend tout autant), mais le public n’a pas du tout suivi : il a attiré moins de 40 000 spectateurs.

Françoise Navailh : Quels sont, selon vous, les cinéastes prometteurs ?

Joël Chapron :
C’est toujours compliqué de répondre à cette question. On a connu tant de metteurs en scène prometteurs qui n’ont tenu aucune des promesses qu’ils avaient engendrées chez leurs spectateurs… Néanmoins, Kira Kovalenko, Vladimir Bitokov, Kantemir Balagov (tous trois élèves d’Alexandre Sokourov), Vladimir Mukuev, le couple Merkoulova-Tchoupov, Natalia Koudriachova… Certes, je ne fais que reprendre les noms qui ont émaillé les festivals 2021, mais ils n’ont pas été sélectionnés par hasard. Leur nombre, d’ailleurs, prouve bien l’intérêt des festivals étrangers et l’envie que ceux-ci ont de dénicher aujourd’hui des perles rares dans ce grand pays.

Françoise Navailh : Où en sont les écoles de cinéma, le VGIK… ? Vous aviez commencé à donner des cours à l’École de cinéma de Moscou : où en êtes-vous ?

Joël Chapron :
Je ne suis pas allé en Russie depuis le début de la pandémie et n’ai donc pas donné de cours depuis bientôt deux ans, et croyez bien que j’en suis peiné. N’étant pas enseignant dans l’âme, j’ai décliné la proposition de les dispenser par Zoom et je continue d’espérer y retourner bientôt, même si l’année 2021 se terminera sans doute sans que j’y sois allé. Néanmoins, au dire même des spécialistes des films issus des écoles de cinéma russes, il semblerait que le meilleur enseignement soit dispensé dans cette fameuse école. Certains lecteurs vont croire que je dis ça par pur corporatisme, mais ce n’est pas le cas. Il suffit de voir d’où sont issus les films d’école sélectionnés dans les festivals internationaux et on s’aperçoit que l’École de cinéma de Moscou voit ses étudiants plus souvent sélectionnés que ceux du VGIK ou d’autres écoles. Cela ne veut pas dire pour autant que les autres écoles sont déficientes, bien évidemment, mais il est clair que l’aura qu’a eue le VGIK pendant des décennies n’est plus d’actualité depuis pas mal d’années.

Françoise Navailh : Pensez-vous que toutes ces sélections dans les grands festivals internationaux peuvent aider les acteurs russes à se faire connaître à l’étranger, voire à être invités pour y tourner des films ?

Joël Chapron :
Il est évident que ces sélections aident grandement, mais l’élément déclencheur n’est pas seulement la ou les sélections d’un ou plusieurs films : c’est le succès commercial d’un film qui peut l’être. Prenons l’exemple de Iouri Borissov cette année : 5 sélections dans 3 festivals différents. Quand on interroge les metteurs en scène qui l’ont fait tourner, on s’aperçoit que la plupart d’entre eux l’ont choisi après l’avoir vu dans un film qui a fait peu de festivals étrangers : Le Taureau de Boris Akopov. C’est en le découvrant dans ce film, alors qu’il était juré dans une compétition parallèle du festival de Karlovy Vary, que le Finlandais Juho Kuosmanen l’a choisi pour Compartiment n°6 et a réécrit le rôle pour lui. Je pense que ce film peut être un vrai succès dans de nombreux pays, de même que La Fuite du capitaine Volkonogov. Si c’est le cas, les propositions vont sans doute affluer. Voyez ce qui s’était passé avec Alexeï Gouskov : c’est vraiment le succès du Concert de Radu Mihaileanu qui lui a permis de décrocher des rôles dans d’autres films étrangers. Iouri Kolokolnikov, qui est l’un des acteurs principaux de La Fièvre de Petrov, fait une assez belle carrière aux États-Unis : il était dans Hitman & Bodyguard de Patrick Hughes et dans Tenet de Christopher Nolan. Et j’espère que Mon légionnaire de Rachel Lang aidera à faire connaître Alexandre Kouznetsov. Certes, pour le moment, tous ces acteurs russes jouent des rôles… de Russes – et souvent de rustres. Mais c’est aussi par là que sont passés les acteurs français à l’étranger avant que certains finissent par obtenir des rôles qui ne les cantonnent pas à leur nationalité.

Françoise Navailh : Quelles répercussions a eues la pandémie sur le cinéma en Russie et pouvez-vous nous dire qui va au cinéma aujourd’hui dans ce pays ?

Joël Chapron :
Commençons par la deuxième question, car les réponses que je peux apporter datent d’avant la pandémie. D’après un sondage de fin 2018, les préférences des Russes vont d’abord aux films russes, puis aux films américains… puis aux films français. L’âge moyen du spectateur est de 28 ans pour les films étrangers et de 32 ans pour les films russes, sachant que les films russes sont trois fois plus vus par les plus de 45 ans que les films étrangers (18 % contre 6 %). Suivant la démographie du pays (56 % de femmes pour 44 % d’hommes), les salles de cinéma sont fréquentées majoritairement par des femmes. Par ailleurs, le public prend de l’âge : d’après la dernière étude du Fonds du cinéma (premier trimestre 2019), les 12-17 ans représentent 15 %, les 18-24 ans ne représentent plus que 25 %, les 25-34 ans 31 %. Les 35-44 ans, après avoir atteint 20 % en 2018, retombent à 18 %. Au-delà de cet âge (les 45 ans et plus) ne représentent plus que 10 % (en France, les plus de 50 ans représentent 41,5 % de la population et 41,3 % des entrées ; les moins de 25 ans respectivement 27,1 % et 33,9 %). La chute de la natalité en Russie dans les années 1990 a conduit à une chute des naissances aujourd’hui et donc à une nouvelle répartition des entrées dans la décennie à venir… Les Russes vont au cinéma surtout entre amis (33,1 %), les sorties en famille représentent 30,1 %.
Pour ce qui est de la pandémie, il faut savoir que la Russie est l’un des pays qui a connu la fermeture totale des salles de cinéma la plus courte d’Europe : de mi-mars à mi-juillet 2020 ; elles n’ont pas été refermées sur l’ensemble du territoire. Certes, les réouvertures se sont étalées de la mi-juillet 2020 (Rostov-sur-le-Don) à la mi-novembre (Ijevsk), Moscou et Saint-Pétersbourg rouvrant les leurs le 1er août ; certes, des mesures drastiques ont souvent été imposées et des jauges fortement réduites ; mais le fait qu’elles soient restées ouvertes depuis lors et jusqu’à aujourd’hui (hormis du 30 octobre au 8 novembre 2021) a permis à ce pays d’afficher des résultats en entrées et en recettes en 2020 que leur envient bon nombre de territoires.
Il y eut donc 88,7 millions de spectateurs contre 219,4 millions en 2019, soit une chute de 59,6 % ; en France, elle fut de 69,4 %. La Russie, qui était passée de 2016 à 2017 de la 7e à la 6e place du classement des pays en nombre de spectateurs, l’a conservée en 2018 et 2019 et grimpe à la 5e place en 2020. Elle était revenue dans le top 10 des pays en terme de box-office après en avoir disparu en 2018 : elle était 10e en 2019 et passe à la 9e place cette année.
C’est grâce au fait que les fermetures totales en 2020 ont été relativement courtes que le cinéma français a pu afficher en Russie, pour la première fois depuis la Perestroïka, le plus grand nombre de ses spectateurs dans le monde en 2020 – 1,57 million, soit près de 10 % de tous les spectateurs de films français dans le monde l’an passé.
Un soutien exceptionnel de l’État à l’exploitation dû à la pandémie a été accordé via le Fonds du cinéma en 2020 à plus de 1 000 établissements cinématographiques : 2,1 milliards de roubles ont été répartis entre les bénéficiaires (auxquels s’ajoutent 2,1 milliards accordés aux sociétés de production russes) afin qu’ils puissent éponger une partie de leurs dettes, payer les salaires en retard, maintenir en état l’équipement technique, etc.
Le parc de salles s’était continûment étendu depuis les années 2000, mais la progression marquait un certain ralentissement : +4,8 % d’écrans et +9,9% d’établissements en 2019 (contre +8,82 % et +18,6 % entre 2017 et 2018, et +9,7 % et +16,8 % entre 2016 et 2017). L’année 2020 a porté un coup à l’exploitation : avec seulement 2 005 établissements en fonction et 5 448 salles, le parc accuse un recul de -4,34 % d’établissements et de -2,66 % de salles.

Françoise Navailh : La censure n’existe officiellement plus en Russie, mais est-ce vraiment le cas ? Et voit-on une différence de traitement entre les films russes et les films étrangers ?

Joël Chapron :
Non, effectivement ce n’est pas vraiment le cas. La censure a été officiellement abolie : c’est stipulé dans la Constitution de 1993. Néanmoins, et notamment durant le ministère de Vladimir Medinski (qui a quitté son poste de ministre de la Culture en janvier 2020), il y eut plusieurs cas de censure. On se souvient notamment de l’interdiction totale de La Mort de Staline d’Armando Ianucci (en janvier 2018, le visa d’exploitation qui avait été délivré a été annulé deux jours avant la sortie, car le film pouvait « être vu comme une raillerie outrageante envers tout le passé soviétique » – il est sorti en Biélorussie, mais a été interdit au Kazakhstan). Mais il y eut bien d’autres cas ces dix dernières années : État de guerre (« Five Days of War ») de Renny Harlin sur la guerre qui a opposé la Russie et la Géorgie en 2008, Enfant 44 de Daniel Espinosa sur un espion soviétique au début des années 1950 (interdit la veille de sa sortie), Borat de Sasha Baron Cohen… Mais aussi des films russes, comme Russie 88 de Pavel Bardine, 4 des 10 films du projet Dau d’Ilya Khrjanovski, La Fête d’Alexeï Krassovski… Et le cinéma français ne fait pas exception : Benedetta de Paul Verhoeven a été interdit quelques jours avant sa sortie en septembre de cette année. On a également des cas de remontage de films pour passer la censure : c’est ce qui s’est passé cette année encore avec Bad Luck Banging or Loony Porn du Roumain Radu Jude, qui a obtenu l’Ours d’or du Festival de Berlin, mais dont les scènes de sexe non simulées qui ouvrent le film ont dû être expurgées. Dire qu’il n’y a plus de censure aujourd’hui en Russie (et je ne parle pas des autres arts, des expositions, etc.) est une assertion totalement spécieuse.
Un immense article a été publié en russe sur le site de BBC News, aujourd’hui même, 12 novembre 2021. Intitulé « “On nous interdit de filmer la réalité”. Pourquoi il y a de plus en plus de tabous dans le cinéma et les séries russes », il revient très longuement sur toutes les formes de censure qui s’appliquent aujourd’hui dans le domaine du cinéma et de l’audiovisuel, listant les projets avortés, les acteurs blacklistés, les thèmes déconseillés, les sanctions appliquées… J’en conseille la longue lecture aux russophones s’intéressant à ce sujet, car elle est édifiante.
Quant à la différence de traitement entre les films russes et les films étrangers, je rappelle, depuis quelques années, que la classification des films diffère substantiellement. On pourrait penser que, pour des raisons de traditions, de morale, etc., des films qualifiés de grand public ou interdits aux moins de douze ans dans certains pays pourraient l’être dans d’autres au moins de seize ou dix-huit ans. Ce serait acceptable si ça s’appliquait à tous les films, nationaux y compris. Mais ce n’est pas le cas en Russie : un film violent russe ne sera pas classifié de la même manière qu’un film violent américain ; une comédie russe ne sera pas classifiée de la même manière qu’une comédie française… Afin de faire remonter la part de marché du cinéma russe, les films russes sont ouverts à plus de tranches d’âge de la population que les films étrangers. Dans mon interview de l’an dernier, je citais une étude qui justement comparait les classifications. Cette étude n’a pas été refaite depuis, mais je disais notamment ceci : « C’est la classification des films étrangers interdits aux moins de 18 ans qui est la plus parlante : 15 % l’étaient en 2014, 25 % en 2015, 37 % en 2017 et 40 % en 2018 ! En revanche, toutes nationalités confondues, 50 % des recettes ont été générées par les films ayant subi ces interdictions (moins de 16 et 18). » Il faut souligner que les films russes indépendants, non promus par le ministère, sont souvent interdits aux moins de 18 ans (Faute d’amour, Leto, La Fièvre de Petrov, Guerda) ou aux moins de 16 ans (Une grande fille, L’Insensible, À résidence, La Conférence). Si on prend les films français des deux dernières années, on voit bien que la classification est… particulière : Été 85, Milf, Une fille facile, Seules les bêtes, Cuban Network, Le Sens de la famille, Annette ont été interdits aux moins de 18 ans ; Qu’est-ce qu’on a (encore) fait au bon Dieu ?, Les Traducteurs, J’accuse, Deux moi, La Daronne, Antoinette dans les Cévennes, France, Eiffel, Mystère à Saint-Tropez aux moins de 16 ans ; 10 jours sans maman, Hors normes, Le Prince oublié aux moins de 12 ans… Car la Russie court toujours après des chiffres glorifiant sa politique cinématographique. Néanmoins, aussi curieux que cela paraisse et malgré les différentes sources, il faut soi-même établir le top 10 annuel du pays… De fait, aucune source ne donne de classement annuel comprenant les résultats d’un film en continuation ! Il faut chercher film par film. Alors que le Fonds du cinéma donne ses statistiques à l’Observatoire européen audiovisuel, ce dernier ne mentionnait pas Le Serf (« Kholop ») dans son top, alors qu’il était en 1re position… dans le top du Fonds 2019 ! Cette comédie de Klim Chipenko est sortie le 26 décembre 2019 et n’avait donc pas attiré les 11,6 millions de spectateurs que le Fonds revendiquait pour 2019 – elle en a, de fait, attiré 1,59 million durant les six derniers jours de l’année 2019 et pointait à la 40e place du classement (elle coiffe le top 10 de 2020 avec 10 nouveaux millions de spectateurs). Chaque année, le Fonds agrège aux résultats de l’année précédente le ou les blockbusters sortant au Nouvel An pour ainsi gonfler une part de marché qui, sans eux, serait loin des chiffres espérés… De plus, malgré la mise en place de la billetterie unique, les chiffres continuent de varier d’une source à l’autre !
Il ne faut, par ailleurs, pas sous-estimer la volonté toujours affichée de faire des films patriotiques. Les réponses du service de presse du ministère de la Culture (sans qu’on sache qui a répondu aux questions du journaliste !) en date du 11 novembre 2021 (2) (!) sont éloquentes : « Le patriotisme est l’un des thèmes les plus populaires du cinéma russe contemporain. Il est en partie représenté par la Grande Guerre patriotique (la Deuxième Guerre mondiale) et il est bon que des films comme Les Officiers de Podolsk, T-34, Deviataev, Le Fantôme rouge rappellent aux spectateurs le courage des héros du passé qui ont défendu la liberté et l’indépendance de notre patrie. Néanmoins, le ministère de la Culture interprète le patriotisme au cinéma de manière plus large et accorde une grande attention au soutien du cinéma d’importance sociale. Parmi ces films, Docteur Liza, qui relate une journée de la vie de l’activiste engagée qui a ouvert la fondation “Un soutien légitime”, Elizaveta Glinka. Mais aussi le film Le Feu qui nous fait découvrir les dangers de la profession des pompiers sauvant les forêts de Carélie. Ces films glorifient les sacrifices et le dévouement de nos compatriotes et offrent un modèle d’humanité et de ténacité aux spectateurs de tous âges. » N’allez pas voir de sarcasme dans le fait que je reproduise cette citation de manière littérale : je veux simplement montrer que le cinéma russe d’aujourd’hui, du point de vue de l’État, doit continuer de creuser le sillon d’un cinéma didactique, propagandiste, d’un cinéma qui soit utile au développement intellectuel et moral de la nation. Le cinéma, pour le gouvernement russe aujourd’hui comme pour celui de l’URSS, a un devoir social : c’est en cela que ce dernier se différencie des gouvernements occidentaux qui ne lui imposent aucun devoir et le soutiennent en tant qu’art. Pour les russophones, je conseille de lire ces questions-réponses dans leur totalité.
Mais revenons aux chiffres : « grâce à » la pandémie, 5 films russes occupent le top 10 de 2020 (contre 1 en 2019, 2 en 2018 aux 1re et 4e places, 1 à la 2e place en 2017, 1 à la 6e place en 2016, 1 à la 10e en 2015, 1 à la 9e en 2014, 3 en 2013, 0 en 2012 et 1 en 2011 – rappelons que presque aucun blockbuster américain n’est sorti en 2020), dont le n°1, la comédie Kholop de Klim Chipenko, qui a donc attiré plus de 10 millions de spectateurs. La répartition des recettes entre les films russes est plus qu’inégale puisque les 10 plus grands succès (sur les quelque 126 nouveaux titres) ont généré 60,85 % des entrées des films russes (selon Fond KINO/EAIS), contre, a priori, 55,14 % en 2019, 47,83 % en 2018, 76,19 % en 2017, 67 % en 2016, 60 % en 2015 – en France, les 10 plus grands succès français ont généré 31,5 % des entrées des seuls films français (33,69 % en 2019, 40,16 % en 2018, 33,64 % en 2017, 34,8 % en 2016). Le Fonds du cinéma qui, à l’instar du CNC, publiait annuellement un bilan statistique très fourni ne le fait plus depuis deux ans, laissant ainsi libre cours aux divergences dans les statistiques…

Françoise Navailh : Qu’en est-il des plateformes, de Netflix ? Sont-elles une voie d’exportation intéressante pour le cinéma russe ?

Joël Chapron :
Procédons par ordre. Tout d’abord, la France étant un des rares pays qui continue de produire et de consommer des DVD et des Blu-ray, on a la chance de pouvoir trouver de magnifiques coffrets de belles restaurations, de sublimes bonus chez les éditeurs. Potemkine Films fait un travail formidable pour mettre en valeur les films de patrimoine (Eisenstein, Kalatozov, Tchoukhraï, Panfilov, Tarkovski… – je recommande tout particulièrement Soy Cuba, Requiem pour un massacre et Le Cuirassé « Potemkine » !), UFO a fait un très beau travail sur Michel-Ange, Pyramide a sorti un magnifique coffret Zviaguintsev, Condor a fait un très bel objet pour Leto, A.R.P. Sélection a fait un doublet des deux films de Kantemir Balagov, Tesnota : une vie à l’étroit et Une grande fille… Il faut souligner ce travail exceptionnel qu’accomplissent les éditeurs français et devant lequel sont généralement ébahis les producteurs et metteurs en scène russes (sachant que ces supports physiques ont presque totalement disparu du paysage dans le pays).
De fait, en Russie, les plateformes russes légales sont en plein développement et la pandémie les a fait, comme partout, exploser. Selon la veille que mène de manière permanente Unifrance sur les plateformes de nombreux pays, dont la Russie, le secteur pèse aujourd’hui 448 millions d’euros, soit une augmentation de 52 % entre 2019 et 2020. La bonne nouvelle vient, de plus, de la reconfiguration de la VOD : si, pendant des années, c’est l’AVOD (la VOD légale accessible gratuitement, car les ayants droit sont rémunérés par la publicité) qui tenait le haut du pavé, la VOD à l’acte ou par abonnement a vu ses recettes croître de 80 % en un an (contre 1 % seulement pour l’AVOD) ! C’est une excellente nouvelle, car la fin de l’URSS n’avait pas mis fin au sentiment qui prévalait que la propriété intellectuelle n’existait pas (bien que l’URSS ait, très tardivement, adhéré à différentes conventions internationales) et le fait que l’AVOD puisse être accessible légalement ne faisait que renforcer ce sentiment – sans que les utilisateurs se posent la question de la rémunération des ayants droit. Il semble donc y avoir une prise de conscience aujourd’hui qui fait que les utilisateurs sont prêts à rémunérer directement les ayants droit en s’abonnant ou en téléchargeant légalement des films. Les principales plateformes russes sont IVI (22,5 % du chiffre d’affaires du secteur), Okko (13,6 %) et Kinopoisk HD (7,1 %). Parallèlement, les revenus de Netflix en Russie ont doublé pour atteindre 8,4 %, selon Telecom Daily. L’an dernier, Netflix a annoncé la production d’Anna K., une série en langue russe adaptée d’Anna Karénine (dont le personnage de Levine est interprété par… Iouri Borissov !) et vient tout juste d’annoncer la mise en production d’une deuxième série, un drame psychologique réalisé par Edouard Oganessian et interprété par Alexandre Petrov. Il est clair que Netflix veut durablement s’implanter en Russie où le potentiel d’abonnés est immense.
Pour ce qui est des films russes sur les plateformes accessibles en France, aucune étude minutieuse n’a encore été menée. On sait que 6 292 œuvres cinématographiques qui sont sorties en salle en France étaient disponibles en 2020, selon une étude réalisée par Médiamétrie (3). Cela ne nous avance guère, vu que l’étude ne prend pas en compte les films qui ne sont pas sortis en salle… Selon le CNC, il y aurait 27 services de VOD en France, que coiffent, par ordre décroissant du pourcentage des consommateurs, Netflix, Prime Video, Disney+, Orange VOD et MyTF1 VOD.
J’ai épluché la page d’Allociné qui recense (comment ?) les films sur les plateformes VOD par nationalités. J’ai compté environ 180 films russes. On y trouve de tout : des classiques (Eisenstein, Dovjenko, Kalatozov, Tarkovski…), des films de festivals (Zviaguintsev, Bykov, Sokourov, Guerman père et fils, Mouratova, Serebrennikov…), ainsi que des films à grand spectacle qui ne sortent pas en France. Ce sont des films de guerre (T-34 d’Alexeï Sidorov, Stalingrad de Fedor Bondartchouk, La Ligne de feu de Vadim Chmeliov, Sobibor de Konstantin Khabenski), de science-fiction (Attraction 2 : Invasion de Fedor Bondartchouk, Silverland : la cité de glace de Mikhaïl Lokchine, Abigail d’Alexandre Bogouslavski), d’action (Chernobyl : Under Fire de Danila Kozlovski, 22 minutes de Vassili Serikov), de sport (Ice d’Oleg Trofim), d’horreur (Superdeep d’Arseni Soukhine)… On trouve aussi quelques pépites de festivals qui, bien qu’elles ne soient pas sorties en salle, ont été dûment achetées par des distributeurs français qui les ont mises en ligne (Il était une fois dans l’Est de Larissa Sadilova, qui était à Cannes à Un certain regard en 2019, que devait sortir Jour2Fête en avril 2020, mais la pandémie en a décidé autrement ; Fidélité de Niguina Saïfoullaeva, acheté par A.R.P. Sélection). C’est évidemment peu, mais il ne faut jamais oublier que ces films coûtent assez cher à l’achat (s’ils sont sur une plateforme légale, c’est bien que quelqu’un les a achetés pour les y mettre !), doivent être sous-titrés et même plutôt doublés pour élargir le spectre des spectateurs potentiels (qui paie la traduction ?) et qu’il faut faire un peu de promotion pour faire savoir qu’un film est sur telle ou telle plateforme. On en revient donc à l’éternelle question du soutien financier. Que veut faire le gouvernement russe pour que s’exporte plus et mieux le cinéma russe ? C’est là tout l’enjeu.

(1) : Liste exhaustive arrêtée à l’été 2021.
(2) : https://nation-news.ru/671735-o-glavnom-s-minkultom-uspekhi-na-zapade-i-unikalnye-proekty-rossiiskogo-kino
(3) : Source : Bilan du CNC, 2020.


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