ENTRETIEN DU 15 avril 2021

Julien Morvan. Auteur du blog Perestroikino
Jacques Simon. Président d'honneur de l'association kinoglaz.fr

« Mon blog est une petite lucarne sur l’immensité chatoyante. Je tente de transmettre, de passer et de faire aimer »

▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪ ▪



Kinoglaz.fr  Perestroikino est, avec kinoglaz.fr, l'un des deux seuls sites français consacrés entièrement au cinéma russe et soviétique des origines à nos jours. S'il présente principalement des analyses de films on y trouve aussi nombre d'articles sur des événements, personnalités ou documents liés au cinéma russe présent ou passé. Les analyses de films richement documentées témoignent de la volonté de Julien Morvan, leur auteur, d'éclairer ces films par leur contexte historique et culturel.
Né il y a tout juste un an le site contient déjà plus d'une centaine d'analyses de film. On est frappé en les feuilletant par la diversité des films analysés, diversité dans les dates de production, les genres et les styles, diversité qui certes n'oublie pas les grands classiques mais se soucie aussi de faire découvrir aux Français des films moins connus ou encore des films de jeunes auteurs à la recherche d'expressions nouvelles. Dans tous les cas le site donne des renseignement précieux sur les possibilités de voir les films analysés avec des sous-titres français.
Si on ajoute que le site invite en permanence ses lecteurs à réagir aux critiques publiées directement sur le site ou à travers certains réseaux sociaux on voit que ce nouveau site est un lieu dynamique d'échange et de découverte qui mérite bien le succès qu'il connaît déjà.

Julien Morvan a accepté de répondre à nos questions pour permettre à nos lecteurs de mieux le connaître, mieux connaître son regard sur le cinéma russe et soviétique, mieux connaître ce site qui fête son premier anniversaire et est promis à un bel avenir.

Jacques Simon : Qui êtes-vous et quels sont les objectifs de votre site ?

Julien Morvan :
J’ai un peu plus de 30 ans et je suis professeur d’histoire-géographie, dans un collège en Île-de-France. Cinéphage depuis mon enfance, j’ai basculé, lors de mes études universitaires, dans une approche plus cinéphile de ma passion, celle qui consiste à analyser et comprendre les films, voire à les chroniquer, avec des connaissances de plus en plus encyclopédiques. Comme beaucoup, j’ai d’abord exploré le cinéma français (avec une attention particulière pour son « âge d’or » et ses grands cinéastes, parfois oubliés) puis le cinéma américain, par l’intermédiaire de formidables passeurs, tels Bertrand Tavernier ou Patrick Brion.

À la faveur du premier confinement de 2020, j’ai créé Perestroikino afin d’assouvir un rêve que j’amadouais doucement depuis plusieurs années : parler de cinéma russe et soviétique en toute liberté, pour et avec le public français, qui le connaît relativement mal. Sur internet, j’ai rapidement constaté qu’en matière de cinéma russe, mon format de prédilection (le blog de chroniques/critiques/actualités) n’existait pas. Ainsi, j’ai rédigé mes premiers articles sans en faire de promotion particulière, juste pour le plaisir d’écrire sur un cinéma que je continue de découvrir jour après jour, avec un enthousiasme constant.

D’abord centré sur les DVD et des critiques brèves, j’ai progressivement envisagé des articles plus longs, plus fouillés, davantage illustrés, notamment sur des films qui ne bénéficient pas d’une large notoriété sur l’internet francophone. Les premiers retours, quelques semaines après mes débuts, ont été extrêmement encourageants.

Aujourd’hui, près d’un an après sa création, Perestroikino tente modestement de participer à la renommée du cinéma russe et soviétique auprès du public francophone, principalement avec des critiques argumentées et contextualisés, mais aussi avec quelques actualités, des éphémérides consacrées aux figures du cinéma, des publications plus amusantes sur des « nanars » ou des retours d’expositions ou de festivals. L’enjeu n’est surtout pas d’être encyclopédique ou exhaustif. Mon blog est une petite lucarne sur l’immensité chatoyante. Comme dans mon métier de professeur, je tente de transmettre, de passer et de faire aimer – mission délicate mais prodigue, entièrement désintéressée.

J. S. : Quel public visez-vous ?

J. M. :
C’est une excellente question ! Malheureusement, je ne suis pas certain d’avoir la réponse. C’est à la fois le stimulant mystère et (parfois) l’amère désillusion de proposer des articles dans la nébuleuse mondiale : on ne sait jamais vraiment qui lit, qui s’abonne, qui s’intéresse dans le détail, qui ne regarde que les images, qui arrive par hasard, etc. Cette opacité relative est intéressante car elle permet de ne pas écrire pour un public précis, de ne pas se forcer à penser à la manière d’un fidèle lecteur qui a des idées bien définies et qui commente tout. De façon générale, le mystère autour du lectorat autorise une liberté totale dans la critique et l’affirmation assurée de ses goûts.

Je ne serai pas très original en vous disant que j’écris pour le plus grand nombre, mais c’est la vérité. Je m’adresse à tous les francophones désireux d’en savoir un peu plus sur les richesses du cinéma russe et soviétique, avec peut-être une appétence à toucher les néophytes et les amateurs. Les critiques « professionnels » et les cinéphiles russophones n’apprendront sans doute pas grand-chose, mais le format blog (associé à quelques réseaux sociaux) est aussi un moyen d’échanger des points de vue.

J. S. : Pourquoi s’intéresser aujourd’hui au cinéma russe et soviétique ?

J. M. :
On me pose souvent la question, avec intérêt ou condescendance – cela dépend des situations. Je suis convaincu qu’une passion dévorante pour le cinéma russe est intrinsèquement liée à une passion première pour la Russie. Cet alliage de l’espace et de sa représentation sur grand écran ne va pas forcément de soi, en particulier dans un Occident largement dominé par la production et l’imaginaire américains. On peut être un inconditionnel admirateur du cinéma américain sans pour autant s’intéresser plus que de raison aux États-Unis – ce qui est mon cas. Pour les cinémas plus « régionaux », qui ne bénéficient pas de l’exposition hollywoodienne dans le monde, une démarche individuelle s’impose. Il faut aller vers un cinéma méconnu, entamer des recherches, souffrir de ne pas trouver des versions francophones, accepter de ne parfois rien comprendre, de manquer des références culturelles. Cela peut être décourageant : on ne le fait donc pas pour le simple plaisir cinéphile mais pour des raisons plus profondes, liées à des émotions. Pour ma part, le cinéma russe et soviétique est ma porte d’entrée vers ce grand pays qui me fascine et dont je veux découvrir en profondeur la culture, la langue, les traditions, la géographie, etc.

J. S. : Quels sont, à votre avis, les grands traits du cinéma russe des dernières années comparé au cinéma international ?

J. M. :
Tout un pan du cinéma russe actuel me semble être ancré dans les mêmes réalités scénaristiques (voire esthétiques) que le cinéma occidental : histoires urbaines, peintures sociales engagées, destins individuels en quête d’émancipation et de bonheur, nouveaux visages de la femme et des minorités, rapport de l’homme à la machine perfectionnée, etc.

Toutefois, on observe aussi quelques originalités, quelques obsessions propres à la Russie.

Le film patriotique, d’abord. Pour un Français non russophone comme moi, habitué à la repentance étatique depuis des décennies, cela reste toujours une curiosité. Le film de guerre à la gloire des valeureux soldats de la Grande Guerre patriotique peut être une réussite visuelle et un divertissement efficace, mais le message, souvent grossier, manichéen, gâche le plaisir. Il apparaît pourtant que ces productions sont très populaires en Russie depuis une quinzaine d’années (le sujet l’était déjà dans le cinéma soviétique) ; financées par le Ministère de la Culture, elles servent aussi une forme de propagande d’État, qu’analyse parfaitement Birgit Beumers dans le livre dirigé par Eugénie Zvonkine (Cinéma russe contemporain, (r)évolutions, 2017). Avec du recul, il faudra analyser un jour dans quelle mesure cette facilité thématique, idéologique et financière a pu permettre à de jeunes réalisateurs de débuter une carrière, de se faire un nom et une réputation. Je suis convaincu que beaucoup d’entre eux ne sont pas dupes.

Plus intéressant, le rapport des cinéastes russes à la nature est un sujet obsédant, quasi hypnotique. Dans les productions à gros budget (la série  To The Lake, diffusée sur Netflix) ou des films plus intimistes (Il était une fois dans l’Est, 2019), les cinéastes envisagent l’environnement, son gigantisme changeant au fil des saisons, comme un personnage immuable, aussi contraignant que libérateur. Là encore, ce n'est pas une nouveauté, il suffit de repenser aux magnifiques séquences, en décors naturels, des films de Marc Donskoï (dans L'enfance de Gorki, par exemple). La nature impose souvent de filmer une dualité ville/campagne (voire une opposition entre la civilisation et des provinces archaïques) beaucoup plus palpable en Russie qu’en Europe de l’Ouest.

Enfin, la question de l’identité (politique, sexuelle, culturelle …) est immanquablement au cœur des œuvres, ambitieuses, des auteurs de la jeune génération. La thématique peut paraître banale, vieux serpent de mer du cinéma mondial, mais dans un pays où cohabitent onze fuseaux horaires, près de quarante langues régionales, plusieurs religions et presque toutes les grandes influences culturelles internationales, le sujet n’est pas anodin. En marge du nationalisme moscovite imposé par le pouvoir et les films de guerre subventionnés, des œuvres comme L’homme qui a surpris tout le monde (2018) ou les courts métrages de Gadzhimurad Efendiev (sur l’expansion de l’islam au Daghestan) sont des coups de poing qui marquent durablement le spectateur. Au-delà de la transformation de l’homme occidental en « citoyen du monde », qui concerne aussi la Russie des métropoles, on assiste, sur les écrans russes, à de passionnants questionnements sur les différentes transverbérations du cœur vieillissant de l’homo sovieticus.

J. S. : Est-il utile de connaître le cinéma soviétique pour apprécier le cinéma russe contemporain ?

J. M. :
De par ma formation d’historien, je suis fondamentalement attaché aux idées de temps long, d’héritage, de continuité, et j’observe avec gourmandise les rebonds permanents du passé dans nos époques contemporaines. Je vois aussi mon métier d’enseignant comme une transmission verticale, du maître à l’élève – ce qui n’est plus très à la mode aujourd’hui. Dans tous les cas, les racines sont au cœur de mes différentes approches culturelles : en cinéma, comme ailleurs, il n’est jamais très bon de faire table rase du passé. Il y a quelques années, lorsqu’il assurait la promotion de son Voyage à travers le cinéma français (2016), Bertrand Tavernier fustigeait « la dictature du présent » et ses dramatiques effets sur la cinéphilie des plus jeunes. En France, certains étudiants en cinéma ne savent pas qui est Jacques Tati et n’ont jamais vu un film de Jean Renoir ! Pourtant, depuis l’apparition (et la généralisation) du support DVD / Blu-ray, de nombreux éditeurs passionnés effectuent un travail colossal pour proposer aux cinéphiles de découvrir, dans les meilleures conditions, le cinéma dit « de patrimoine ».

Le cinéma russe contemporain a cette particularité – une fois n’est pas coutume – d’être, simultanément, la continuité et le renouvellement d’un cinéma dont la production était nationalisée, contrôlée et censurée. Du reste, le cinéma soviétique est aujourd’hui une sorte de relique animée d’un monde éteint. Faut-il l’apprivoiser pour apprécier les films contemporains ? Pas nécessairement, si l’on est un simple spectateur curieux, de la même façon que l’on pourra prendre un plaisir incroyable à visionner un western de 2020 sans même connaître l’existence de l’œuvre de John Ford ou Delmer Daves. En revanche, le cinéphile compulsif (et monomaniaque) trouvera dans le génie des maîtres du montage, de l’avant-garde, de la dissidence ou de la comédie soviétiques, une inépuisable source de bonheur cinématographique. Comme dans une leçon d’histoire, bien heureux celui qui peut aisément bondir entre deux époques et considérer la frise du temps comme une marelle enfantine. Les références s’illuminent, les choix se comprennent et l’on constate que tous les cinéastes parlent le même langage cinématographique, avec des accents régionaux.

Il faut le reconnaître, faire des ponts entre les époques, les styles et les obsessions des cinéastes russes et soviétiques est un exercice intellectuel parfois épuisant. Le spectateur attentif, rompu au décryptage de la censure, semble toujours inquiet de découvrir ce qui se cache derrière l’image, quitte à oublier de visionner le film pour le simple contentement d’une intrigue et d’un dialogue de qualité. De temps à autre, l’ignorance a du bon : elle délasse.

J. S. : Dans une interview de mars 2020, Karen Chakhnazarov dit : « le cinéma russe contemporain se cherche encore ». Qu’en pensez-vous ?

J. M. :
J’imagine que ces propos traduisent une certaine tristesse, voire une mélancolie, de constater qu’un grand nombre de jeunes réalisateurs russes s’affirment surtout dans de pâles imitations des blockbusters américains. Nikita Mikhalkov faisait déjà ce constat au milieu des années 1990. De fait, on peut légitimement trouver cette approche un peu puérile, d’autant plus si le budget, les effets numériques ou le scénario ne sont pas en capacité de rivaliser avec les grandes majors hollywoodiennes – ce qui est souvent le cas – ou se perdent au-devant de messages patriotiques un peu balourds (pour les films de guerre). Toutefois, à la réflexion, ce « rêve américain » reflète aussi une aspiration bien légitime des nouveaux talents russes à ne pas rester cloisonnés dans un cinéma national qui s’exporte mal. Le cinéma, comme la peinture, la littérature ou la musique, est un langage intrinsèquement universel. De jeunes cinéastes élevés avec la VHS, puis le DVD, admirateurs de Tarantino, Won Kar-wai, Ridley Scott ou Danny Boyle, utilisateurs des réseaux sociaux, rêvent de conquérir le monde, pas de recréer une esthétique de studio, comme cela pouvait exister à Mosfilm dans les années 1970 ou 1980. Comment leur en vouloir ? Chakhnazarov en est d’ailleurs conscient : plus loin dans l’interview, il ajoute que « c’est peut-être une étape nécessaire ». Il a raison ! L’ouverture internationale du cinéma russe est encore assez modeste ; il a donc besoin d’un Kirill Sokolov (Why Don’t You Just Die?, 2018), d’un Sergueï Loban (Shapito Show, 2011) ou d’un Fiodor Bondartchouk (Attraction, 2017) pour amener le public étranger vers toutes les richesses du cinéma de Russie. Leurs références ne sont pas Eisenstein ou Guerman ; leur caméra virevolte dans les airs ou se gorge de sang ; et alors ?

Considérant le cinéma russe contemporain comme relativement récent (une vingtaine d’années), avec mon regard occidental, je serais peut-être moins pessimiste que Chakhnazarov. Le cinéaste semble regretter l’éclectisme du cinéma russe : c’est pourtant sa force. De jeunes auteurs, tels Kantemir Balagov, Vladimir Bitokov ou Gadzhimurad Efendiev (formés dans l’atelier d’Alexandre Sokourov) explorent un cinéma d’auteur, passionnant dans ses recherches formelles et son regard intime sur les complexités de vivre dans un pays gigantesque et cosmopolite. À côté d’eux, des cinéastes plus âgés, récompensés dans les grands festivals internationaux, semblent plus politisés, plus engagés – ils s’inscrivent à la suite d’une longue tradition. D’autres réalisateurs proposent des divertissements plus ou moins ambitieux, des films de guerre, des comédies d’action, des romances, de la science-fiction. On voit aussi apparaître une « nouvelle vague » féminine, composée de réalisatrices très affirmées : Anna Melikian, Natalia Merkoulova, Niguina Saïfoullaeva, etc. Sans parti pris, je trouve le cinéma russe contemporain souvent plus intéressant que le cinéma français récompensé aux César, de plus en plus englué dans des structures archétypales et noyauté par des producteurs qui misent davantage sur des personnalités populaires ou des problèmes sociétaux, au détriment de projets plus innovants.

Un cinéma qui se cherche est un cinéma en bonne santé, constamment dans l’ébullition créatrice. C’est lorsqu’il se trouve enfin que les choses s’affadissent. Il n’y a rien de plus triste que l’accomplissement ; en art, c’est souvent un synonyme de fin, de monotonie. Puisse le cinéma russe se chercher encore durant des siècles !

J. S. : Quels sont les obstacles rencontrés par les Français qui voudraient mieux connaître le cinéma russe ?

J. M. :
Le premier obstacle est, évidemment, celui de l’exposition – ou plutôt, de la non-exposition – du cinéma russe. En dehors des grands festivals de cinéma et des festivals consacrés spécifiquement au cinéma russe et soviétique, combien de films russes sortent sur les écrans français chaque année ? Trois ou quatre, en moyenne. Il ne faut donc pas trop compter sur le visionnage dans les salles, ce qui est tragique puisque l’on parle de cinéma.

Les cinéphiles s’en remettent alors au support DVD/Blu-ray ou à la récente VOD. L’offre est déjà beaucoup plus intéressante, avec certains distributeurs (Potemkine et Bach Films, pour ne citer que les deux plus connus) qui proposent de nombreux titres, des pionniers du muet à nos jours, en passant par les grands classiques et quelques raretés. Si le choix permet déjà de visionner un grand nombre de films, il reste soumis à certaines contraintes économiques. Un DVD est fait pour être vendu – et qui achètera des comédies russes parfaitement inconnues, avec des acteurs dont le nom est parfois imprononçable ? Pas grand monde, on l’imagine. Alors, les distributeurs misent souvent sur deux critères, ambivalents : la notoriété du cinéaste ou l’attractivité d’une thématique « à la mode ». Pour dire les choses plus clairement, un cinéphile aura le choix entre l’intégrale Eisenstein ou Tarkovski et des films de guerre ou de science-fiction médiocres, calqués sur l’industrie hollywoodienne. La qualité élitiste ou le produit formaté sans saveur. Pour le reste, c’est-à-dire l’immense majorité de la production russe ou soviétique, il faut se débrouiller autrement ; et ce n’est pas toujours facile !

Ce constat est un peu pessimiste mais les distributeurs français de 2021 sont aussi tributaires d’une attitude beaucoup plus ancienne à l’égard du cinéma qui venait des pays communistes d’Europe de l’Est. Dans une logique d’affrontement idéologique, voire de conceptions différentes des modèles de société, l’Occident n’a souvent tenu en haute estime que le cinéma soviétique dit « d’avant-garde » (Eisenstein, Dovjenko, Poudovkine …) ou, plus tard, « dissident » (Tarkovski, Guerman, Paradjanov, Iosseliani …), laissant dans l’obscurité la plus totale tout un pan du cinéma soviétique (les comédies de Gaïdaï ou Riazanov, par exemple), que nous ne connaissons toujours pas, ou presque. C’est ce que j’appelle les « deux corps du cinéma russe », par analogie facétieuse avec les deux corps des rois français de l’Ancien régime (Kantorowicz, 1957) : d’un côté, un cinéma dramatique et engagé, très apprécié en Occident ; de l’autre, un cinéma « populaire » qui ne dépasse pas les frontières nationales. Cette dichotomie est toujours valable aujourd’hui : le cinéma « anti-Poutine » ou révélateur des failles de la Russie (Zviaguintsev, Serebrennikov …) a plus de chances d’arriver sur nos écrans ou DVD français que le cinéma russe sans véritables fondements idéologiques.

J. S. : Comment peut-on encore mieux aider les français qui voudraient connaître le cinéma russe ?

J. M. :
Joël Chapron l’a écrit lors de sa dernière interview de novembre 2020 à Kinoglaz : « Il faut faire feu de tout bois quand on veut voir un film russe en France ! » Aujourd’hui, il y a davantage de films russes à sortir directement en DVD / VOD que dans les salles. Encore faut-il le savoir ! Du reste, à l’exception des « classiques » soviétiques, l’origine russe du film n’est pas souvent mise en avant par les distributeurs sur les jaquettes de DVD, probablement pour les raisons commerciales et « idéologiques » évoquées plus avant. Il est facile d’acheter un film de guerre sur la bataille de Stalingrad, de le regarder en français, sans jamais se rendre compte qu’il ne s’agit pas d’un film américain mais russe !

Je pense qu’un site comme Kinoglaz ou, beaucoup plus modestement, un blog comme le mien doivent servir à promouvoir le cinéma russe et soviétique en français, pour le public francophone. Relayer les sorties DVD ou dans les salles, citer les éditeurs et les distributeurs (qui font souvent un travail magnifique et courageux), chroniquer les films, poster des images, des affiches, évoquer des noms d’acteurs ou de réalisateurs, publier sur les réseaux sociaux, promouvoir les festivals sont autant de solutions pour offrir aux spectateurs français la possibilité de découvrir des films russes.

J. S. : Puisque c’est visiblement l’un des objectifs de votre blog, comment l’avez-vous conçu puis développé dans cette optique ? Comment avez-vous choisi les premiers films dont vous avez parlé ?

J. M. :
Au départ, dans les premiers articles, je cherchais à évoquer brièvement un film existant en DVD, en France : c’était relativement sommaire, quelques lignes de texte et une référence à l’éditeur. Rapidement, j’ai ressenti le besoin de développer, de contextualiser, de rendre hommage au travail des cinéastes, des acteurs, des techniciens. Un film, même s’il est raté, représente un travail colossal pour une équipe. Internet et nos sociétés mondialisées nous forcent à aller vite, à penser vite et à lire vite. Je suis conscient qu’en écrivant de plus en plus, je perds certains visiteurs, qui ne liront que les dernières lignes, en espérant trouver une conclusion synthétique et un avis binaire sur un film – ce qui n’est (presque) jamais le cas. À mesure que j’écris, je suis de moins en moins critique sur les films visionnés. J’accorde une plus large place aux ambitions du cinéaste, aux performances des opérateurs, des musiciens, au jeu des acteurs, aux conditions de tournage, à ce que le film cherche à montrer de l’Union Soviétique ou de la Russie contemporaine. Je donne un avis mesuré, en sachant qu’il pourra évoluer avec l’âge et les nouveaux visionnages. En revanche, je tiens absolument à terminer un article en offrant au visiteur curieux le moyen le plus simple de visionner le film : DVD, VOD ou lien direct vers une plateforme de streaming.

J. S. : Comment avez-vous l’intention de continuer à développer votre blog ?

J. M. :
Les chroniques et analyses de films restent ma priorité car elles devraient constituer, avec le temps, une base de données subjective et contextualisée pour apprivoiser le cinéma russe et soviétique, en français. Toutefois, au cours de cette première année d’existence, j’ai pu mesurer l’incroyable force d’inertie des réseaux sociaux, capables de donner une visibilité complètement inattendue à un article, un film ou un ensemble d’images. Pour le premier anniversaire du blog, j’ai donc décidé de créer une page Instagram et une chaîne YouTube, en complément des pages Facebook et Twitter déjà existantes. Instagram me permet de publier, à ma guise et sans soucis d’un article en cours, des affiches, des photos ou des extraits de films ; c’est un média très visuel, avec une communauté active et souvent passionnée : cette plateforme est un formidable moyen de mettre en lumière une affiche d’avant-garde des années 1920, de jolies images d’un film méconnu ou de partager des lectures cinéphiles en cours. Chaque jour, je suis surpris de constater que nous sommes, en réalité, des centaines d’admirateurs du cinéma russe, souvent passionnés dans notre coin, un peu isolés. Si ces réseaux peuvent nous permettre de nous rencontrer et d’échanger, c’est déjà une étape importante.

Quant à la chaîne YouTube, elle est née il y a quelques jours, en réécoutant le disque édité par Bertrand Tavernier et Stéphane Lerouge à l’occasion de la sortie du documentaire Voyage à travers le cinéma français. Le cinéma russe et soviétique, lui aussi, regorge de musiques et de chansons merveilleuses, c’est même l’une de ses grandes caractéristiques. Hélas, leurs auteurs sont encore plus méconnus en France que le sont Jean Wiener, Georges Auric ou Maurice Jaubert. Alors, modestement, j’essaierai de proposer, à l’écoute, des grandes partitions d’Alexeï Petrov, Alexandre Zatsepine, Vladimir Tchekassine et tant d’autres.

J’aimerais aussi pouvoir, à court terme, proposer des entretiens ou des correspondances avec des artistes du cinéma russe. Là encore, grâce aux réseaux sociaux, il est facile d’entrer en contact avec des réalisateurs talentueux, qui sont toujours heureux de recevoir des messages depuis la France. Reste à savoir s’ils accepteront de répondre à des questions sur leurs films.

Vous le voyez, les projets ne manquent pas ; je ne suis pas près de m’ennuyer !


*****